When you came to be [Solo / flashback 2013-2014]

Les vacances d'été... D'habitude, quand ils allaient au Japon, ça se passait toujours bien. Mais cette année... Cette année il n'avait envie de rien, certainement pas de vacances, ni de rire, ni de sourire ou de s'amuser. Tout le vol, il l'avait passé replié sur son siège, avec une capuche enfoncée sur la tête, des écouteurs dans les oreilles et la tête collée contre le bord du hublot. Ellia avait essayé de lui parler, comme d'habitude, et il l'avait royalement ignorée, comme d'habitude. Depuis combien de temps il ne lui avait pas parlé ? Vraiment parlé, plutôt que de juste l'écouter lui dire que les choses s'arrangeraient, qu'il fallait qu'il se reprenne ? Elle parlait beaucoup, quand elle cherchait à l'aider. Il l'écoutait moins à chaque mot qu'elle prononçait. Sa voix lui était devenue tout bonnement insupportable.
Comme tout le reste, en vérité.

Il n'avait même pas la moindre idée de ce qu'il y avait dans sa valise. C'était elle qui l'avait faite, en se basant sur tout ce qu'il y mettait en temps normal. Mais il n'avait même pas envie d'être là. Il aurait juste pu rester dans sa chambre à New Haven sans déranger personne, pourquoi avaient-ils insisté pour l'emmener ? Pour que tu te changes les idées. Tu parles. Où qu'il soit, il aurait toujours son coude en mauvais état. La simple vision d'eau rappelait à lui tout ce qu'il avait perdu. Ils étaient sur une île, comment pouvait-il espérer ne pas voir d'eau ? De toute façon, le Japon avait trop de bons souvenirs associés. Il n'avait pas envie d'être là.

Assis sur un trottoir en ville, il ramena ses genoux contre sa poitrine, les serrant dans ses bras. Ellia et leurs parents étaient partis acheter des glaces, mais il avait préféré rester là, seul. Ils reviendraient dans peu de temps, sûrement en lui en ayant acheté une quoi qu'il ait pu dire, mais pour l'instant il était tranquille. Sans leur enthousiasme et leur joie de vivre.

C'était là, sur ce trottoir, qu'il l'avait rencontrée. C'était le genre de fille avec qui il n'aurait jamais pu s'entendre. Plongée dans un livre de cours en pleine été, sérieuse à en mourir d'ennui, mignonne, certes, mais ça n'aurait pas pu compenser leurs différences de caractère. S'il n'avait pas terriblement changé en si peu de temps. Qu'est-ce qu'elle avait vu en lui ? Alors qu'elle aurait dû garder l'attention focalisée sur son livre, elle se tourna. Aperçut ce garçon aux cheveux rouges qui semblait vouloir disparaître dans le sol. Et contrairement à ce que sa timidité habituelle aurait pu laisser croire, elle s'approcha de lui. "Vous allez bien ?" Il releva la tête avec un air désabusé. "J'en ai l'air ?" Pas d'animosité dans sa voix, juste un ton aussi blasé que l'expression de son regard. Puis il se recroquevilla un peu plus sur lui même.

Anko, intriguée, s'agenouilla à sa hauteur, posant son livre par terre, pour essayer de le regarder en face. "Que s'est-il passé ?" Il leva à nouveau les yeux. Elle pu voir ses prunelles grises emplies de vide, comme si toute émotion les avait désertées. Elle fronça les sourcils devant son silence, mais il ne rebaissa pas la tête. Et elle fut prise d'un petit instant de folie, une seconde d'intrépidité dans sa vie trop sérieuse. "Des gens que vous voulez éviter ? Vous voulez que je vous emmène ?" Et là, vraiment, il la regarda. L'inconnu aux cheveux rouges la jaugea, comme s'il doutait de la sincérité de sa proposition. Elle-même n'était pas sûre qu'elle avait bien fait de prononcer ces mots. Ils se regardèrent en silence pendant plusieurs minutes, et Anko faillit se relever et s'éloigner pour le laisser seul. Mais il prononça un mot. Un seul. "D'accord."

