Si tu sors de mon ombre, tu pourras connaître la lumière [Solo]

"Il me reste deux ans", avait-elle dit. Tant de choses peuvent se passer en deux ans. Après tout, sa vie n'a basculé qu'en une nuit, alors deux ans ? Non, elle n'aurait pas tenu tout ce temps. Pas en sa présence, pas avec son influence. Même Leo n'a pas tenu aussi longtemps... Avec un sourire amer, Damen déverrouille la réserve de son bar. Pourquoi persiste-t-il à toujours rappeler ce nom à sa mémoire ? Il observe les bouteilles qui s'aligne, récupère une de rhum et une de vodka et les mélange dans un verre sans le moindre semblant de diluant avant de se percher sur le comptoir. Il n'ouvre pas avant plusieurs semaines, et cet endroit est très vite devenu sa deuxième maison ; loin de son père, loin de la salope qui lui sert d'assistante, loin de l'école et de sa banalité affligeante. Son regard longe la scène encore en construction et un petit sourire se dessine sur ses lèvres. Un refuge et une arme, qu'aurait-il pu espérer de mieux ? L'ouverture détruira à coup sûr la satisfaction de son père.

Il trempe ses lèvres dans son verres en tenant son téléphone de l'autre main, relisant une nouvelle fois le message qui s'y affiche. Cela fait une semaine qu'il l'a reçu. "Je ne reviens pas après les vacances, ma mère veut me ramener au Japon." Puis le suivant, envoyé hier soir, dont il ne peut que se souvenir bien qu'il l'ait effacé aussitôt après l'avoir reçu. "Viens me chercher, Damen..." Il ne peut retenir un petit ricanement en y repensant, qu'il noie dans une nouvelle gorgée. Rhum-vodka, son cocktail le plus violent, celui qu'il a tendance à boire quand il veut juste pouvoir s'amuser sans réfléchir. Venir la chercher... pourquoi ? Pourquoi ferait-il une chose pareille ?

» Ne dis pas n'importe quoi.

C'est la dernière tentative de son père pour "l'arrêter". Il est si loin de la vérité s'il pense le blesser ainsi. Non, même s'il a réussi à convaincre la mère d'Eri de la ramener au Japon, même s'il a réussi à lui trouver autre chose qu'Indarë, ce n'est pas comme ça qu'il va lui faire du mal. Au contraire, elle est mieux ainsi. Loin de lui, elle a une chance de survivre, de résister à sa corruption, quand bien même il a déjà bien accentué la gangrène installée dans son cœur. Elle pourra guérir. Elle pourra changer, ne pas sombrer dans sa spirale, ne pas suivre le même chemin que ceux qui se perdent dans son ombre et finisse par se faire avaler par les ténèbres.

Ainsi soit-il. Il passera ses vacances d'hiver seul, et il ouvrira pour l'anniversaire de son père, comme prévu. Tout se passe toujours comme il le prévoit. Et Charles n'aimerai pas. Avec un petit sourire, Damen fouille dans sa poche pour en sortir un petit comprimé qu'il fait tourner entre ses doigts. Il pourrait se contenter de fumer. Il pourrait trouver une soirée où draguer deux ou trois personnes et y gagner un rush de sérotonine suffisant pour réussir à dormir. Sa tête balance au rythme d'une musique imaginaire, mais il finit par glisser le comprimé sur sa langue et le faire passer avec une nouvelle gorgée. Puis il sort un de ses téléphones, prend le premier numéro de son répertoire.

» Salut. Tu peux te ramener à Westminster ? Victoria Street, au 170. Ouais, l'ancien pub abandonné. ... T'en fais pas pour ça. ... Sérieux, me soule pas, ramène-toi juste.

Il soupire en s'allongeant sur la surface en bois poli.

» Oui j'ai de l'alcool. ... Hein ? Mais qu'est-ce que ça peut te faire ? Tu vas te pointer ou pas ? ... Ok. Bouge-toi.

Il ferme les yeux, le bras pendant dans le vide en tenant son verre du bout des doigts, et met fin à l'appel. Change de téléphone, rouvre le message d'Eri.

