Un monde de possibilités [Yuri]

Quelques jours déjà s'étaient écoulés depuis leur arrivée à Londres. Une semaine pour prendre ses marques et s'habituer à une nouvelle vie, à un nouveau pays, à l'école et le planning qu'elle leur imposait. Refaire sa troisième année en annulant totalement celle qu'elle avait presque terminée au Japon l'avait un peu fait grincer des dents mais ça avait été compensé par le fait qu'on la laisse, malgré tout, commencer l'année en novembre sans lui imposer d'attendre une année de plus avant de pouvoir reprendre le fil de ses études. Elle s'était installée dans une nouvelle résidence où on l'avait laissée avoir une chambre simple comme dans son ancienne université et elle avait un peu plus d'espace. Nick avait choisi la résidence voisine sans qu'elle sache trop pourquoi. Peut-être pour ne pas empiéter sur sa vie, ou parce que l'autre l'avait plus inspiré et qu'Ellia l'avait refusée sur la simple possibilité d'avoir une coloc, mais il restait pas très loin d'elle.
La personne qui était la plus éloignée, c'était Ryuu. L'Institution avait beau ne pas être très loin, ça restait une distance suffisante pour qu'elle se sente parfois... un peu seule.

Elle essayait, sans trop y parvenir, de l'appeler par son nouveau nom. Yuri Walker. En vérité, elle avait encore beaucoup de mal à s'y habituer, et elle avait déjà mis un moment à l'appeler Ryuu au lieu de Ryuunosuke, alors passer d'un surnom qui s'était doucement installé à un prénom totalement différent n'était pas aisé. Au final, 90% du temps, voire plus, elle l'appelait encore par son ancien surnom. Mais du coup, elle l'avait peu vu depuis leur arrivée, et comme c'était le week-end, elle avait fini par lui indiquer le chemin jusqu'à sa résidence et sa chambre pour qu'il puisse venir la voir. Elle espérait qu'il aurait le droit, elle ignorait un peu comment fonctionnaient les règles de l'école vis à vis des élèves dangereux, mais il ne lui avait pas parlé d'une interdiction de s'approcher de l'université. Elle voulait le voir pour savoir si les choses se passaient bien de son côté, s'il arrivait à s'habituer à la nouvelle école et à la ville, ce genre de choses. Il était censé venir dans pas très longtemps...

Elle observa son reflet dans le miroir, arrangea quelques mèches de cheveux. Elle se sentait un peu... nerveuse. Pourquoi ? Parce qu'elle ne l'avait pas vu depuis une semaine ? Peut-être. Avec tout le temps qu'ils avaient passé ensemble, à vivre dans la même maison, quand ils étaient aux Etats-Unis, ça lui faisait un drôle d'effet de ne soudain plus le voir pendant aussi longtemps. Elle avait peur que ça ait suffit à ce qu'ils aient du mal à trouver quoi se dire. Ellia secoua la tête en soupirant. N'importe quoi. Elle n'avait jamais été mal à l'aise en sa présence, et elle savait qu'elle ne le serait pas plus aujourd'hui mais...
Bah, peu importe. Elle jeta un œil à son téléphone et s'assit sur son lit en s'efforçant de ne pas trépigner comme une enfant.

Les yeux fixés sur son téléphone, Ellia attendait, et ses yeux s'illuminèrent en même temps que l'écran, qui afficha un nouveau message. Un petit sourire flotta sur ses lèvres. Enfin ! Il lui avait manqué. C'était peut-être idiot, mais étant donné qu'il était la seule personne dont elle était proche en dehors de sa famille, elle ne savait pas si c'était normal qu'il lui manque autant après une semaine seulement. Ça ne l'empêcha pas de trottiner, comme à son habitude et malgré les chaussettes épaisses qui lui servaient de chaussons et qu'elle n'avait pas remplacé par des chaussures, pour descendre les escaliers et récupérer son ami en bas. Elle était de très bonne humeur, aujourd'hui, même si elle s'efforça d'être à peu près normale lorsqu'elle arriva devant la porte principale de la résidence et l'ouvrit. Elle ne perdit pas son sourire pour autant. "Bonjour, Ryuu" Ah, elle l'avait encore fait. Bah, peu importe. Il serait sûrement moins dépaysé qu'elle l'appelle comme ça, même si tous ses camarades et profs devaient l'appeler par son nouveau prénom, désormais. Elle n'arriverait probablement jamais à se défaire de ce surnom.