Pourquoi avait-il accepté ? Il l'ignorait lui-même. Calmement, tel un robot ou une marionnette, Nick laissa l'inconnue l'attraper par le bras pour l'aider à se relever. Coup de chance ou sens de l'observation miraculeux, elle saisi son bras "valide" et il se sentit presque prêt à soupirer de soulagement en sentant ses doigts se refermer sur son avant-bras. Il ne connaissait pas cette ville, ni cette fille. Il ne savait pas où elle l'emmenait. Mais ça ne pouvait pas être pire que sa famille. Au moins elle, elle ne l'éblouissait pas avec un sourire, ou elle ne l'assommait pas de conseils. En fait, elle n'essayait pas de lui remonter le moral. Elle le faisait juste fuir. Et s'enfuir loin de ses problèmes lui semblait être la seule chose dont il était encore capable.
A quel point pourrait-il fuir loin, cela dit ? Le problème était accroché à son épaule en permanence.

L'inconnu la guida jusqu'à un parc, à l'écart du la rue où sa famille l'avait laissé. Ils s'installèrent sur un banc et il jeta un œil au livre qu'elle lisait. Beaucoup de kanji inconnus rien que sur la quatrième de couverture. Ce fut sa première question, sa première forme d'intérêt pour quoi que ce soit. "Qu'est-ce que c'est, ce livre ?"
Alors il l'écouta répondre. Il l'écouta parler. Sa voix était moins désagréable que celle d'Ellia. Moins désagréable que celle de ses parents. Est-ce que c'était parce qu'il ne l'avait jamais entendue avant, parce qu'elle n'avait pas le goût amer de la nostalgie ? C'était un livre pour ses cours, rien de très intéressant mais il l'écoutait. Ecrit par Edogawa Ranpo - le nom lui tira un haussement de sourcil mais la jeune fille lui expliqua que c'était un pseudonyme, basé sur l'auteur américain. "Un auteur de ton pays inspiré par un auteur du mien..." souffla-t-il.

C'est comme ça qu'elle sut qu'il était Américain. Ses parents les lui avaient décrits comme des égocentriques volages et malhonnêtes, misant tout sur leur amusement personnel. Il n'y correspondait pas. Tout ce qu'elle voyait était un garçon triste, replié sur lui-même, prêt à accepter l'offre folle d'une inconnue. Il n'avait pas l'air de s'amuser de quoi que ce soit et elle était presque sûre que, s'il en avait été capable, il se serait effacé tel un fantôme. "Je m'appelle Ritsuda Anko."

"Nick Ballentine", s'entendit-il répondre, et la sonorité avait un goût amer dans sa bouche. Non... Nick Ballentine était un champion d'aviron, promis aux championnats du monde voire aux jeux olympiques, coéquipier de Ben Warlin qui continuait, sans lui, la course vers les podiums. Il soupira. Les Ballentine étaient des battants, des gens solides qui ne renonçaient à rien. Jamais. Ce nom ne lui allait pas, il avait tout perdu, pourquoi aurait-il continué de porter le nom d'une sœur qui, elle, allait tout réussir ? "Je... sais que ce n'est pas habituel mais... appelle-moi par mon prénom, s'il te plaît... Il avait l'excuse de son pays d'origine pour préférer cela, même si ce n'était pas la vraie raison de sa réticence. Mais elle acquiesça et il lui demanda, toujours replié sur lui-même, bien que sa tête dépassait désormais de ses genoux, de continuer de lui parler de son auteur, de ses cours, d'elle, ensuite. Il voulait entendre une voix nouvelle, une voix qu'il ne connaissait pas. Lentement, les langues se délièrent. Il en vint à parler un peu de lui, à demi-mots. Il ne parla ni du sport, ni de sa famille. Simplement de choses banales de la vie aux Etats-Unis, toutes ces choses qu'il avait rejeté depuis des mois maintenant. Du Vermont. Du Connecticut.

Elle lui parla de sa ville. De sa famille, de son lycée, des matières où elle excellait et de ses difficultés avec l'anglais. Elle crut qu'il lui proposerait de l'aider mais, si l'idée lui passa par la tête, il ouvrit la bouche sans mot dire pour la refermer aussitôt. Alors ils continuèrent de discuter, jusqu'à ce qu'elle entende son prénom prononcé par une voix féminine et clairement aussi américaine que lui. Elle lui lança un regard interrogateur. Était-ce l'une des personnes qu'il avait fuies en venant ici ? "Ma sœur..." marmonna-t-il avec un haussement d'épaules. Il se leva mais, dans chacun de ses mouvements, elle percevait son peu d'envie d'y retourner. Sans doute le besoin de rester loin de quelque chose qu'elle ignorait se disputait au peu d'envie de laisser sa famille s'inquiéter pour lui. Anko se leva à son tour, sortit son téléphone de sa poche. "Échangeons nos contacts. Si tu as besoin de t'évader encore une fois."

