Vol vers un Nouveau Monde - 10/10/2018

L'embarquement ne s'était pas fait aussi calmement qu'il aurait pu l'être. Plusieurs personnes râlèrent de devoir attendre dans la file avant que, brusquement, le Ryuunosuke paniqué ne devienne totalement stoïque et calme, avançant jusqu'à son siège sans un commentaire de plus. Fatigué ? Hm, peut-être, mais cette attitude droite et non-hésitante ressemblait surtout à celui qu'ils avaient côtoyé durant toute la mise en place du plan. Ellia se mordit la lèvre. L'angoisse de son ami était visiblement bien plus grande que ce qu'elle croyait, et elle n'avait pas dû aider avec tout ses mystères. Malgré tout, il s'endormit rapidement à côté d'elle et elle ne tarda pas à voir son frère sombrer dans le sommeil lui aussi, puis rejoindre les deux au pays des rêves.
Elle se réveilla plusieurs fois pendant le vol, secouée par ses inquiétudes, par les turbulences parfois, par la lumière qui vint plusieurs fois se poser sur ses paupières. L'épuisement de la nuit blanche associé à la baisse d'adrénaline transforma les douze heures de vol en douze heures de sommeil, rechargeant totalement ses batteries jusqu'à ce que la voix dans les hauts-parleurs annonce l'atterrissage.

Pour tout le temps qu'il leur fallut pour récupérer leurs valises et sortir de l'avion puis de l'aéroport, Ellia décida de veiller sur Ryuunosuke et de l'aider s'il avait l'air en tant soit peu perdu. On arrivait dans son pays, ses habitudes et le quotidien d'une grande partie de sa vie, et elle était plus que consciente qu'il serait encore davantage perdu. Elle était à l'aise, plus à l'aise que dans l'organisation d'un fuite hors du pays, mais lui...
Presque naturellement, elle prit sa main dans la sienne, autant pour le rassurer que pour le guider. Nick suivit à côté d'eux sans faire le moindre commentaire, suivant l'itinéraire de façon beaucoup plus énergique et détendue qu'au début du voyage. Ensemble, ils atteignirent le bus qui liait l'aéroport à la gare. Le trajet n'était pas très long en soi, une vingtaine de minutes, et elle s'arrangea pour s'installer dans le fond, même si le bus n'était en soi pas très rempli – presque exceptionnel pour un transport public de New York. Les gens prenaient principalement le taxi, sans doute, quand ils quittaient l'aéroport.

Se rappelant des événements à l'aéroport de Tokyo, Ellia ne lâcha pas la main de son protégé du moment où ils sortirent du bus jusqu'au moment où ils entrèrent dans la gare, puis elle entraîna les deux garçons dans un coin aussi isolé que possible, un peu à l'écart de la foule même si c'était compliqué dans cette gare immense, le temps que leur train s'affiche sur le tableau central. Elle s'assura juste d'avoir en permanence un point de vue sur la liste des départs, histoire de ne pas rater le coche. Mais le plus important pour elle, actuellement, était de s'assurer que le garçon ne finirait pas par faire une crise d'angoisse ou par paniquer complètement. Leur train ne prendrait pas très longtemps à arriver mais, d'ici-là, elle voulait le rassurer. Bientôt ils pourraient lui expliquer en détail toute la situation, tout ce qui s'était passé depuis qu'il était venu dans sa chambre pour la supplier.

Le rassurer semblait une tâche impossible. En tout cas pas tant qu'elle ne lui aurait pas expliqué toute la situation. Mais ça aussi, ça faisait beaucoup à avaler. Lui expliquer tout ça pendant le trajet ? Peut-être, mais étape par étape, dans ce cas, parce que tout lui dire d'un coup, c'était surtout risquer qu'il tombe en syncope dans un coin du train et qu'ils ne puissent plus l'en sortir. Faire les choses dans l'ordre, donc. D'abord, monter dans le train, poser leurs valises en sécurité après avoir trouvé un wagon pas trop bondé histoire de ne pas ajouter à sa panique. Ellia prit une inspiration avant de jeter un œil à son frère. Il hocha simplement la tête, comme s'il lui indiquait plus ou moins que ça ne servait à rien d'attendre d'arriver chez eux. Ils avaient quitté les endroits où ils étaient le plus susceptibles de croiser des personnes parlant japonais ; ce n'était pas dans un train inter-états qu'ils allaient en voir, ou en tout cas pas des très dangereuses pour eux. Elle ferma les yeux le temps de se détendre. Par où commencer ?