Ellia passa une main dans ses cheveux en baissant un instant les yeux pour réfléchir, puis elle lui fit signe de la suivre. En dehors des États-Unis, c'était la troisième fois qu'il venait dans sa chambre. Les deux fois précédentes n'étaient pas spécialement des moments qualifiables d'heureux, puisque la première fois, c'était pour l'aider avec la blessure qui les avait fait se rencontrer et la seconde, parce qu'il était écrasé par le désespoir. Mais c'était ces deux événements qui les avaient conduits ici, finalement, alors c'était un mal pour un bien.
Enfin elle espérait quand même que cette fois, la situation serait un peu plus agréable pour lui comme pour elle.

Sa chambre était un peu mieux rangée que d'habitude, parce qu'elle n'avait eu que ça à faire au début de la journée après avoir fait assez de sport pour se réveiller sans risquer de trop tirer sur ses muscles, après ses premiers entraînements de la semaine. Elle savait qu'il avait des cours et des rendez-vous le matin alors elle avait pris son mal en patience, mais ça n'était pas toujours facile. La jeune femme s'installa sur son lit, à défaut d'avoir plus d'une seule chaise, le laissa choisir entre s'asseoir à côté d'elle ou prendre son siège pour se mettre en face du lit. Elle ramena une jambe vers elle après avoir réajusté son short, posant son bras en équilibre sur son genou. "Comment ça se passe ? Ta première semaine n'a pas été trop dure ?"

L'adaptation à la nouvelle école, le fait que tout soit en anglais, le changement de prénom, les probables nouvelles règles, le changement de pays, les cours... ça faisait beaucoup de choses à assimiler. Elle doutait qu'il y soit arrivé en seulement une semaine, mais elle espérait qu'il n'était pas trop déboussolé. Dépaysé, c'était une certitude, par contre.

Finalement, il ne s'assit pas à côté d'elle, ni sur la chaise, mais se mit simplement par terre, s'adossant au lit. Ça lui rappela la première fois qu'il s'était retrouvé dans sa chambre, quand elle l'avait allongé sur son lit pour qu'il se repose et qu'elle s'était assise à côté, et endormie contre le matelas. Bizarrement, l'idée de refaire la même chose maintenant la faisait légèrement rougir. Dormir si près de lui...
Elle secoua la tête pour pouvoir l'écouter quand il répondit à sa question.

Il avait beau dire que c'était "presque comme au Japon", il soulignait beaucoup de différences. Sans doute essayait-il de se persuader lui-même que les changements n'étaient pas trop déroutants. Forcément, ça faisait énormément de chamboulement d'un coup et elle ne pouvait que comprendre. C'était moins compliqué pour elle : elle n'avait pas eu à changer de nom et elle n'avait pas non plus eu à changer de langue. La culture anglaise était un peu différente de la sienne mais restait similaire sur certains points, étant donné qu'il s'agissait de la même racine culturelle. quant à cette histoire de couverture... il pouvait être simplement un fils d'immigrés japonais en Amérique, ça n'avait rien de spécialement rare et ça expliquait assez facilement le fait qu'il avait du mal à se fixer dans une seule langue. Elle pouvait bien lui parler en anglais mais, de la même manière qu'elle l'appelait Ryuu, elle continuait pour l'instant de lui parler en japonais. Si ça lui faisait une chose dépaysante de moins dans son quotidien, ça ne pouvait pas lui faire de mal.