C'est ainsi que tout commença. Qu'Anko entra dans son téléphone, dans sa vie, pour ne plus jamais en sortir...

Il l'avait rappelée. Sans trop savoir pourquoi, poussé par le besoin d'échapper un instant à l'atmosphère étouffante de son quotidien. A Ellia, ses tentatives de le remettre au sport, ses attentions, sa gentillesse crispante. Il ne supportait plus sa pitié. Alors il avait cliqué sur le nom ajouté à son répertoire. Une fois, pour avoir une excuse pour s'isoler. Une deuxième fois, pour sortir de cette maison. Une troisième fois, aujourd'hui. Il ne savait pas trop ce qui le liait à elle. Il avait assez aimé Carry pour savoir que ce qu'il y avait entre lui et Anko était radicalement différent. Il n'était pas amoureux d'elle, mais... Il se sentait bien à ses côtés. Elle apportait un vent de fraîcheur et de nouveauté dans ses habitudes oppressantes. C'était ça, au fond, son pouvoir ; elle ne s'inquiétait pas pour lui, elle ne le harcelait pas de questions, de conseils, elle ne connaissait pas assez son passé pour lui parler de sport, de médailles, de toutes ces choses qu'il avait perdues. Pas de familiarité, pas de souvenir. Il n'était pas heureux, mais il ne nageait plus dans la nostalgie qui lui rongeait les entrailles depuis qu'il avait perdu son avenir.

"Ta famille t'étouffe à ce point ?" Il hocha simplement la tête. Pas plus bavard que le premier jour, pas plus enclin à parler de lui. Chaque jour, elle posait une question du genre et, chaque jour, il répondait de la même manière. Bien sûr, elle voulait sûrement savoir ce qui le mettait dans cet état. Elle l'avait trouvé roulé en boule sur le bord d'un trottoir, aussi éloquent qu'un nouveau-né et, chaque fois qu'ils se voyaient, il avait l'air triste. Mais il n'avait pas la force de faire semblant d'être heureux. Alors il l'écoutait parler, pendant de longues minutes qui devenaient des heures, en posant sa tête sur son épaule et en espérant que le temps passerait toujours plus vite, à défaut de pouvoir revenir en arrière. Les journées restaient longues, mais moins sombres, moins monotones, bercées par les intonations de sa voix. C'était le mieux qu'il pouvait espérer. Il ferma les yeux, appuyé contre elle en essayant de combler le vide de ses pensées, comme si ses paroles faisaient plus que passer dans ses oreilles pour s'effacer aussitôt. Il ne savait même pas si elle lui racontait des choses qu'elle lui avait déjà dites.

"Nick ?" Triturant ses doigts, un peu mal à l'aise, Anko un peu les yeux pour essayer d'apercevoir un visage, là, sous la masse rouge qui reposait sur son épaule. Elle avait encore du mal à croire qu'elle le laissait s'approcher d'aussi près, elle qui empêchait n'importe quelle autre personne de la toucher. Quand il se redressa un peu pour répondre à son interpellation, d'un "hm" presque inaudible, elle prit une inspiration. "Tu restes combien de temps, au Japon ?" Il fronça doucement les sourcils et elle détourna le regard, consciente de l'étrangeté de sa question, surtout avec le ton de voix un peu triste qu'elle avait employé. Là, il se redressa complètement, s'asseyant sur le banc qu'ils partageaient avant de perdre son regard vers le ciel. S'il n'avait pas eu l'air aussi triste, il aurait pu paraître serein. Et tellement... "Deux semaines." La jeune fille ressentit un brusque pincement au cœur. Deux semaines... Il lui avait déjà dit qu'ils s'étaient rencontrés le jour où il avait atterri. Alors il restait quoi... Douze jours ? Onze ? Pourquoi n'avait-elle pas envie qu'il parte ? "Oh..."

