Je ne veux pas rester ici... - 25/09/2018

Ellia se réveilla en sursaut, le cœur serré par l'angoisse. Le fait de n'avoir aucune colocataire lui évita de faire peur à qui que ce soit, mais elle garda sa main sur sa poitrine le temps de reprendre son souffle. Les cauchemars étaient encore là. Plus aussi récurrents que dans les jours qui avaient suivi la fusillade, mais ça lui arrivait encore de se réveiller avec les mains tremblantes. Elle tourna la tête vers son réveil. 8h... Bon, ça allait. Elle pouvait se lever raisonnablement, ça lui évitait d'avoir à galérer pour se rendormir. Avec un soupir, elle passa une main sur son visage avant de s'asseoir sur le bord du lit. Cette histoire n'était pas prête de disparaître de son esprit. Elle n'avait rien de spécial à faire aujourd'hui. Pas de cours. C'était peut-être l'occasion d'aller faire un tour du côté du lycée. Depuis les événements, elle s'inquiétait de l'état de garçon qu'elle avait sauvé. Elle ne connaissait pas son nom, donc elle n'avait pas pu simplement vérifier la liste des blessés. Si elle le croisait dans les couloirs, elle serait rassurée...

Ellia s'habilla rapidement, se maquilla comme à son habitude et attrapa son sac pour sortir de sa chambre et des dortoirs. Elle ne resterait pas longtemps, peut-être juste une partie de la matinée à traîner du côté du lycée, histoire de voir ce qui s'y disait, puis elle reprendrait l'entraînement pour la journée. Ce n'était pas l'idée du siècle, d'alimenter ses angoisses comme ça, mais c'était plus fort qu'elle.
Elle n'avait jamais, ou seulement très peu, mis les pieds dans cette partie de l'académie, mais vu que son objectif était un peu d'errer au hasard, elle ne fit pas vraiment attention à où elle allait, s'assurant juste de ne pas perdre le chemin jusqu'à la sortie.
Jusqu'à ce qu'elle sente une main se refermer sur son bras.

"Eh là, Ballentine. Viens ici une seconde." Elle nota deux choses. D'abord, il connaissait son nom, ce qui pour un lycéen n'était pas forcément une bonne chose. Ensuite, son ton et sa façon de la tenir étaient très clairement agressifs. Elle dégagea son bras, ne répondit pas, continua d'avancer. Le mec la suivait, elle l'entendait. Les mecs, réalisa-t-elle en écoutant les pas derrière elle. Avant qu'elle n'atteigne le bout du couloir, elle vit quelqu'un la dépasser, se planter devant elle pour la faire reculer. Les dents serrées, elle voulut l'esquiver, en vit un deuxième à côté qui l'en empêcha. Quand elle sentit le mur dans son dos, elle se crispa. Ils étaient trois. Le calcul n'était pas compliqué. Elle avait beau frapper fort et savoir se battre, à une contre trois et avec aussi peu de liberté de mouvement, impossible de les neutraliser. Elle se figea. "T'es sûr que c'est elle ?" "Oui", confirma le premier en posa sa main contre le mur à côté de la tête d'Ellia, "Il y a pas cinquante Ellia Ballentine.". Elle prit une inspiration pour se donner un peu d'assurance. Qui que soient ces gars, ils en avaient visiblement après elle et ne l'avaient pas choisie au hasard. "Qu'est-ce que vous voulez ?"

Le premier gars eut un sourire carnassier en se rapprochant d'elle. Trop près, mais elle ne pouvait pas reculer davantage. Elle serra simplement les dents. "Une vengeance. Tu vois, il y a un type dans ce lycée qui a trouvé intelligent de nous défier. Un type qui travaille avec les connards qui ont tiré sur nous." Ellia fronça les sourcils. Quel était le rapport avec elle ? Elle allait poser la question mais le type, visiblement satisfait de sa position de force, ne lui en laissa pas le temps. "Ryuunosuke Gumi." Elle croisa les bras en s'efforçant d'avoir l'air relativement intimidée. Pas trop, pour ne pas avoir l'air d'une cible, mais être trop insolente ne l'aiderait pas. "Je ne vois pas qui c'est." Le sourire du mec en face d'elle qui s'élargit la fait douter un peu de l'intelligence de sa franchise sur cette réponse. Elle sentit la main qui se referma trop fort sur sa mâchoire, appuya sur ses joues en la forçant à relever le visage. "Ah ouais ? Si tu invites des inconnus dans ta chambre, je devrais peut-être venir faire un tour, moi aussi.". Dans sa chambre ? C'était... Le sang d'Ellia se glaça dans ses veines quand elle croisa son regard, quand il posa sa main sur sa cuisse. Une main large, menaçante. Trop près de la limite de sa jupe, trop sur sa peau.