Ellia hocha doucement la tête. Elle n'était pas sûre que les médicaments seraient la meilleure méthode pour l'aider à se contrôler, mais peut-être qu'ils comptaient diminuer la dose au fur et à mesure pour qu'il puisse travailler sur le problème lui-même. "Ils t'aideront peut-être à les contrôler toi-même, avec le temps." Elle se laissa glisser sur le bord du matelas pour s'asseoir à côté de lui, résista à une étrange tentation de poser sa tête sur son épaule et la laissa, à la base, reposer contre le lit. "Si jamais à un moment tu as besoin d'un peu de temps au calme, tu peux venir quand tu veux, tu sais ?" Un moment au calme, ou un moment où il pourrait se sentir un peu plus en confiance, avec une proximité familière. Et puis elle aussi appréciait de le voir, elle avait tendance à se sentir un peu seule en son absence et à s'inquiéter pour lui.

"On finira par s'habituer. C'est sûrement plus difficile pour toi que pour moi mais je suis là si tu as besoin." Avec tout ce qu'il lui avait exposé – la résidence, le bracelet gps, la culture, le prénom, la langue – ça faisait beaucoup de choses à gérer. Elle avait envie de le serrer dans ses bras pour le réconforter et l'encourager. Elle était quand même contente qu'ils aient réussi à aller jusqu'au bout de ce plan. Ici, il pourrait se reconstruire, elle n'aurait pas à le récupérer agonisant dans une ruelle, il n'aurait plus la mafia sur le dos.

Même s'il prétendait que tout allait bien, il semblait toujours un peu perdu, le regard dans le vague et l'air fatigué. Elle n'était pas sûre que sa proposition soit vraiment une si bonne idée. Avait-il envie de dépendre d'elle ? Peut-être pas. Elle était prête à le soutenir et à le protéger mais s'il n'avait qu'elle, il aurait du mal à se construire. Bon, elle  n'avait toujours compté que sur Nick mais elle n'avait pas vécu les mêmes choses que lui, pas la même souffrance, il aurait sûrement besoin de plus de soutien que seulement elle ou sa famille. D'un vrai pied à terre ici pour se sentir chez lui.
Au fond, elle avait tout de même peur d'être un trop gros rappel de son ancienne vie, et qu'il finisse par avoir des difficultés à la voir, ou par ne plus vouloir la voir du tout. L'idée seule lui faisait un peu mal au cœur. "Tu n'auras pas besoin de rechanger." souffla-t-elle en se voulant rassurante. Personne ne le chercherait ici. Il avait un autre nom, une autre identité, et tous ceux qui pouvaient lui vouloir du mal le pensaient mort. Il n'y avait aucune raison pour qu'il change de vie.

Le silence s'installa un moment et elle baissa les yeux sur ses pieds, attendant qu'il dise quelque chose. À vrai dire, elle se sentait un peu impuissante à le rassurer. Elle ne voulait pas constamment le contredire et elle comprenait ses angoisses, mais elle ne savait pas comment l'exprimer. Au fond, elle avait presque l'impression qu'il confirmait en partie ce qu'elle avait pensé plus tôt, qu'il n'avait pas envie de dépendre d'elle. Elle comprenait, bien sûr. Ne pas avoir de lien avec qui que ce soit d'autre qu'elle n'était pas facile. "Je comprends... c'est vrai que ce n'est sûrement qu'une question de temps avant que tu finisses par rencontrer d'autres personnes que moi mais je comprends que ça soit difficile." Après tout, il lui avait bien confié qu'il avait déjà essayé d'avoir une vie normale, et ça n'avait pas marché". Quand il s'était rapproché d'elle, il avait fini par recevoir l'ordre de la tuer, rien d'étonnant à ce qu'il ait du mal à s'attacher à qui que ce soit ou même à faire un pas en avant. Ce serait probablement, au début du moins, aux autres de faire un pas vers lui, jusqu'à ce qu'il assimile le fait que tous ceux qui lui adressaient la parole n'étaient pas en danger de mort.