La note de chagrin dans la voix d'Anko ne lui échappa pas, mais il eut peine à la comprendre. Pourquoi ce "oh" sonnait-il comme s'il venait de lui annoncer quelque chose de triste ? Il tourna un peu la tête vers elle, et il s'aperçut qu'elle l'évitait du regard. A nouveau, il fronça les sourcils. Avait-il manqué quelque chose, dans ses paroles ? Il ne l'écoutait pas à 100%, certes, mais de là à manquer ce qui la mettait dans un état aussi étrange... "... Nick... Avant que tu partes, je..." Elle se tourna enfin vers lui, un air incertain sur le visage, comme si elle cherchait ses mots. Lui resta là, immobile, trop envahi par cette absence d'émotions pour remarquer le moindre signe, la moindre similitude avec une situation déjà vécue. Finalement, elle soupira. Posa sa main sur la sienne, ce qui fut assez pour qu'il affiche une expression perplexe en lieu et place de son air morose habituel. "J'aurais aimé avoir plus de temps... Mais deux semaines... deux semaines c'est trop court pour hésiter, non ?" Il ne comprenait pas. A vrai dire, il ne réalisa ce qu'elle était en train d'essayer de dire et d'exprimer que lorsqu'il sentit ses lèvres se poser sur les siennes, un bref instant. Ensuite il ne put pas croiser son regard. la tête baissée et le visage rouge, elle semblait incapable de prononcer le moindre mot. Et lui de faire autre chose que de la regarder, essayer d'assimiler ce qui venait de se passer.

Il pensa à Carry, qu'il avait rejetée jour après jour quand elle venait le voir jusqu'à ce qu'elle renonce à essayer de le sortir de sa bulle et de lui adresser la parole. Elle, il l'avait aimée, avant que sa vie ne s'écroule. Anko... Anko n'était qu'une bulle de nouveauté dans un océan d'ombres. Une bulle d'air pour survivre à la noyade. Elle était apaisement et réconfort. Mais de l'amour ? Non... Ça ne l'empêcha pas de se pencher vers elle, une main posée sur sa joue pour relever son visage, et de l'embrasser. Quitte à se provoquer des émotions et des sentiments artificiels, n'était-ce pas mieux que le néant ?

Ses lèvres avaient un goût sucré, mais il n'y avait pas dans ce baiser les frissons qu'il y avait dans ceux de Carry, la douceur de sa bouche et le lien trop direct avec son cœur. Embrasser Anko ne fit que titiller un peu une flamme incertaine dans le noir de son esprit, et ça lui suffit. Si être avec elle n'était pas désagréable, si ça lui faisait un peu de bien, à lui, et si ça lui faisait plaisir, à elle, avait-il vraiment besoin de plus ? Dans deux semaines, il ne la verrait plus. Ils s'oublieraient, ou bien ils resteraient dans la mémoire l'un de l'autre un bref amour de vacances, du genre dont on se souvient avec un petit sourire sans même regretter qu'il n'ait pas duré plus longtemps.
Où était le mal, alors ?

"Eh, Nick..." Le jeune homme releva la tête de la valise qu'il était en train de terminer. Les deux semaines étaient passées bien plus vite qu'il ne l'aurait imaginé le jour de son arrivée. Il ne se sentait pas mieux, loin de là mais, finalement, ces vacances lui avaient fourni un répit. Du non-habituel, quelque chose de nouveau qui lui avait donné, parfois, l'impression que son cœur battait un minimum. "A propos d'hier..." Hier. L'espace d'un flash, il revit leur baiser, plus long, plus passionné, plus sensuel, la main qu'elle accrochait derrière sa nuque, la dérive de celle qu'il avait glissé sous son t-shirt, sous sa jupe, à même sa peau. Leurs corps qui s'étaient trouvés, l'espace d'une étreinte, un échange qu'ils n'avaient prévu ni l'un ni l'autre. Lui-même ne comprenait pas comment ils en étaient arrivés aussi loin. La peur de la séparation ? Il savait que l'idée qu'il parte l'avait rongée, mais il n'avait jamais imaginé qu'elle lui sacrifierait sa première fois. Ni que lui le ferait, d'ailleurs. Ses sentiments pour elle étaient toujours flous, les chances qu'il la revoie plus que basses et, pourtant...