"Je vais essayer de t'expliquer un peu tout ce qui s'est passé. Ça va faire... beaucoup de choses." Et ce n'était rien de le dire. Rien qu'elle, elle avait encore du mal à faire le tri là-dedans pour savoir quoi lui dire en premier. Qu'il ne risquait plus rien ? Qu'il n'avait blessé personne ? Qu'il était officiellement mort ? Rien que ça, c'était énormément d'explications en filigrane. "Tout d'abord, sache que personne n'est mort... ou en tout cas pas vraiment mort. Je vais être très cash pour que tu n'aies pas le temps de te poser de question : la seule personne qui est morte, c'est toi." Nick la regarda avec des yeux écarquillés et elle leva les mains en signe d'impuissance. Comment pouvait-elle faire autrement ? Il n'y avait aucune manière douce d'annoncer à quelqu'un qu'il avait maquillé sa mort. "On a... tous les trois, on a incendié un bâtiment vide – il était vide, on a vérifié. On a prétendu que tu m'y invitais pour me tuer, tu y es allé, et tu es sorti discrètement quand l'incendie a pris. Hors du champ des caméras. Tout le monde te pense mort, on me l'a confirmé le lendemain matin au téléphone, vu que j'avais... joué le rôle de l'amie paniquée la veille." Et joué aussi bien qu'elle le pouvait, en se forçant à imaginer des scènes assez affreuses pour pleurer de façon crédible.

Nick leva les yeux au ciel. La délicatesse de sa sœur brillait par son absence, sur ce coup-là. Alors certes, faire passer ce genre de nouvelles en douceur était compliqué, mais il y avait beaucoup de blancs dans son explication. Il se doutait bien que son objectif principal était de faire comprendre à son ami que la mafia ne viendrait pas le chercher et ne se lancerait pas à sa poursuite, mais elle avait oublié l'essentiel : pour rendre une mort crédible, il fallait un cadavre. Comment comptait-elle lui expliquer ça ? Ils avaient cru sur parole le fait que la mafia avait tué quelqu'un puis caché le corps et que Ryuunosuke était allé le récupérer, mais si c'était un mensonge ? Une manière de ne pas leur dire qu'il comptait tuer quelqu'un de sang-froid. Nick ne s'y connaissait pas assez en "autopsie" pour savoir si le corps qui avait brûlé, et qu'il avait à peine aperçu, était mort depuis quelques heures ou plusieurs jours, et il n'était pas sûr de pouvoir l'affirmer uniquement pour rassurer l'ami de sa sœur. "La mafia te croit mort, ils ne partiront pas à ta recherche." Et la mafia les croyait en vacances au Mexique, si elle avait essayé de suivre leurs mouvements.
Ça ne suffirait pas. Il était conscient, et il espérait qu'Ellia l'était aussi, que ça ne suffirait pas. Que le garçon n'aurait que davantage de questions et de stress après une telle entrée en matière.

Oui, il y avait des manières moins directes de lui annoncer ça et non, aucune n'aurait pu faire passer l'information plus facilement. On parlait quand même d'annoncer à quelqu'un que la ville et probablement bientôt le pays dans lequel il avait grandi le considérait désormais mort. N'avait-il vraiment que des ennemis, là-bas ? Que des gens qui le manipulaient ou cherchaient à le tuer. Il avait affirmé ne pas avoir d'amis, mais peut-être y aurait-il quelqu'un qui le pleurerait ? Elle n'arrivait pas à savoir ce qui serait le mieux. Que personne ne le regrette, ou que quelqu'un souffre de sa présumée mort.