"Tu pourrais peut-être parler de ton passé. Si ça te pèse vraiment de ne pas pouvoir dire un mot à ce sujet, on peut... comment dire... l'adapter un peu ? Il y a des gangs aux États-Unis." Peut-être qu'elle ne comprenait pas. Elle se sentait démunie et perdue, un peu idiote aussi face à ces problèmes qu'elle n'avait jamais expérimenté. Transformer la mafia d'Hoshi en gang ? Elle se sentait mal à l'aise de lui proposer de mentir, alors même que c'était ce qu'il faisait en étant ici, sous ce nom, dans cette école et avec cette identité sur tous ses papiers officiels. Mais c'était autre chose que des documents falsifiés. C'était modifier sa vie, déformer son histoire. Un mensonge bien plus gros et bien plus lourd à porter qu'un simple nom. Mais si c'était ça ou le regarder s'effondrer sous le poids du silence...

Non, le choix lui revenait. Tous les choix lui revenaient, à présent, à moins qu'il ne lui dise le contraire. Elle ne pouvait pas décider pour lui, pas faire des choses sous prétexte que c'était mieux pour lui. Elle avait parfois tant de mal à poser la barre entre l'inquiétude et l'ingérence... "Mais c'est à toi de décider. Peut-être que ce serait mieux de trouver quelqu'un avec qui tu serais assez en confiance pour laisser filtrer une partie de la vérité... Tu peux toujours m'en parler à moi, aussi. Je suis là pour te soutenir."

Ellia fut, pendant quelques instants, la seule à briser le silence. Elle fit de son mieux pour le rassurer et montrer un peu plus de compréhension qu'elle l'avait fait auparavant. Elle avait conscience de s'être parfois montrée butée, avant qu'ils arrivent ici, mais elle avait envie de faire un effort. Elle avait conscience que nier ses problèmes ou lui répéter en permanence que les choses s'arrangeraient ne l'aiderait pas, mais elle n'avait pas le talent de sa mère pour réconforter les gens. Elle espérait que lui laisser son oreille pour se confier serait suffisant. Elle voulait le soutenir, elle espérait l'avoir assez bien exprimé, mais elle se sentait bien plus maladroite que jamais. Elle qui avait toujours été à l'aise avec les mots découvrait l'ampleur de ses lacunes quand elle se retrouvait seule avec lui.

Quand il parla enfin, elle tourna doucement la tête vers lui et sentit ses dents effleurer doucement sa lèvre. Sa mère était au courant, mais il n'avait pas eu le temps de lui en parler à elle. C'était normal, bien sûr, mais elle ressentit une légère pointe au cœur malgré tout. Elle avait envie de tout savoir sur lui, même si c'était douloureux, même si c'était violent et si ça lui ferait sûrement mal de l'entendre. Ellia déglutit et hocha la tête. Elle était prête à l'écouter. "Tu peux m'en parler. Si je ne sais pas ce que tu as vécu, je ne pourrais pas vraiment te comprendre..." Et elle finirait par ne plus être à la hauteur pour l'aider. Rien que cette pensée lui fit mal au cœur. S'il n'avait plus besoin d'elle... que ferait-elle, s'il n'avait plus besoin d'elle ? Elle se sentait seule rien qu'à l'imaginer.