"Tu regrettes ?" La question était-elle pour elle, ou pour lui ? Ils n'avaient pas beaucoup réfléchi, ce soir-là. Et elle n'avait pas la réponse. Elle ne savait pas si elle regrettait. Perdre sa virginité à quinze ans dans les bras d'un garçon qu'elle ne reverrait plus n'était pas une chose à laquelle elle s'était préparée. Mais elle l'avait voulu, la veille, quand elle l'avait laissé ôter son haut. Quand elle l'avait aider à retirer le reste de leurs vêtements. Quand elle lui avait répondu que oui, elle était sure d'elle. A moitié seulement, peut-être, mais à aucun moment elle n'avait songé à le repousser. "Non... Je... je ne veux juste pas que tu penses..." Fronçant les sourcils, il délaissa la valise et se leva. Debout face à elle, il essaya de lire l'imbroglio d'émotions dans ses prunelles. Puis il secoua doucement la tête. "Tu crois que je vais penser quoi ? On sortait ensemble, non ? Même si on savait que ça se finirait aujourd'hui." Alors Anko hocha la tête. Dans le fond, peut-être était-ce juste leur manière de se dire adieu... Et elle ne l'oublierait probablement jamais.

Elle semblait plus sereine. Quelles que soient les questions qu'elle se posait, sûrement avait-elle les réponses. Nick aurait aimé avoir la même facilité à répondre à ses propres interrogations, dissiper ses propres doutes. Sûrement pas à propos d'Anko, mais du reste. Au fond, ces deux semaines n'avaient été qu'une pause, une éclaircie à peine lumineuse sur un ciel toujours aussi noir. Il réprima un soupir avant de s'agenouiller à nouveau à côté de sa valise, pour terminer de ranger ses affaires. Il savait qu'Anko connaissait bien plus de choses sur lui qu'elle n'en démontrait. Elle était venue ici, elle avait rencontré sa sœur, ses parents et même si personne n'en avait parlé devant lui, il était parfaitement conscient qu'elle connaissait son passé. Qu'Ellia, au moins, avait dû lui en parler.

Dans les deux semaines à peine qu'avait duré leur couple, ils n'avaient au final pas vécu grand chose. Il l'avait écouté parler pendant des heures, ils avaient regardé des films, il lui avait appris à fabriquer du pop-corn, et il s'était efforcé d'éviter de parler de la moindre chose liée au sport. Oh, au début, elle se doutait sûrement qu'il était sportif, on n'obtient pas des bras comme les siens en passant ses journées devant un écran ou derrière un bouquin, mais il s'était renfermé à chaque fois que le sujet était mentionné et elle avait rapidement renoncé. Jusqu'à il y a quelque jours. Il avait vu dans son regard quelque chose qui n'y était pas avant qu'elle vienne le voir chez lui. De la compassion. Pour lui, de la pitié. Ça n'avait pas changé grand chose à leur relation, de l'extérieur du moins, mais elle n'avait plus jamais mentionné quoi que ce soit en rapport avec le sport. Il aurait dû bien le vivre, mais sa manière de s'assurer qu'il ne portait rien de lourd avec son bras blessé lui avait laissé un goût amer. Une part de la simplicité de la relation avec elle s'était brisée. Et pourtant il y avait eu hier. Parfois, il avait presque peur de s'être servie d'elle pendant son séjour ici pour oublier que sa vie avait perdu tout son sens. Il se demandait si ce qui s'était passé entre eux la veille n'était pas l'apogée d'une manipulation égoïste, simplement parce qu'il avait besoin de nouveauté, d'inédit. D'oubli. Hier, il avait réussi à oublier.

"Nick, tu viens ? Oh. Salut Anko." Aussitôt, Nick se renferma encore davantage. C'était presque devenu instinctif. la présence de sa sœur lui comprimait la poitrine. Il n'avait plus aucune envie de la voir, de l'entendre. Mais il serra les dents. Ferma sa valise finalement prête et se leva, faisant à nouveau face à la fille qu'il quittait avec l'avion qu'il prenait dans une heure. Qu'il quittait maintenant ; elle ne pouvait pas les suivre à l'aéroport. Ils échangèrent un sourire fade. Un regard. Un baiser, bref, alors que les doigts fins de la jeune fille se refermaient sur les siens. "C'est l'heure de se dire au revoir, alors ?" Nick hocha simplement la tête. L'air triste sur le visage d'Anko aurait pu lui faire de la peine, mais il en avait déjà tellement accumulé qu'il n'avait plus vraiment de place pour celle des autres. Ça ne l'empêcha pas de passer son pouce sur sa joue, pour essuyer l'unique larme qui roulait sur sa pommette. La seule - il le savait - qu'il la verrait verser aujourd'hui. "C'était agréable le temps que ça a duré", souffla-t-il, et elle acquiesça en silence. Une dernière fois, il déposa ses lèvres sur les siennes, puis sur le haut de sa tête, avant que leurs mains ne se séparent.

