Parfois, on choisit mal son domaine d'études [Alwyn]

Recomposer ses souvenirs après un coma n'est pas la chose la plus facile au monde. Ils arrivent dans le désordre, déformés, parfois marqués de trous. Le réveil d'Alwyn d'un coma de presque un an a endommagé une partie de sa mémoire. Avec des efforts, il se rappelle cependant de la grande majorité de sa vie.

Il sait qu'il est né à Swansea, au Pays de Galles. Fils unique de parents qui sont, à ce qu'il sait, encore ensembles à ce jour, il a commencé sa vie en étant un peu mal à l'aise avec les autres. Question d'éducation ou, plus probablement, de nature, il avait déjà un mal fou à montrer du respect pour son entourage, préférant être franc et cash quitte à être blessant. C'était le gamin qui soulevait les petits détails simplement parce qu'il les avait remarqués, sans considération pour les émotions et les susceptibilités. Il se rappelle d'une petite fille de sa classe qu'il a humiliée sans s'en apercevoir, le jour où il a dit devant tout le monde qu'elle s'était fait pipi dessus parce qu'elle n'était pas arrivée aux toilettes assez vite. Il avait quoi... six, sept ans ? Et pourtant le souvenir est intact, autant que celui de la haine dans le regard de la fillette. Il n'est même pas sûr qu'elle lui ait pardonné un jour, ni d'avoir eu des nouvelles une fois qu'ils ne furent plus dans la même école.

À part elle... oui, il a vu d'autres regards chargés de haine, dans sa vie. Les a-t-il tous mérités ? Il n'en est pas vraiment sûr. Peut-être une partie. Il se souvient d'un ami. Quel âge avait-il ? Quinze ans ? Oui, quelque chose d'approchant. Il se souvient de cet ami qui a brutalement cessé de l'être. Pourquoi, déjà ? Quelque chose à voir avec...
Ah. Oui.
Eddy. C'était le nom de cet ami. Eddy était amoureux d'un garçon. Et Alwyn ne savait pas encore qu'il serait dans le même cas un jour. Il lui avait dit qu'il était bizarre. Il avait été cruel avec lui, ce jour-là. Avait rejoint la masse de gens qui l’oppressaient déjà. Alors Eddy l'avait détesté. "Traître." Oui. C'était ça, ce sentiment. La culpabilité d'avoir trahi quelqu'un. Ce regard de haine, il l'a clairement mérité. Pourtant... pourtant il sent que lui aussi a une raison de ne pas aimer Eddy. Laquelle, déjà ? "Ah, c'est ironique pour celui qui m'insultait de m'en vouloir maintenant de lui voler son mec, hein Alwyn ?" Une vengeance. Il s'était vengé en lui piquant son petit ami deux ans plus tard. Facile à faire, juste le pouvoir d'un petit rappel. Un "tu veux vraiment sortir avec un homophobe ?" glissé entre deux tentatives de séduction. Alwyn serre les poings sur les draps de son lit d'hôpital. Ce n'est pas la seule fois où Eddy lui a fait le coup. Non, ce gars-là n'était que le premier. Combien de fois l'a-t-il fait, déjà ? Trois ou quatre. Mais il n'a pas piqué le dernier.
Le dernier... Pourquoi y penser lui tire un frisson ?

Son nom... Il connaît son nom. Sa tête lui fait brutalement mal et il se recroqueville sur lui-même. Il y a quelque chose à propos de son dernier petit ami... mais il n'arrive pas à se souvenir quoi. D'autres portions de sa vie remontent à la surface tandis qu'il cherche à retrouver celle-ci.

Huit ans. Il a été puni pour avoir poussé un camarade dans la boue juste parce qu'il "était sur son chemin".
Cinq ans. Une fille l'a frappé d'un coup de pied au visage parce qu'il avait soulevé sa jupe.
Quatorze ans. Heure de colle pour avoir séché trop de cours, c'est là qu'il a rencontré Eddy.
Dix ans. Il a volé les paquet de bonbon d'un camarade, et en est ressorti avec un coup de poing à l'arcade sourcilière.
Quinze ans. Il a humilié Eddy dans un couloir en l'aspergeant, avec les autres, de serpentins blancs. Ce souvenir lui fait brusquement mal au cœur.
Dix-huit ans. Il voit son petit-ami dans les bras d'Eddy. Hurle ? Non, pleure. Il s'effondre en larmes pour ne ressortir de chez lui que deux jours plus tard.
Sept ans. Il rêvasse en regardant un camarade de classe. Quelqu'un surprend son regard. Alwyn le frappe.
Dix-sept ans. Des lèvres indéniablement masculines qui se posent sur les siennes, arrêtent son cœur un instant
Onze ans. Un professeur lui hurle dessus pour critiquer son manque de politesse.
Vingt ans. Le torse nu d'un homme au-dessus du sien, la chaleur de sa peau sous ses doigts, dans tout son corps.
Vingt-et-un an. Le même homme dans les bras d'Eddy. La faim lui creuse l'estomac. Quatre jours sans manger.
Douze ans. Une fille lui avoue des sentiments. Elle n'est pas belle. Il la rejette avec mépris.
Dix-neuf ans. La chaleur de lèvres contre sa nuque, d'un main qui court sur son bas-ventre, glisse entre son jean et sa peau.
Vingt-trois ans. Un regard de haine. Trou noir.