"Ils ne te hercheront pas. On a fait en sorte que ta mort ne fasse aucun doute pour eux." D'un côté, ne venait-elle pas d'affirmer qu'ils avaient forcément usé d'un corps autre que le sien pour faire croire à sa mort ? Oui, mais le sujet aurait fini par se présenter de toute manière. À un moment ou un autre, il aurait fallu lui dire qu'ils avaient traîné un corps à l'intérieur avant de mettre le feu. Ce fut d'ailleurs la question qu'il lui posa ensuite, et elle secoua la tête. "Non, tu n'as tué personne. On a simplement récupéré un homme déjà enterré qui correspondait niveau taille." Elle tourna la tête vers Nick comme pour confirmer et son frère opina également même si, au fond, il doutait un peu plus qu'elle. Ils n'étaient après tout pas là quand il avait récupéré le corps... mais il préféra ne rien dire à sa sœur.

"On a dû... couper et teindre tes cheveux pour correspondre à la photo du passeport que Nick a... emprunté à un ami." Bon, le mot était clairement faux et elle n'avait pas cherché à cacher que cet emprunt n'était pas véritablement volontaire, mais il l'aurait deviné de toute manière. Quand on essaye d'être discret, on évite de demander à un ami de prêter un passeport pour faire passer quelqu'un en douce. "Il expirait dans pas longtemps, ça ne lui manquera pas. Il aurait dû le refaire, de toute manière." Ça, c'était clairement sa tentative de justifier un acte illégal. Comme si c'était le pire qu'ils aient fait depuis qu'ils avaient entamé leur fuite. Mettre le feu, voler un corps, feindre une mort, voyager sous de fausses identités... à côté de ça, prendre le passeport d'un ami en omettant de lui demander n'était rien.

"On a réussi à camoufler ton œil blessé, aussi. Mais tu n'auras pas besoin de garder cette apparence longtemps. C'était simplement pour l'avion." L'avion et les papiers d'identité nécessaires en cas de contrôle dans le train, même s'ils étaient rares. "Après, on s'assurera que tu aies des nouveaux papiers. Mon père a les contacts qu'il faut." Jamais elle n'aurait cru que les années de prison de son père puissent avoir un semblant d'utilité, mais il avait rencontré un faussaire en cellule qui lui devait un service. Le contact parfait pour terminer leur fuite et commencer une nouvelle vie.

Comment avait-il pu accepter le plan et comment les avait-il aidés... C'était la question qu'elle redoutait, pourtant la question la plus évidente. Comment pouvait-elle lui expliquer ça ? Elle n'était même pas sûre d'avoir tout compris elle-même. Elle prit une grande inspiration. "Tes... absences n'en sont pas vraiment." Elle déglutit et ferma les yeux le temps d'essayer de mettre ses pensées ans un ordre cohérent et sans qu'il se retrouve avec un trop lourd fardeau sur les épaules. "Tu es... enfin tu as... comment dire ça..." Après lui avoir dit cash cinq minutes plus tôt qu'il s'était fait passer pour mort, elle savait que son hésitation lui donnerait encore plus de raisons de stresser. Alors elle respira un bon coup, prit sa main dans la sienne. Faire passer cette pilule-là était plus délicat. "Tu as une autre personnalité... Un autre toi, plus pragmatique, qui prend ta place quand les choses deviennent trop dures à endurer..." Quelque chose comme ça. C'était en tout cas ce qu'elle avait compris, c'était pour ça qu'ils étaient partis en urgence la veille au lieu de prendre le temps de planifier.  Elle ne savait pas trop comment il allait le vivre, comment il allait le prendre. Ce n'était pas le genre de chose que l'on découvrait à la légère mais, en même temps, peut-être qu'il s'y attendait. Il ne devait pas avoir des dizaines d'hypothèses pour ses absences, les amnésies n'étaient pas si communes.

