Page blanche et écran bleu [Tessa]

Son couple n'existe pas ? Et qu'est-ce qu'il en sait, lui ? Il ne l'a jamais vue nulle part et il se permet de juger sa vie et de décider de ce qui est vrai ou faux ? Mais c'est qui, ce type ? Comment a-t-elle pu ne pas remarquer avant un tel connard condescendant et, surtout, ne pas lui coller son poing dans la gueule plus tôt ? Bon, non, elle n'est pas assez violente pour ça, mais l'idée reste la même.

» Jaloux de toi ? Pff.

Ça l'aurait fait rire dans d'autres circonstances. Comme il le dit si bien, qui serait jaloux d'un gars pareil ? Il n'a rien pour lui à part une vaguement belle gueule et encore, il faut aimer les têtes à claques. Pour l'instant, tout ce que son visage lui inspire, c'est l'envie de lui en coller une, justement. Bien décidée à le faire dégager pour ne pas rater son rendez-vous, elle tire sur la chaise. Malheureusement, il ne tombe pas, mais peu importe : il s'est levé, ce qui veut dire que la chaise est en sa possession, maintenant. Et il peut bien s'accrocher pour essayer de la récupérer.

» Mon problème, c'est que j'ai quelque chose d'important à faire. Tu veux fixer des pages blanches ? Tiens.

Elle attrape son livre et l'ouvre à la première page, celle de garde, sans le moindre texte.

» Une page blanche. Fantasme dessus tant que tu veux et arrête de me soûler.

Elle a corné une page en l'ouvrant trop vite. Peu importe. À une autre époque, elle aurait sûrement considéré ça comme une chose horrible à faire, mais elle s'en fiche un peu, maintenant. Surtout dans son état, surtout quand le livre appartenait à un type comme lui. Elle n'aurait pas été jusqu'à l'abîmer volontairement, ce pauvre bouquin n'a rien fait, mais elle aurait quand même été capable de lui balancer en pleine tronche.

Comme pour conclure la conversation, Tessa s'installe sur la chaise sans lui demander son avis, bras et jambes croisées. Qu'il essaye donc de la déloger. Il a une carrure de crevette, même elle a la force de lui résister ; elle en est persuadée, en tout cas. Et puis elle a affronté des gars bien plus effrayants que lui.

Ah, mais c'est qu'elle a l'air de l'avoir un peu atteint, dis donc. Il suffisait de froisser une petite page pour que monsieur arrête d'insister pour avoir accès à l'ordinateur ? Ça veut dire que si elle l'énerve suffisamment, il oubliera complètement cette histoire de pc pour ne penser qu'à son bouquin ? C'est un filon à tenter. Elle resserre ses doigts sur le livre. Le lâcher ? Non, certainement pas. Et s'il pense l'intimider avec sa voix froide et son air énervé, il est loin du compte. Elle a vu bien pire. Elle a ressenti bien pire, aussi, que la poigne sur son bras. Il n'a vraiment pas de force – logique, pour un rat de bibliothèque doublé d'une asperge maigrichonne.

» T'as peur que je fasse du mal à ton bouquin ? T'es sûr que c'est moi qui ait un petit ami imaginaire ?

"Va rouler une pelle à des pixels", disait-il. Visiblement, elle aurait presque pu lui retourner la réplique avec des caractères d'imprimerie. D'un côté, elle l'a plus ou moins fait… elle lui a quand même dit de retourner fantasmer sur des pages blanches. Peu importe. L'essentiel, c'est qu'elle arrive à détourner l'attention du pc. Si elle se fait un peu mal dans le processus, tant pis : il ne peut pas vraiment la blesser.

» Tu ne me fais pas peur, tu sais. T'es juste un maigrichon prétentieux.

Elle lève un peu le bras malgré les doigts qui l'enserrent pour éloigner le livre de lui. Peu de chance qu'il essaye de lui enlever de force, de toute façon : il aurait trop peur de l'abîmer. Lentement, son pouce remonte sur une page, se décale sur le côté, prêt à la froisser… ou à la déchirer.

» Lâche-moi ou je l'abîme encore plus.

Il croit faire quoi, à la tenir comme ça ? Elle a plus de force dans son petit doigt que lui dans tout son corps. Il lui suffirait d'un coup de pied pour l'envoyer valser.

» Alors, c'est quoi ce livre ? À quel point il est précieux ? Il vaut cher ? Ou bien c'est sentimental ?

Elle plisse les yeux pour essayer de lire le titre sans relâcher sa menace. Le sens du danger est le plus facile à exploiter. La peur, c'est le meilleur moyen de transformer la mémoire de quelqu'un. Plus il aura peur de perdre son livre, plus il oubliera facilement son devoir prétendument important.