Premier réflexe, elle donna un coup direct à l'estomac du type, profitant de l'avoir plié en deux pour essayer de s'enfuir, espérant que les deux autres serait trop pris par surprise pour l'arrêter, mais elle sentit qu'on la retenait par le bras bien avant d'avoir eu le temps de courir. "Reste là." cracha le type en la plaquant contre le mur et en la retenant par l'épaule, une grimace encore douloureuse suite à son coup à l'estomac. C'était un de ses amis qui avait retenu Ellia en arrière, assez pour que lui puisse se remettre du choc et reprendre son rôle de chef. Elle serra les dents, jusqu'à ce qu'il referme ses doigts sur son poignet, la retenant toujours de son autre main. "On va lui rendre sa copine en miettes, ça lui apprendra à choisir ses ennemis."

Le reste s'enchaîna vite. Elle hurla avant de comprendre ce qu'il essayait de faire, sous la douleur qui lui irradiait le bras. Elle essaya, en vain, de se dégager. Des dizaines d'émotions traversèrent son esprit en même temps. La douleur, la colère, l'incompréhension, la promesse de vengeance, la rage, la peur. Puis la terreur lui serra l'estomac. Ajouta aux larmes de souffrance qui perlaient déjà dans ses yeux. Elle sentait la pression sur son bras. Il était en train de forcer dessus, d'essayer de le tordre dans le sens inverse. Non... Non, tout sauf ça. Tout sauf ça. Elle gémit sans savoir si c'était parce qu'elle avait mal ou parce qu'elle était terrifiée. C'était sa vie, qu'il essayait de briser. Elle revit la dépression de son frère quand son coude avait commencé à lâcher. La spirale morbide dans laquelle il s'était enfoncé. Elle revit ses entraînements, ceux auxquels elle ne pourrait plus aller s'il la blessait. C'était comme mourir, voir sa vie défiler devant ses yeux. Elle poussa un cri quand il accentua la pression, les yeux fermés comme pour refuser la réalité. Les larmes la brûlaient quand même.
Pas mon bras. Pas mon bras, je vous en supplie. Tout sauf le hand. Tout sauf le sport. Ne m'arrachez pas ma raison de vivre.

Elle sentit, soudainement, la pression sur son bras disparaître. Était-ce parce qu'elle avait perdu toute sensation ? Ou l'avait-il lâchée ? Elle n'osait pas rouvrir les yeux pour voir. L'idée que son bras puisse être inutilisable, brisé, lui était trop insupportable pour qu'elle essaye de vérifier. "Ryuunosuke..." gronda la voix du premier type. Elle tiqua légèrement. Ce nom... c'était bien le nom qu'il avait mentionné avant de s'en prendre à elle, non ? Le nom d'un inconnu dans sa chambre. Elle entrouvrit difficilement les yeux, le visage encore crispé par la peur. Le gars l'avait lâchée. Parce que ses deux amis étaient étalé par terre, et que quelqu'un lui faisait face.
Même avec les larmes de douleurs qui noyaient son regard, elle reconnut son visage.