Sa question suivante laissa Ellia dans un léger silence. Maintenant ? Elle ne savait pas exactement. Nick suivrait Anko quand elle quitterait le Japon pour s'installer en Europe, elle-même finirait sûrement par suivre Nick, mais Ryuunosuke les suivrait-il ? Elle ne se voyait pas l'abandonner ici, à un océan de son pays natal, un endroit où il ne connaissait personne. Même ses parents ne pourraient pas l'aider éternellement. Alors il y avait une part de confiance dans sa voix quand elle lui répondit. "Tu peux venir avec moi. Avec nous. On va s'installer quelque part et tu pourras commencer une vie à toi. Aller au lycée, être enfin en sécurité, vraiment penser à autre chose qu'à la peur..." Ça ne serait pas facile, loin de là. Ses parents en avaient témoigné plusieurs fois devant eux : abandonner une vie de souffrance pour réussir à s'en construire une nouvelle, une personnelle, loin des soucis de son ancienne existence, n'était jamais facile. Elle espérait d'ailleurs que son ami aurait le temps de discuter un peu avec sa mère qui, même si elle n'avait pas vécu les mêmes choses que lui, avait eu son lot d'horreurs dans son enfance. Peut-être pourrait-elle l'aider à aller de l'avant, à réfléchir à autre chose qu'à ce qui l'avait fait souffrir...

"Je veillerai sur toi jusqu'à ce que tu n'aies plus besoin de moi." Si ce jour arrivait... voulait-elle vraiment que ce jour arrive ? Elle n'en savait rien. Elle voulait le protéger, elle voulait qu'il réussisse à réparer toutes les failles que la vie avaient creusées dans son cœur, mais il voudrait peut-être le faire sans elle, à un moment ou un autre.
Avait-il toutes les réponses dont il avait besoin ? Elle en doutait. Mais elle continuerait de lui répondre, inlassablement, jusqu'à ce qu'il n'ait plus de questions.

La surprise après avoir découvert cette histoire de double personnalité avait l'air de taille, mais il ne réagit pas plus qu'avec une expression d'incompréhension. Peut-être qu'elle aurait dû lui laisser le temps de parler, mais elle se sentait obligée de lui expliquer tout ce qui concernait ces absences en laissant le moins de questions possibles en suspens. Ensuite de quoi il lui posa une question sur son avenir à laquelle elle s'efforça de répondre, tandis que Nick se contentait d'écouter, silencieux, comme elle en avait l'habitude. S'il parlait, ce serait pour ajouter quelque chose qu'elle avait oublié. Il se contentait de la regarder avec un petit sourire en coin qu'elle n'arriva pas à interpréter.
Lorsqu'il lui demanda un peu de temps pour gérer tout ça, elle hocha la tête, le laissant s'isoler dans son monde, installé contre la fenêtre. Elle ferma les yeux un moment, jusqu'à ce qu'elle sente son frère bouger et qu'elle entrouvre la paupière pour voir que Nick sortait ses écouteurs pour se mettre un peu de musique pour le trajet. Après un brève hésitation, elle fit de même et récupéra son casque, s'isolant à son tour. Elle s'allongea elle aussi contre la fenêtre et se laissa emporter dans un état de semi-sommeil, bercée par la musique.

La gare où ils s'arrêtaient finit par arriver, et ce fut elle qui s'extirpa en première de son siège, suivie de près par Nick, avant d'indiquer à Ryuunosuke qu'ils allaient sortir du train. Pendant que son frère récupérait leurs affaire au-dessus des sièges, elle se tourna vers le garçon. "Deux-trois trucs à savoir avant. Ma mère fait parfois des têtes un peu étranges mais elle n'est pas méchante. Et mon père..." Elle allait dire quelque chose mais Nick esquissa un léger sourire moqueur. "Notre père, c'est simple. Tu vois la tête de mule qu'est Ellia ? Il est dix fois pire." Elle fronça les sourcils en lui jetant un regard mauvais mais il se contenta de lui tapoter la tête d'une main avant de leur donner leurs bagages. Ensemble, ils sortirent du train, et Ellia resta aux côtés de son ami tandis qu'ils traversaient la gare, nettement plus petite et moins peuplée que celle de New York. Revoir cet endroit lui fit un drôle d'effet : cela faisait un moment qu'elle n'avait pas remis les pieds dans le Connecticut, leurs parents préférant faire le déplacement pour venir les voir au Japon.
Parlant d'eux, elle les repéra non loin de là à côté de leur voiture, le regard fixé sur leur téléphone, sûrement en attendant un message que ni Nick, ni Ellia ne leur enverrait. Après un dernier regard vers Ryuunosuke pour s'assurer qu'il ne stressait pas énormément – difficile à juger – la jeune fille le guida jusqu'à la voiture, suivi par un Nick qui devait bien être le seul détendu du trio.