La jeune femme se rapprocha un peu de lui, lui laissant la place et la possibilité de se réfugier dans ses bras s'il en avait l'envie ou le besoin. À vrai dire, elle avait déjà envie de le serrer dans ses bras comme si ça allait résoudre tous ses problèmes, mais quelque chose l'en empêchait. Elle ne voulait pas lui donner l'impression de le forcer. Il avait choisi de se confier, ou en tout cas il le souhaitait, mais il semblait déjà avir du mal à la regarder dans les yeux, alors... "Ne t'en fais pas, je suis assez forte..." C'était des mots qu'elle lui avait dit le jour où ils s'étaient rencontrés, quand elle l'avait aidé à se relever dans la ruelle et l'avait ramené dans sa chambre pour qu'il se repose. Elle se savait assez résistante pour affronter n'importe quoi si c'était pour le bien de quelqu'un d'autre. Comme lors de la fusillade : si elle avait tenu le coup, c'était pour aider Chandini, puis Isaac. Elle se sentait responsable de lui, de sa protection , c'était elle qui l'avait entraîné dans ce monde inconnu et elle voulait savoir de quoi elle l'avait sauvé. Vraiment savoir.

Ellia hocha doucement la tête. L'inquiétude dans le regard de son ami quand il lui avait demandé confirmation ne lui avait pas échappé, mais elle ne pouvait pas rester éternellement dans le noir. Aider quelqu'un à l'aveugle finissait pas limiter les possibilités, et les résultats. Si elle voulait qu'il se rétablisse, comment pouvait-elle l'espérer, comment pouvait-elle lui tendre la main si elle ne faisait que deviner certaines choses, quelques bribes déjà bien sombres d'un passé qui l'était sûrement encore plus ? Il avait fait partie de la mafia, il avait été un tueur, elle savait que ce n'était qu'une portion des horreurs qu'il avait subies et qu'elle pouvait à peine imaginer. "Je suis sûre." chuchota-t-elle pour le rassurer et l'encourager. La petite pointe d'appréhension qu'elle ressentait malgré tout se blottit à l'écart de ses pensées, à l'écart de sa voix surtout, et elle ramena ses genoux contre elle, calmement, tandis qu'il prenait la parole.

Elle écouta ses mots, le début de son histoire, et déjà son cœur se serra, mais elle n'en laissa rien paraître. Elle admirait sa mère pour avoir défié un tel danger par amour pour son enfant. Elle savait que la sienne aurait probablement fait pareil, dans sa situation, mais ses propres grands-parents avaient prouvé maintes fois que tous les parents n'avaient pas cette force, cette volonté ou cette affection pour leurs enfants ; le père de Ryuu n'en était qu'un exemple de plus. Tuer sa propre femme – prisonnière, c'était le mot qu'il avait employé, non ? Femme était peut-être loin du compte, alors – simplement car elle essayait tant bien que mal d'éduquer son enfant autrement que dans le sang... elle avait de la pitié pour cette femme. Elle ne méritait pas le sort qui avait été le sien. Les doigts d'Ellia se crispèrent doucement autour de sa jambe, encore plus lorsqu'il retira son bandeau pour révéler entièrement sa blessure à l’œil. Causée par son père, dans un combat qui aurait pu lui coûter la vie, parce qu'il avait voulu venger sa mère... Et c'était là que l'autre part de lui était apparue, alors... si jeune, motivé par un désir de vengeance et, sûrement, par la contradiction de venger sa mère sans la trahir, un dilemme impossible. Ellia ferma les yeux quelques instants, le laissant gérer le silence qu'il avait installé.

Ses parents et leur histoire lui avaient souvent permis de mesurer la chance qu'elle avait de ne pas avoir grandi dans une famille dysfonctionnelle, tant il était aisé de se retrouver entouré de monstres à la naissance. L'histoire de son ami ne faisait que donner de nouvelles couleurs à cette certitude, un sens bien plus violent à ces mots. La seule personne qui lui avait un jour voulu du bien avait fini par succomber entre les mains des autres, rien d'étonnant à ce qu'il ait voulu l'éloigner pour la protéger... et la présence de cet autre lui, éduqué, froid, meurtrier, n'était qu'une raison de plus. Au mot "torture", elle se crispa et elle serra les dents. La haine qu'elle ressentait envers ces hommes et cette organisation ne faisait qu'augmenter à chaque mot, au point qu'elle pouvait presque la sentir brûler dans ses veines, pulser à ses tempes. Comment de telles personnes pouvaient-elles continuer de vivre ? Ils auraient dû mourir, tous autant qu'ils étaient. Jamais elle n'avait souhaité autant voir quelqu'un disparaître de la surface de la Terre. C'était la haine vengeresse de sa famille qui blanchissait ses phalanges, mais elle se contenta de stabiliser sa respiration. Ils lui avaient fait tellement de mal. Trop de mal. Elle ne l'acceptait pas.