Alors il se détourna, le poing serré sur la poignée de la valise. La chargea dans le coffre du taxi qui les ramenait jusqu'à l'aéroport. Il se retourna une dernière fois, pour voir Anko sortir du bâtiment, debout à côté de la porte, pour voir son père la suivre, la saluer d'une main compatissante sur l'épaule. Elle le salua, un rapide signe de la main en accord avec le sourire triste qui ne quittait pas ses traits. Il fit de même avec un hochement de tête avant de rejoindre sa sœur et sa mère à l'arrière du véhicule.
Et avant que l'une d'elle n'ait l'idée de lui parler, il sortit ses écouteurs, les planta dans ses oreilles et se recroquevilla sur son siège, la tête contre la vitre, la capuche rabattue sur son visage. Fidèle au nouveau lui, comme si rien n'avait changé.
Parce que rien n'avait changé.

Quelqu'un frappa à sa porte. Avec un soupir, Nick se recroquevilla contre le mur. Ce matin, par un miracle qu'il ne s'expliquait pas lui-même, il avait trouvé la force de se lever de son lit, mais ça ne l'avait pas porté bien loin. Juste assez pour traverser sa chambre, s'asseoir contre le mur, et se rouler en boule à nouveau. "Nick ?" Il grogna. Ne pouvait-elle pas le laisser tranquille une bonne fois pour toute ? Il n'avait pas envie de la voir, aujourd'hui moins que tous les autres jours. Il avait besoin de solitude. De tranquillité. Et pourtant il ne se passait pas une journée sans qu'elle frappe, sans qu'elle essaye de lui parler, sans qu'elle essaye de le traîner en bas pour manger quelque chose. En un an, il avait perdu tellement de poids qu'il se demandait parfois comment il y survivait.
Un an.
Il ne releva la tête que pour observer son bras. Ce coude qui l'avait lâché un an plus tôt et qui avait ruiné sa vie. Il serra les dents. Non, vraiment. Tous les jours sauf aujourd'hui, il pouvait faire abstraction d'Ellia. Aujourd'hui, il n'était pas d'humeur à écouter le moindre de ses mots.

La porte s'ouvrit. "Casse-toi." Sa voix était éraillée, brisée par presque un mois de silence total. La plupart du temps, il n'avait même pas la force de dire aux gens de le laisser tranquille. Sa mère venait simplement lui apporter à manger pour qu'il ne se laisse pas dépérir et elle repartait, comme si elle comprenait qu'essayer de le réconforter ne mènerait à rien. Parfois, elle venait juste le serrer dans ses bras, sans un mot, lui caressait doucement les cheveux avant de le laisser seul. C'était bien l'une des seules présences qu'il tolérait encore. Mais c'était Ellia qui était entrée, et il le savait. "S'il te plaît, je veux juste te parler un peu." Il leva sur elle un regard noir. Assassin et glacial. Si elle tenait tant que ça à parler toute seule, pourquoi ne se plantait-elle pas juste devant le miroir ? Le résultat aurait été le même, mais elle lui aurait nettement moins tapé sur les nerfs. "J'ai pas envie de te parler, Ellia." Voix brisée peut-être, mais ton sans contradiction. Il voulait juste être tranquille, surtout aujourd'hui. Pourquoi était-elle incapable de comprendre un truc aussi simple ? Elle était censée être un tant soit peu intelligente, non ? "Tu..." Et quelque chose craqua.