Le premier réflexe d'Holly fut de serrer ses enfants dans ses bras. Depuis qu'elle avait appris pour la fusillade dans leur université, la mère des jumeaux n'avait eu de cesse de leur répéter de quitter le pays et de ne plus y mettre les pieds, indifférente au fait que les États-Unis n'étaient pas foncièrement moins dangereux. Cette étreinte ne dura qu'un bref instant, cependant, avant qu'elle se tourne vers le garçon qui accompagnait Nick et Ellia. Elle le jaugea un instant, plissa les yeux, puis un sourire avenant se dessina sur ses lèvres. Holly chassa les longues mèches rousses qui masquaient son visage avant de s'incliner légèrement. "Enchanté, je suis Holly Ballentine."
Son conjoint fut plus sobre. Toujours adossé à sa voiture, il passa une mains dans ses cheveux noirs pour les ramener en arrière. Il percevait la confiance parfaite qu'avait Holly dans le jugement de ses enfants, il n'était pas sûr de la partager. Qui que soit ce garçon, les jumeaux avaient pris des risques inconsidérés pour le sortir du Japon. Il tendit la main vers le jeune homme tandis qu'Holly s'évertuait à ouvrir le coffre pour y ranger les bagages. "Cahel McKelly. Le père des gamins un peu fous qui t'ont kidnappé." Holly leva les yeux au ciel et lui asséna une pichenette sur l'épaule qu'il ignora superbement, affichant juste un léger sourire. "Il va falloir vous serrer un peu à l'arrière les enfants. On a pas la voiture la plus spacieuse du pays, mais c'est pas très loin." La route n'était effectivement pas très longue jusqu'à la ville où ils vivaient depuis leur enfance, New Haven.

Ellia leva les yeux au ciel à la remarque de son père. "Kidnappé", tu parles. Bon, vu qu'ils étaient partis précipitamment pendant qu'il n'était pas vraiment conscient de ses gestes, ce n'était peut-être pas si éloigné de la vérité, mais c'était à sa demande et c'était pour lui sauver la vie, alors... En tout cas, comme elle pouvait s'y attendre, il n'avait pas l'air très à l'aise. C'est sûr qu'il y avait moins bizarre comme accueil que ses parents, leurs mimiques et leurs blagues, mais quand on commençait à connaître leurs expressions, on finissait par s'y faire. Elle avait ainsi pu voir lequel des deux se méfiait le plus de cette situation, et ce n'était pas sa mère.

Ils s'installèrent à l'arrière de la voiture, Ellia prenant la place du milieu étant donné qu'elle était la plus petite et la plus fine. Nick s'assit un peu en biais pour lui laisser un peu d'espace, et Ryuunosuke se perdit rapidement dans l'observation du paysage par la fenêtre. Holly leur posa quelques questions sur le voyage, rien de très spécifique en soit, et Ellia y répondait mécaniquement pour garder son stress sous contrôle. Nick, lui, s'était à nouveau isolé dans sa musique ? Plusieurs fois, la jeune fille posa les yeux sur son ami pour s'assurer que cette situation ne l'angoissait pas trop, mais il semblait encore lui-même. C'était qu'il n'avait pas atteint un stress trop élevé, non ? Mal à l'aise comme n'importe qui dans sa situation, mais pas assez en panique pour céder la place. Elle se sentait plus ou moins soulagée quand ils arrivèrent à New Haven.

Depuis combien de temps n'avait-elle pas mis les pieds dans cette maison ? Un an ? Deux ans ? Quelque chose comme ça. Holly ouvrit le coffre de la voiture, laissant chacun récupérer son sac ou sa valise avant qu'ils se dirigent vers la porte d'entrée. Ellia tourna la tête vers son ami et s'efforça de lui offrir un sourire rassurant. En passant près de lui, Nick posa une main sur son épaule. "Tout va bien se passer, ne t'en fais pas. Ils savent ce que ça fait, de vivre ça." De fuir quelque chose, de débarquer dans un endroit inconnu sans le moindre repère, d'être perdu devant les attentions de quelqu'un. Ils avaient l'un comme l'autre traversé ce genre de choses, avec un passé peut-être moins violent mais sans soutien pour les guider.