Mais elle continua quand même de l'écouter malgré ses poings serrés sur ses genoux. Il lui raconta alors les détails de leur rencontre, et elle sut enfin de quoi elle l'avait soigné. Une part d'elle, qu'elle ignora autant que possible, se demanda si elle l'aurait sauvé en sachant que sa blessure venait d'une personne qui l'aurait assassiné. Sans plus de contexte, à l'époque, n'aurait-elle pas estimé à tort qu'il méritait son sort pour avoir tué quelqu'un ? Cette simple idée la fit détester la elle de l'époque, trop ignorante, qui n'aurait jamais rien su de tout ça, des raisons qui avaient mis tout ce sang sur ses mains. Il n'avait pas mérité tout ça, rien de tout ça. Ni la blessure qui avait failli le tuer et dont elle l'avait sauvé, ni tout le reste. Elle ressentit quand même une pointe d'angoisse, alors même qu'elle savait qu'il s'en était sorti vivant, lorsqu'il évoqua son attaque suicide sur le QG. Un suicide, oui... c'était sûrement ce qu'il comptait faire, elle doutait qu'il ait eut l'espoir de réussir à tous les tuer. Il le lui avait dit, à leur seconde ou troisième rencontre, qu'il aurait préféré mourir que d'avoir fait tout ce qu'on l'avait forcé à faire. Elle comprenait mieux mais... elle aurait probablement souffert malgré tout s'il avait suivi ce chemin.

Nick n'avait peut-être pas tort, finalement. Elle s'était attachée à lui. Peut-être pas autant qu'il se plaisait à l'imaginer, mais elle tenait à ce garçon brisé qu'elle avait sorti de l'enfer... Naturellement, ses jambes glissèrent au sol et ses bras passèrent autour de lui pour le ramener contre elle. Elle posa sa tête contre la sienne et le garda ainsi dans ses bras, fermant les yeux pour ne pas laisser perler les larmes qu'elle sentait poindre. Elle les chassa du mieux possible avant de parler, à voix basse, tandis qu'elle caressait doucement son bras sans s'en apercevoir comme si ça pouvait le réconforter. "Je pense que je sais pourquoi il ne nous a rien fait..." Cet autre lui, cette double personnalité qui ne les avait pas tué alors qu'il n'avait eu aucun remord pour tant d'autres personnes avant eux. Il ne le lui avait pas dit clairement, mais elle l'avait perçu dans sa voix. "S'il a commis tous ces meurtres à ta place, subi toutes ces tortures à ta place... je pense que cet autre toi souffre tout autant. Qu'il voulait s'enfuir, lui aussi, pour te protéger, et qu'il savait qu'on t'offrait véritablement cette chance... Je ne suis pas psy et je ne sais pas comment ça fonctionne, mais je pense qu'il cherchait à t'épargner, quand tu avais tes absences..." Pour qu'il ne voie pas les gens mourir de sa main, pour le sauver d'une partie des tortures, peut-être... ou peut-être avait-il juste envie de vivre, tout en étant conscient que la personne dont il partageait le corps et l'esprit ne tiendrait plus bien longtemps en restant dans cet environnement. Et elle... elle l'en avait sorti, mais elle savait que ça n'était pas totalement vrai. Que les souvenirs étaient toujours là et qu'ils le hanteraient longtemps encore, et même qu'ils ne partiraient jamais vraiment. Elle aurait aimé pouvoir faire plus pour lui mais elle se rappelait encore de ses mots, le jour où il s'était blessé la main en frappant le miroir. "Si tu continues comme ça, je vais partir". Elle ne pouvait prendre toute sa peine et toute sa douleur sur elle, elle le savait. Car ça ne ferait le blesser davantage tant il aurait peur de la détruire.