» Tu n'as pas besoin que je vienne, ma belle.

Elle s'en sortira toute seule, si elle a appris quelque chose à ses côtés. Ou, mieux, elle oubliera le poison que sa présence a distillé dans ses veines. Au fond, il sait que sa réponse ne lui plaira pas. S'il lui dit que c'est mieux pour elle, elle le vivra mal. Pour une raison qui lui échappe complètement, cette fille s'est attachée à lui. C'est sans doute mieux qu'il ne lui réponde pas. Il ne voudrait pas la pousser dans le vide alors qu'elle est éloignée de son influence. Il ferme le message, fait défiler ses conversations. Voit apparaître le nom de son père. Celui de sa mère. Sa main se fige un instant, et il finit par l'ouvrir. "Tu n'es pas rentré", dit-elle. Il sourit doucement.

» Pas ce soir...

Son pouce glisse sur le clavier, écrit un simple message pour lui dire qu'il est sorti pour un projet personnel très important, le termine par des emojis affectueux. D'une certaine façon, c'est la vérité. Détruire son père est un projet personnel d'importance capitale. Plus que n'importe quoi d'autre sur cette planète.

Son regard accroche une silhouette à la porte et il se lève pour rejoindre une silhouette féminine. Plus âgée que lui de quelques années, vêtue d'un simple jean slim et d'un t-shirt large, elle essaye de voir à travers la vitre encore sale. Il s'approche de la porte pour lui ouvrir et elle écarquille aussitôt les yeux.

» Merde, Damen, c'est quoi ça ?
» Mon nouveau projet. T'es la bienvenue pour participer... enfin, dès que tu seras majeure.
» Avant toi, tu veux dire ?

Puis elle plisse les yeux, écarte une mèche rousse de son visage et se penche vers lui. Elle le dépasse de quelques centimètres, c'est agaçant.

» Tu as pris quoi ? À part le cocktail que tu t'es descendu.
» Ecstasy.
» Pourquoi ça m'étonne pas ?

Il hausse les épaules et elle l'imite en observant la pièce, marche naturellement jusqu'à la scène qu'elle effleure du bout des ongles.

» Un jour faudra que tu m'expliques comment tu fais ce genre de truc.
» C'est pas pour ça que je t'ai fait venir.
» Je sais, je sais.

Elle tend la main jusqu'à ce qu'il s'approche assez pour qu'elle puisse saisir la sienne, puis elle l'attire vers elle.

» Qu'est-ce qui s'est passé, cette fois ?
» Je m'ennuie en attendant de pouvoir ouvrir ce truc, et l'ecsta c'est moins fun tout seul.
» Et ?
» Et putain je t'ai pas appelée pour me servir de psy alors utilise ta langue pour autre chose que pour me poser des questions.

Elle lève les yeux au ciel mais accède tout de même à sa demande en venant coller ses lèvres sur les siennes, taquiner sa langue. Juste une dose de plus, amplifiée par la drogue et l'alcool, pour se vider la tête. La pire triplette pour conserver sa santé mentale intacte. Peu importe. Tant qu'elle enlève ses fringues et qu'elle la ferme, ça lui suffira à compenser le vide dans sa tête, à oublier que son père et sa nouvelle amie viennent de faire un coup qu'ils pensaient être contre son "plan" et qui est simplement contre son moral. Enfin, ça ne sera pas le premier, et c'est mieux que de voir Eri s'ouvrir les veines ou faire une overdose sur le tapis à cent mille livres de sa chambre. Elle se portera mieux sans lui et aura une chance de survivre.
Peut-être, mais pour l'instant il a besoin de dopamine pour digérer la nouvelle.

» Damen ?
» Tais-toi.

Il l'embrasse pour l'empêcher de parler. Il passe ses mains sur elle pour s'empêcher de penser. Demain son cerveau sera trop dans le brouillard pour se souvenir de cette dernière demande. Viens me chercher, Damen.
Non. Écarte-toi des portes de l'enfer tant que tu le peux encore. Si tu sors de mon ombre, tu pourras connaître la lumière.