Brusquement, il redressa la tête. Se leva presque trop rapidement, ignora totalement l'impression de vertige qui le saisit. "NON ! Je t'ai dit de te casser. je dois te le dire combien de fois, en quelle langue ? Laisse. Moi. Tranquille." Elle se figea, rivant sur lui un regard qui ne contenait qu'une forme de compassion. Ça ne fit qu'accentuer sa colère. Qu'elle fasse l'effort d'avoir l'air choqué, au moins ! Ou blessée, ou énervée, ou n'importe quoi d'autre que sa foutue pitié ! Il baissa la tête, les dents et les poings serrés, ses cheveux masquant son regard. "C'est parce que... ça fait un an que..." "Je sais ! Putain, tu crois que je le sais pas ?! Tu crois que je peux oublier une chose pareille ?!" C'était justement pour cette raison précise qu'il n'avait pas envie qu'elle soit là, et certainement pas envie qu'elle insiste. Elle continua de parler quand même. Il n'écouta rien, mais il perçut quand même le mot "avenir" dans ses paroles. Et quel que soit le contexte, ce mot le répugnait. Il n'en avait pas, il n'en aurait plus jamais, il ne supportait plus de l'entendre. "Je n'ai pas d'avenir, Ellia. Qu'est-ce que tu veux que je fasse ? J...J... Je n'ai aucune foutue raison d'être sur cette planète !" Il commençait à bégayer. Ce fut pour lui le signal qu'il devait tout bonnement arrêter de parler, mais elle n'eut pas le même feu rouge. Elle déblatérait des inepties, que les choses allaient s'améliorer, qu'il était encore jeune, qu'il pourrait se trouver une nouvelle passion. Un autre sport. Il eut un rictus amer. Quel nouveau sport, avec un bras comme le sien ? Il ne pourrait jamais rien en faire au niveau professionnel. Qu'elle continue de croire, de vivre sa propre vie de grand athlète si elle en avait envie. "Non. C'est terminé, Ellia. J'abandonne." Plus de colère, juste une fatalité. Et là, vraiment, une lueur douloureuse dans les yeux de sa sœur. Comme si elle avait finalement compris qu'il avait renoncé à la seule passion qui le faisait aller de l'avant.
Pas trop tôt.

Lentement, elle recula. Le regard qu'elle posait sur lui était toujours aussi blessé. Il n'y lisait plus de stupide pitié, de compassion, plus cette envie idiote d'essayer de lui faire remonter la pente. Tant mieux. Il n'avait ni besoin, ni envie de son aide. Dès qu'elle fut sortie de la chambre, il fit simplement l'effort de bouger pour aller la refermer, puis il se laissa glisser contre le battant, s'effondrant à nouveau, très rapidement en larmes.
Son portable se mit à vibrer, il leva les yeux pour voir un nom s'afficher.
Anko.
Il fronça les sourcils et prit le téléphone.

Pourquoi Anko l'appelait-elle maintenant ? Ils ne s'étaient pas parlé depuis la fin du mois d'août. Même si elle avait son numéro, leur séparation quand il était rentré aux Etats-Unis avait presque immédiatement signé la fin de leur relation. Ils s'étaient appelés deux fois, puis les coups de fil avaient cessé. Alors pourquoi aujourd'hui ? Ce n'était pas Ellia qui l'avait appelée, si ? Demandé de lui parler parce qu'elle considérait Anko comme la seule personne qui avait réussi à le sortir temporairement - très temporairement - de son état catatonique. Peut-être. Ça ne coûtait rien de poser la question. "C'est Ellia qui t'a dit d'appeler ?" Il y eut un silence, comme si elle ne comprenait pas d'où venait cette question ; ce qui, en soi, était une réponse. Même sans la voir, il perçut dans le bruit d'air à son oreille qu'elle secouait négativement la tête. "Non. Il faut que je te dise quelque chose d'important..."

Son silence et ses hésitations n'étaient pas spécialement rassurants. S'était-il passé quelque chose de grave ? Un silence s'installa, qu'il n'osa pas rompre de peur d'ouvrir la bouche au moment où elle se déciderait à parler. "Ce qui s'est passé entre nous cet été..." Il voulut parler, referma la bouche aussi vite qu'il l'avait ouverte, réalisant soudain qu'elle avait du mal à s'exprimer et qu'il ne l'aiderait pas en l'interrompant. Mais il voulait poser des questions. Comprendre pourquoi elle lui reparlait de ça maintenant, dix mois ap...
Une idée se fraya un passage dans son esprit et il la chassa rapidement.