"Ne m'approche pas ! Si tu fais un seul pas vers moi je la.. hmpf..." Il se plia en deux sous le choc d'un violent coup à l'estomac, et sa main relâcha soudainement l'épaule d'Ellia. La peur qui lui serrait toujours le cœur rendait ses jambes tremblantes, mais elle ne le réalisa que lorsque les doigts qui l'immobilisaient au mur la lâchèrent. Elle glissa le long du mur et s'effondra, incapable de soutenir le poids de son propre corps. Le gars était loin, maintenant. Traîné à l'écart. Elle entendit un bruit de coup de poing mais ne releva pas la tête ; en panique, elle palpait son bras à tous les endroits possibles, cherchant une douleur, une entorse, une fracture. Elle peinait à réaliser qu'il était encore entier, qu'elle allait encore pouvoir s'en servir, que le gars n'avait rien brisé. Rien physiquement, en tout cas. La terreur lui nouait toujours les entrailles, s'ajoutant à celle qui avait alimenté ses cauchemars. Les bruits de coups continuaient. Tremblante, la respiration toujours saccadé, elle releva difficilement la tête. Chercha à percevoir quelque chose à travers le brouillard qui avait remplacé sa vision.

Le mec qui l'avait agressée était à terre, et le garçon qu'elle avait sauvé – et qui venait de la sauver – frappait, encore et encore. Avait-elle seulement la volonté de l'arrêter ? Une part d'elle, en voyant le sang qui s'écoulait du visage de ce type, ressentait une satisfaction malsaine. Celle de la vengeance. Il avait failli lui casser le bras, n'était-ce pas que justice qu'il se fasse casser le nez, et la mâchoire, et tout le reste ?
Mais d'un autre côté...
Pouvait-elle vraiment le laisser continuer ? La violence qui émanait de lui était perceptible, au point qu'elle se demanda un instant s'il s'agissait vraiment du garçon qu'elle avait sauvé dans la ruelle. Oui, elle reconnaissait son visage, mais elle était la mieux placée pour savoir que les jumeaux étaient une possibilité. S'il n'y avait pas eu ce nom... Ryuunosuke. Un inconnu dans sa chambre. C'était le seul garçon qui y avait jamais mis les pieds, même la seule personne, ça ne pouvait être que lui. Elle l'avait sauvé. Il l'avait aidée... S'il continuait, s'il perdait trop le contrôle, si jamais il le...

Un frisson la parcourut, mais les coups cessèrent subitement. Était-il... vivant ? Une pointe d'angoisse, bien trop légère face à la terreur qui ne l'avait toujours pas quitté, réussit quand même à l'atteindre. A se noyer dans sa peur originelle et à l'alimenter d'autant plus. Quand le garçon se leva en saisissant l'autre type par les cheveux, elle tendit la main pour attraper sa manche. Le vêtement lui échappa aussi – l'avait-il repoussée, ou bien n'avait-elle pas tenu assez fort ? - mais elle refusait de rester seule. Il ne pouvait pas la laisser là. Il ne pouvait pas... elle ne tiendrait pas. Ellia essaya de se lever, posa un genou et un pied à terre en essayant de soulever son corps, s'effondra à cause de ses jambes trop faibles et trop flageolantes pour le porter. Elle sentit les larmes lui brûler les yeux et lui serrer la gorge à nouveau. Posa les coudes au sol pour se redresser de la position allongée dans laquelle elle s'était effondrée. "Ne t'en vas pas !" appela-t-elle d'un ton suppliant. Sa voix tremblait, tout le reste de son corps aussi. Elle s'appuya sur ses mains pour essayer de se ragenouiller. "Ne me laisse pas toute seule... s'il te plaît... je t'en prie ne me laisse pas toute seule..." Elle était terrifiée à l'idée de rester seule ici, avec ses jambes trop tétanisées par la peur pour la soulever, avec le risque que n'importe qui puisse l'atteindre. Elle se sentait terriblement faible, terriblement vulnérable.