Ellia garda son ami dans ses bras sans trouver les mots. Elle ne savait pas quoi dire, n'était même pas sûre que la moindre parole pourrait alléger sa peine. Se confier lui avait-il seulement fait du bien ? Elle avait beau vouloir aider les autres, elle restait assez maladroite avec leurs émotions ; la compassion était l'affaire de sa mère et de son frère. Mais elle voulait être là pour lui, le soutenir. Maintenant qu'elle avait une idée de l'ampleur de sa souffrance, du poids de son passé, tout ce qu'il lui avait dit par bribes auparavant prenait sens. Sa peur, sa haine violente de lui-même, la volonté indéfectible qu'il avait opposé à la sienne quand elle lui avait proposé de s'enfuir. Combien de fois avait-il dû y songer, avant que le suicide lui apparaisse comme la seule solution ? Évidemment, qu'il avait eu du mal à la croire, il n'avait pas vécu dans un environnement qui inspirait la confiance, ni l'espoir. Il ne pourrait jamais oublier tout ça mais... son fardeau finirait par s'alléger avec le temps, s'il avait les bonnes personnes pour l'écouter, pour le soutenir. Est-ce qu'elle en faisait partie ? Elle l'espérait mais son incapacité à trouver les mots justes pour le réconforter la faisait douter. Elle avait tellement peur qu'il finisse par s'en aller, qu'elle ne soit pas à la hauteur pour l'aider... son étreinte se resserra légèrement.

Ellia serrait le jeune homme contre elle, essayant de le réconforter de sa présence à défaut de savoir quoi dire et quoi faire d'autre. Elle ne savait pas comment exprimer à quel point elle avait de la peine pour lui, à quel point elle comprenait son comportement des dernières semaines, toute la compassion qu'elle ressentait et toute son envie de le protéger et de prendre soin de lui. Elle resta silencieuse un moment, gardant ses bras autour de lui, la tête posée contre la sienne, jusqu'à ce qu'il finisse par prendre la parole, d'un ton calme et restant toujours immobile dans ses bras.

A quoi pensait-elle ? Elle n'aurait trop su le dire. Beaucoup de sentiments difficiles à exprimer et très peu de pensées concrètes. Paraissait-elle si perdue que ça dans ses pensées, si distraite ? Il n'avait pas l'air de croire qu'elle ne l'écoutait pas, au moins, elle aurait trouvé ça horriblement mal placé de donner cette impression. Elle raffermit doucement son étreinte avant d'essayer de trouver quelque chose à répondre. "Je comprends pourquoi tu avais tellement de mal à me faire confiance, au début..." Était-ce ce à quoi elle pensait ? C'était la première réponse qui lui était venue à l'esprit. Elle avait du mal à exprimer le reste de ses pensées, à vrai dire elle avait du mal à les organiser et à en faire des suites de mots cohérents.

"Je suis là pour toi, j'espère que tu finiras par pouvoir te fier à moi totalement." Bien sûr, ça ne serait pas si facile, au regard de tout ce qu'il avait traversé. Il ne s'en remettrait pas facilement, s'il s'en remettait un jour, et rien ne garantissait qu'il réussirait à avoir confiance en quelqu'un. "Je ne regrette pas de t'avoir sauvé. De t'avoir sorti de cet enfer." Elle caressa doucement son épaule sans s'en apercevoir. "Merci de m'avoir parlé..."

Elle avait réussi à contenir son envie de le venger et la peine qu'elle ressentait pour lui, car elle ne voulait pas qu'il se sente responsable d'émotions négatives chez elle. Elle ne voulait pas qu'il se pense assez monstrueux pour la rendre colérique ou violente – il l'avait déjà fait, elle avait vu le résultat et le bandage sur sa main en témoignait – ni qu'il pense lui faire de mal, alors elle gardait cette partie-là pour elle. De toute façon, elle s'efforçait d'être raisonnable et contenue, jamais elle n'irait faire quelque chose d'inconsidéré ou de dangereux. Trop de choses à perdre.