Holly fut d'ailleurs la première à le prouver puisqu'elle se tourna vers le garçon sans se départir de son air amical, posant les clefs de la voiture sur une petite table dans l'entrée. "Si tu veux te reposer ou prendre le temps de te remettre de tes émotions, il y a une chambre pour toi à l'étage", dit-elle d'une voix douce. "Tu dois être encore secoué, on pourra discuter de tout ça plus tard. Le voyage a dû être éprouvant." Ensuite de quoi elle laissa Cahel leur expliquer qu'ils avaient préparé la chambre de Nick pour lui, afin qu'il puisse accéder plus facilement à la salle de bain attenante, et que les jumeaux dormiraient ensemble pendant un temps. Ils hochèrent la tête, pas dérangés le moins du monde, et Nick fit signe au garçon de le suivre dans l'escalier. Même s'il souhaitait redescendre plus tard, il fallait tout de même qu'ils déposent leurs affaires à l'étage. Ellia les suivit après un regard reconnaissant vers ses parents.

L'étage de la maison était un simple palier de parquet, avec quelques meubles – un bureau, un fauteuil, une petite commode. En face de l'escalier, une porte fermée à clef menait à la chambre de Holly et Cahel et, tout de suite à droite, les chambres attenantes de Nick et Ellia. Le jumeau déposèrent leurs affaire en ouvrant simplement la porte de la chambre d'Ellia pour poser leur sac de l'autre côté, puis ils guidèrent leur invité jusqu'à la chambre de Nick, juste à côté. La pièce n'était pas extrêmement grande, sobrement meublée d'un lit double, d'une armoire et d'un bureau, ainsi que de quelques étagères sur les murs. Il n'y avait qu'un pas à faire en sortant pour atteindre la salle de bain accolée à la chambre. Il était clair que la pièce avait été rangé récemment. "Il doit y avoir encore des vêtements dans l'armoire, si tu veux te changer", dit-il sans trop être sûr de ce qu'il affirmait. Ellia prit la relève en voyant que son frère se frottait l'arrière de la tête, comme s'il ne savait pas trop quoi dire. "Si tu veux dormir un peux ou prendre une douche, tu peux... la salle de bain est juste à côté." A vrai dire, elle ne savait pas s'il souhaitait rester seul ou non. Peut-être le temps de prendre ses marques ou peut-être que, à l'inverse, il se sentirait encore plus perdu s'ils le laissaient seul dans cette chambre ; même si, en soi, elle ne serait pas loin.

Le jeune homme semblait encore assez perdu dans leur maison, ce qui était assez normal dans sa situation. Les jumeaux restèrent un moment mais, quand il vit que leur protégé demandait l'aide de sa sœur, Nick esquissa un petit sourire et s'éclipsa discrètement de la chambre pour les laisser tous les deux. Il s'installa dans celle de sa sœur, défaisant ses valises en attendant qu'Ellia vienne le rejoindre.

Elle resta, bien évidemment, hochant la tête à sa demande avant de venir l'aider, même si elle avait beaucoup trop peur de le blesser en approchant ses mains de ses yeux. Il avait mis ses lentilles de lui-même, et elle n'était pas sûre de vouloir prendre le risque mais s'il lui demandait, elle ne pouvait pas refuser. Elle l'aida donc du mieux qu'elle put à les retirer, son regard s'arrêtant quelques secondes dans celui de Ryuu, se perdant dans ses yeux verts. Elle cligna des yeux rapidement avant de reprendre ses esprits, passant une main dans ses cheveux en s'écartant un peu. "Je vais te laisser te reposer..." Elle sourit doucement avant de rejoindre sa chambre, et son frère, tandis qu'il allait visiblement prendre une douche.