"Je n'ai pas voulu te le dire avant. Pas... pu ? Mes parents m'ont chassée de chez moi..." Il essayait d'associer les idées. De comprendre le lien entre toutes ces informations. Ses parents l'avaient chassée ? Pourquoi ? A aucun moment elle n'avait mentionné une quelconque raison pour laquelle ses parents pourraient la désavouer juste pour avoir perdu sa virginité. L'idée revint, lancinante, il la chassa à nouveau, avec un peu moins de conviction. Ça n'était pas possible, si ? Ils avaient tout... tout fait... normalement. D'un coup, il n'arrivait plus à se souvenir. Les scènes de son passé se brouillaient. Il se recroquevilla contre son mur. Non, elle allait lui annoncer autre chose. Qu'elle aurait dû se marier et qu'il avait tout foutu en l'air parce que la tradition d'une des deux familles était qu'elle devait être "pure", aussi stupide que ça paraisse. Que son nouveau mec avait pété un câble en apprenant qu'elle avait couché avec quelqu'un d'autre avant lui et qu'il avait dit ou fait quelque chose qui avait assez énervé ses parents pour qu'ils la mettent dehors. Quelque chose, n'importe quoi. "Nick... Je ne sais pas comment te dire ça... Je ne sais même pas pourquoi je le fais..."

Il l'entendit prendre une grande inspiration. Il crut aussi entendre qu'elle faisait les cents pas dans une pièce qui résonnait beaucoup, comme s'il n'y avait aucun meuble. Les doigts de Nick se crispèrent sur le téléphone. il avait presque envie de la secouer pour qu'elle dise enfin pourquoi elle l'appelait. Même si au fond... "J'étais... enceinte... à la fin de l'été. Tu es le seul qui... avec qui... alors..." Il ne sut pas par quel miracle le portable ne tomba pas au sol, comment sa main resta serrée dessus. Il s'en doutait depuis qu'il avait réalisé le temps qui s'était écoulé depuis le dernier appel, mais il refusait de l'admettre. "Comment..?" Il était persuadé d'avoir pensé à tout. Il n'aurait pas pu oublier une chose pareille, si ? "Je sais pas... On a dû faire quelque chose mal... ou manquer de chance."

Manquer de chance... Elle sous-entendait qu'ils n'avaient pas "oublié". Ça n'aurait jamais dû se produire. Il ne pouvait pas être... père. Le père de quelqu'un. C'était impossible. Improbable. Stupide. Pourquoi garder un enfant à 15 ans ? A 16 ? "Tu l'as... gardé ?" "Tu aurais voulu quoi ? Que je l'abandonne ? Que je le tue ?" Il resta silencieux. Il ne partageait pas son opinion sur le sujet, mais n'était-ce pas trop tard pour ce genre de discussion ? Il était déjà né depuis... un mois ? Pourquoi avait-elle attendu aussi longtemps ? "Je ne te demande rien. Je me suis juste dit que tu devais être au courant, un jour." "Comment il s'appelle..?" "Rihei."

Rihei. Rihei Ritsuda. Son... fils. C'était dérangeant. Il n'était même pas capable de se gérer tout seul, d'avoir un avenir, et elle venait de lui annoncer qu'il était le père de quelqu'un. Un bébé qui ne le connaîtrait jamais ? Non... Non, l'idée était en fait encore plus dérangeante que celle d'être père. "Anko... Il a besoin de son père..." "Tu n'as pas à faire ça, Nick." "Je sais... mais je le ferai. Quand j'aurais fini le lycée, quand je pourrais je... je viendrai. Tu n'as pas à vivre ça toute seule... il n'a pas à vivre sans savoir que j'existe..." Elle ne répondit pas. Elle ne le croyait pas, sans doute. Mais au fond, il réalisait que c'était peut-être la chose qui lui manquait : une nouvelle raison d'être. Il ne pouvait plus rien pour lui-même, il était piégé dans un corps qui ne ferait jamais ce dont il rêvait. Mais il y avait un petit garçon, au Japon, qui comptait sur lui. Qui compterait sur lui, un jour, en tout cas.
Comment allait-il annoncer ça à sa famille ?
A sa sœur ? A ses parents ?
"Maman, tu es grand-mère." Elle risquait de faire une crise cardiaque.

"Je te laisse. Il pleure." Il hocha la tête comme si elle pouvait le voir et, en moins d'une seconde, elle avait raccroché. Avec un soupir, Nick laissa sa tête retomber contre le mur derrière lui. Et maintenant ? Maintenant qu'il savait ça, il faisait quoi ? Il en parlait tout de suite ? Il attendait ? Hésitant, il se releva, le téléphone toujours serré dans son poing. Et, pour la première fois depuis une éternité, il sortit de sa chambre pour autre chose que pour aller en cours.