Malgré l'histoire qu'il venait de partager et l'atrocité qui s'en dégageait, elle se sentait apaisée ; la présence de Ryuu à ses côtés la réconfortait. L'idée qu'elle puisse être là pour lui, vraiment, l'écouter et lui faire du bien avec si peu de choses. Quand elle le sentit bouger pour se décaler doucement, ses doigts voulurent d'eux-même s'agripper à lui et le retenir mais ils ne firent que se crisper légèrement avant qu'il se tourne vers elle. Elle n'avait pas envie qu'il s'éloigne. Était-ce pour ça qu'elle arrivait à changer, à être moins bornée qu'avant, à vraiment l'écouter ? Car elle savait que son comportement habituel ne lui faisait aucun bien, qu'au contraire cela pourrait conduire à son départ ? Peut-être. Mais quand il passa ses bras autour d'elle, elle sentit son cœur s'apaiser. Il ne partait pas. Il restait là, près d'elle. Elle laissa sa tête reposer contre sa poitrine, bercée par les battements réguliers. Pourquoi se sentait-elle aussi calme ? Était-ce parce qu'elle avait enfin la sensation de le comprendre ?

"Tu n'as pas à t'excuser", murmura-t-elle en s'efforçant d'ignorer l'étrange sensation qui l'avait étreint en sentant son souffle si proche de son oreille. Elle ferma doucement les paupières. Elle se sentait... mieux, de savoir qu'elle l'avait aidé. Ses remerciements lui allaient droit au cœur et un petit sourire vint flotter sur ses lèvres. Ce n'était qu'un petit baume, un léger pansement, mais en prenant soin de lui jour après jour, peut-être pourrait-elle enfin le voir sourire véritablement.

Tu es la personne la plus chère à mon cœur, Ellia. Son cœur manqua un battement et elle sentit le rouge lui monter aux joues dans la seconde qui suivit sa décision de relever le visage vers lui. Décision aussitôt abandonnée, et elle garda la tête résolument baissée pour cacher son visage qu'elle savait brûlant. Elle ne s'attendait pas à ça, pas à ce qu'il tienne autant à elle et ses paroles l'atteignaient droit au cœur au point qu'elle n'avait pas la moindre idée de comment réagir. Elle appuya davantage sa tête contre lui pour se blottir dans ses bras, passant les sien autour de lui tandis que son cerveau essayait lentement de se remettre sur les rails. Elle n'avait jamais eu d'ami, avant lui. Jamais eu personne de proche en dehors de son frère. Elle... ne savait pas comment s'y prendre face aux démonstrations d'affection. Remercier lui semblait totalement hors de propos, mais aucune autre pensée ne parvenait à lui traverser l'esprit. Elle était touchée, extrêmement, de l'attachement qu'il exprimait, mais comment le lui faire comprendre ?

La jeune fille serra délicatement son ami contre elle, les yeux toujours fermés. Rien ne lui venait. Ou plutôt, tout lui venait. Des dizaines de pensées et d'émotions en désordre qui ne parvenaient pas à s'organiser dans quelques chose de cohérent. Et finalement, l'une d'elle parvint à s'extirper de la masse. Quelques mots qu'elle prononça d'une voix à demi-étouffée par leur contact : "Je suis heureuse que tu penses ça parce que... je tiens énormément à toi, moi aussi..." A quel point ? Les mots de son frère lui revinrent à l'esprit mais elle les ignora. Elle ne se reconnaissait pas dans ce qu'il disait. Elle tenait juste à lui car elle l'avait sauvé, car elle voulait le protéger. Et elle commençait enfin à percevoir l'effet que cela avait sur lui.