Nick s'était installé sur le lit avec son téléphone, pianotant sur ce qui devait être un jeu. Il tourna la tête vers elle quand elle entra. "Fatiguée ?" Ellia le regarda un instant avant de comprendre qu'il parlait d'elle, puis secoua la tête. "Non, ça va... j'ai pas mal dormi pendant le trajet." Il sourit et reposa son téléphone sur l'oreiller avant de se lever, passant un bras autour des épaules de sa sœur avec un petit air moqueur. "Tu t'y attaches, à ce garçon, pas vrai frangine ?" Ellia leva les yeux au ciel et soupira, se baissant un peu pour passer sa tête sous le bras de son frère et se dégager. Puis elle lui donna une petite tape derrière la tête. "Ne prends pas cet air satisfait, andouille. C'est mon ami, je veille sur lui. C'est normal." Nick eut un petit sourire en coin mais n'ajouta rien. Il préféra sortir de la chambre pour redescendre et rejoindre leurs parents en bas, bientôt suivi par sa sœur, qui jeta un dernier regard vers la porte de la pièce voisine avant de s'engager dans l'escalier.

Sitôt qu'ils furent en bas, ils s'installèrent l'un comme l'autre dans le canapé, où Holly leur apporta de quoi grignoter et à boire. "Parce que je vous connais, je suis persuadée qu'aucun de vous d'eux n'a eu l'idée de manger pendant le trajet. A part dans l'avion." C'est vrai qu'on leur avait servi un repas sommaire pendant le vol, mais ni l'un ni l'autre ne dirait non à de la nourriture d'un peu meilleure qualité. Ils commencèrent donc à manger tandis que leur mère les rejoignait dans le canapé. "Il dort, j'imagine ?" Ellia hocha la tête et Holly esquissa un sourire un peu triste. "Il a l'air vraiment seul et perdu. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé avant que vous décidiez de lui faire fuir le pays, mais vous avez pris une bonne décision." Après un instant de réflexion, elle tourna la tête vers Ellia et son sourire changea légèrement, passant d'une tristesse empathique à un petit air sûr d'elle. "Même si je suis persuadée que c'est surtout ton idée." La jeune fille hocha la tête en prenant une gorgée de thé glacé, soulagée que son frère ne se permette ni blague ni regard évocateur. Ses tentatives de plaisanteries des derniers mois étaient un tantinet agaçantes, comme s'il avait soudainement découvert le sens de l'humour. Elle aurait préféré qu'il s'en passe et qu'il reste aussi ignorant qu'elle à ce sujet.

Ils restèrent en famille, bientôt rejoints par leur père, pendant un moment, discutant sans trop en dire des derniers événements au Japon. Le sujet de la fusillade fut mentionné et Ellia se recroquevilla sur le canapé. Le souvenir était encore tenace dans sa mémoire et, même si elle et l'ami avec lequel elle s'était fait embarquer s'en étaient sortis indemnes, elle n'arrivait pas à effacer l'image des trois personnes qui s'étaient effondrées sous les balles ce jour-là. Même Nick s'était un peu crispé, et tous deux pouvaient sentir la rage qui faisait bouillir le sang de leur mère dans ses veines à l'évocation du danger qui avait pesé sur eux. Nul doute que s'ils s'étaient tenus face à elle, elle aurait explosé, l'idée qu'on ait pu s'en prendre à ses enfants était la seule à pouvoir la faire encore sortir de ses gonds.
Quand il devint évident que Ryuunosuke allait dormir une bonne partie de la nuit, ils décidèrent de monter se reposer eux aussi. Les discussions pouvaient attendre le lendemain matin, surtout vu le côté éprouvant de ce qu'ils avaient vécu. Cahel alla lui aussi se coucher un peu plus tard, laissant Holly seule dans le salon sans insister, parfaitement conscient qu'elle ne pourrait pas dormir avec l'état de colère qu'elle avait atteint. Elle resta seule en bas, avec une simple lampe, laissant un plat sur la table de la cuisine au cas où l'ami de ses enfants se lèverait plus tôt que prévu, puis elle s'évertua à se détendre. Chasser la colère qu'elle s'était jurée de ne jamais tourner contre personne d'innocent, personne qui n'aurait fait aucun mal à sa famille. Tous ceux qui se trouvaient sous ce toit étaient innocents. Elle s'assit en fermant les yeux, respirant calmement tout en malaxant un peu trop fort la boule en mousse qui lui servait d'exutoire. Même si elle cesserait au bout d'un moment, elle resterait là toute la nuit. Le sommeil et l'angoisse, le sommeil et son instinct protecteur, n'avaient jamais été bon voisins.