Ce regard... C'est un regard qu'il connaît. Le fameux... dernier petit ami. Harin. Non, Harry. Oui, c'est ce nom-là. Il s'appelait Harry. Il était presque douloureusement beau, douloureusement sexy, douloureusement doué pour lui tourner la tête mentalement et physiquement. À Harry, il a parlé d'Eddy. Il lui a dit qu'un de ses anciens amis passait son temps à lui voler les gars avec qui il sortait. Il a partagé ses peurs. Mais en voulant éviter un danger, il est tombé dans un autre. Un ex qui revient, toujours en couple avec Eddy. Mais il n'était pas revenu pour s'excuser ni pour redevenir amis. Ni pour le récupérer. Il jouait un rôle, il jouait un jeu. Il lui avait dit... "Tu es qui toi ? Harry ? Son... Non, tu peux pas être son mec. Ou alors il nous a manipulés tous les deux... On est ensemble depuis deux ans..." Un mensonge. Un mensonge qui a été cru.

Alwyn se redresse sous le souvenir d'une douleur à l'abdomen. Baisse les yeux pour ne voir qu'une cicatrice blanche sous ses côtes. Les ferme en essayant de faire remonter un souvenir précis à sa mémoire. Engueulades. Une. Deux. Trois. Je te crois, je ne te crois plus. Je ne te fais pas confiance. C'est un coup d'Eddy, il veut nous séparer. Avec combien de connards tu m'as trompé, Alwyn ? La colère. Un coup de poing dans la mâchoire qui le laisse groggy. Escalade. Il s'est défendu. Il a voulu se défendre. Il a eu peur. Ils se sont battus. Dernier souvenir... Une douleur cuisante au flanc. Un choc à l'arrière de la tête. Le noir complet.
Les murs de l'hôpital.
Rien entre les deux.


Les machines autour de lui se mirent à biper et un infirmier ne tarda pas à apparaître dans sa chambre. Un homme aux cheveux noirs, à la peau mate, qui s'empressa de vérifier tous les appareils et de contacter des collègues. Alwyn le regarda avec des yeux perdus, mais n'eut ses réponses que lorsqu'un autre médecin entra dans la salle. Une femme, cheveux noirs, peau nacrée. Trop travailleuse, d'après les cernes sous ses yeux. Elle s'approcha de lui et s'installa à côté de son lit.
- Monsieur Morgan. Est-ce que vous me comprenez ?
Il voulut répondre, mais seule une voix éraillée sortit de sa gorge, incapable de prononcer un mot. Alors il hocha la tête.
- Nous sommes en mars 2020.
Comme il écarquillait les yeux, elle posa une main sur son épaule pour l'apaiser.
- Vous avez été poignardé par votre petit ami lors d'une lutte dans votre cuisine. Votre tête a heurté le plan de travail en marbre, vous êtes resté un an dans le coma.
Un an... un an sans pouvoir bouger, un an dans l'obscurité. Un coup de couteau sous les côtes, vraiment ? Il aurait peine à y croire, sans la barre blanche qui lui marquait la peau et qui se suffisait à elle même, preuve irréfutable.

S'éloigner, le plus possible. D'Eddy, de Harry, de tout son passé. C'est pour celui qu'Alwyn a quitté le Pays de Galles pour Londres. Reprendre les études qu'il avait arrêtées. Reprendre une nouvelle vie. Laisser de côté sa licence en littérature pour s'orienter dans le social. Pourquoi ? Pour ne pas risquer de les recroiser à un quelconque congrès littéraire. Rejoindre une université de la capitale, s'inscrire aux cours d'été. Espérer. Espérer très fort que la vie ne reprenne pas le même cours.