Elle l'a vraiment atteint, c'est presque impressionnant de voir un tel changement d'attitude. Les gens sont assez facile à manipuler si on sait les lire, et le détournement d'attention et l'une des méthodes les plus simples pour pousser quelqu'un où on veut qu'il aille mais, même comme ça, elle ne s'attendait pas à ce qu'il se mette dans un tel état pour un livre. Il a presque l'air plus terrifié qu'en colère. Elle sent sa prise se desserrer. Là, elle a limite l'impression de tenir la vie d'un être humain entre ses mains. C'est... vraiment déconcertant. Pourtant, ça n'a pas l'air d'être quelque chose de spécial, juste un livre de poche assez banal, trop récent pour être hérité de quelqu'un. Un cadeau, peut-être ? Non, à l'entendre, c'est juste un livre. Et tout les livres semblent aussi précieux que des vies humaines, vu comme il en parle. D'accord, donc ce type est bizarre, mais ça l'arrange.

Levant sa deuxième main dans un geste d'apaisement, elle tend doucement le livre vers lui. Est-ce qu'elle peut calmer le jeu maintenant qu'elle l'a assez focalisé sur le bouquin ? Est-ce qu'il a totalement oublié ce pourquoi il était là ? Elle tourne les yeux vers l'écran. Sa page blanche est toujours là, bien visible, il suffirait qu'il baisse la tête pour la voir et se souvenir. Sauf si elle profite d'avoir la chaise pour éteindre discrètement le pc. Ça risque d'abîmer un peu la machine, mais c'est mieux que de perdre encore du temps à se disputer avec ce type.

» D'accord, d'accord, je le repose. Je pensais pas que ça comptait autant pour toi.

Elle roule doucement jusqu'au bureau et y pose délicatement le livre pendant que, du bout de sa chaussure, elle active l'interrupteur pour éteindre l'ordinateur. L'avantage d'avoir passer autant de temps ici, c'est qu'elle connaît l'arrière de la tour par cœur, le on/off n'est donc pas difficile à trouver. Le pc s'éteint et elle fait mine d'être surprise, les deux pieds sagement posés au sol. Pour faire bonne mesure, elle appuie sur le bouton de démarrage qui, bien évidemment, reste inactif. Mais avec un peu de chance, il sera trop focalisé sur son livre pour penser à son devoir. Après tout, c'est comme ça que ça a commencé, non ? Il lisait au lieu de travailler, elle peut donc raisonnablement considérer que son bouquin est plus important que ses cours.

Eh bah voilà. Comme quoi, rien n'est jamais bien compliqué quand on emploie les bonnes méthodes. Ce gars est tellement concentré sur son livre qu'il ne pense même pas à regarder ailleurs, et il n'adresse même pas un regard à l'ordinateur avant de récupérer son bouquin. Tout ce qui a l'air de compter pour lui, c'est de vérifier que les pages sont intactes. Heureusement qu'elle n'a rien sur les doigts qui aurait pu laisser des marques, il lui aurait fait une syncope. Mais l'essentiel, c'est que ça a l'air de lui convenir. En dehors du regard un peu bizarre qu'il pose sur elle et qui aurait pu la mettre un peu mal à l'aise s'il ne lui rappelait pas celui qu'elle lance parfois aux autres, il a presque l'air d'avoir oublié sa présence. Il referme son sac comme s'il ne la voyait déjà plus et s'en va sans le moindre commentaire. Plus qu'à attendre, alors. Elle fixe la porte après sa fermeture, compte vingt secondes. Il ne revient pas. Parfait.

» Qu'est-ce que tu regardes ? lâche-t-elle à un des gars qui la fixe toujours après les quelques éclats de voix.

Il détourne aussitôt les yeux et elle se repenche sur l'ordinateur, repasse l'interrupteur dans la bonne position, allume l'ordinateur. Le jeu est déjà installé sur la plupart des pc, celui-ci compris, donc elle n'aura même pas besoin de perdre du temps à le télécharger. Prêt à jouer, et à peine en retard.

Le regard toujours rivé sur la porte au cas où il prendrait à l'autre cinglé l'envie de revenir, elle attends que la machine termine de s'allumer avec un bâillement discret. Personne n'a retiré le jeu de la mémoire. Bien. Comme quoi, à part ce petit caillou sur son chemin, cette journée n'est peut-être pas si mal, finalement. À nouveau détendue, elle se connecte pour rejoindre le serveur et le point de rendez-vous. Franchement, elle a besoin de se détendre un peu, quand même. Ce gars, aussi secondaire soit-il, a réussi à mettre ses nerfs à rude épreuve pendant un moment. Mais elle l'oublie bien vite. Quelques emotes, et quelques phrases échangées sur le chan, et elle se perd à des milliers de kilomètres de la réalité.