Sa voix se brisa tandis qu'elle essayait maladroitement d'avancer vers lui. "Ryuunosuke..." tenta-t-elle. "S'il te plaît... tu n'as pas besoin de faire comme lui..." Qu'est-ce qu'elle était en train de dire ? Pourquoi... parce qu'il venait de le rouer de coups ? Non... Non, elle avait vu son sourire. Sourire face à la souffrance de son adversaire, comme celui-ci avait souri en tordant le bras d'Ellia en arrière et en la voyant hurler. Mais elle ne pouvait pas croire qu'il était comme ça. Elle avait trop de souvenirs du garçon mal en point et affaibli, gêné d'être dans sa chambre, gêné qu'elle l'aide ; ça ne correspondait pas. Ça n'allait pas avec l'image qu'elle avait de lui. "Tu n'es pas comme ça..." Elle se releva difficilement, instable sur ses jambes mais capable de tenir plus ou moins debout. Comme lui la première fois qu'elle l'avait rencontrée ; mais il n'était pas en larmes et terrifié ce jour-là. Juste blessé et frigorifié. Elle avait peur. Elle avait mal. Elle avait besoin de soutien. Elle ne voulait pas qu'il la laisse seule. Elle avait besoin de lui. "Tu n'es pas comme ça..." répéta-t-elle d'une voix toujours tremblante mais légèrement plus stable. Elle ne voulait pas qu'il s'en aille. Elle ne voulait pas qu'il l'abandonne.

Il ne réagit pas à ses appels, à ses supplications. Elle continua. Elle continua jusqu'à acquérir la certitude que ce n'était pas vraiment lui. Peut-être s'était-il laissé emporter par l'adrénaline ? Elle avait déjà vu ça arriver. Le visage de Caroline Miller s'imposa à son esprit quelques secondes. Oui, ça lui était même déjà arrivé. De se perdre dans l'adrénaline d'une vengeance au point qu'ils avaient dû se mettre à trois pour l'arrêter. Peut-être pas aussi violemment, ni aussi froidement, mais il suffisait qu'il soit plus sanguin qu'elle. Non ? Il ne pouvait pas être si différent... Quand elle l'avait vu, la première fois, il avait l'air désespéré. Il avait refusé son aide, oui, mais il n'avait à aucun moment paru du genre à devenir aussi violent sans raison, pour le plaisir.
Pourtant il avait souri, lorsque ce type était à sa merci.

Il ne bougeait pas. Elle continua de s'approcher. S'il restait si immobile, si calme, c'est qu'il ne comptait pas l'empêcher d'avancer ? Elle n'était pas sûre d'elle. Elle sentait une tension en lui qu'elle n'arrivait pas à comprendre, et elle ne pouvait de toute façon pas approcher très vite. Avancer lui demandait un effort surhumain. La seule chose qui la tenait debout, c'était l'espoir qu'il resterait à ses côtés si elle avait la force mentale de l'en convaincre.
Quand il parla, elle se figea.

Pouvait-elle vraiment répondre à cette question ? Elle ne le connaissait pas. Elle ne l'avait vu qu'une fois, presque mort, avec une blessure ouverte qu'elle avait pris le temps et la peine de soigner par inquiétude et compassion, malgré les réticences qu'il avait manifesté, mais... Les types avaient dit qu'il travaillait avec ceux qui avaient lancé une fusillade sur l'école. Était-ce vrai ? Possible ? Elle l'avait trouvé avec une blessure au couteau à l'abdomen, après tout, il avait refusé d'aller à l'hôpital. Elle venait de le voir éclater le visage d'un gars, certes un connard, à coups de poings.
Mais ça ne l'arrêta pas. Elle n'y croyait pas. Et même si elle y croyait, elle refusait de considérer la question. Elle fit un pas vers lui avant d'ouvrir la bouche.. "Tu n'es pas quelqu'un qui va blesser une autre personne pour le plaisir de la voir souffrir", répondit-elle et massant doucement son bras douloureux. "Pas comme lui. Tu n'es pas un taré cruel. Pas un tueur."

Elle n'en savait rien. Rien du tout. Elle ne savait pas si elle était en train de dire quelque chose de totalement faux ou si elle visait juste. N'avait-il pas failli tuer quelqu'un à coups de poing ? Failli... failli seulement... Elle voulait simplement qu'il reste, simplement l'atteindre pour qu'il ne l'abandonne pas seule au milieu de ce couloir. Rien que les murs qui l'entouraient lui donnaient la nausée. Elle voulait partir d'ici, mais elle ne pouvait pas, seule. Pas plus qu'elle ne pouvait rester ici. Dans ce couloir, proche de ces gens qui avaient essayé de la... de la toucher, de la blesser, de lui ôter la seule chose qui lui permettait d'exister.

Elle resta silencieuse un moment. Elle ne savait pas quoi dire de plus. Le supplier encore de rester à ses côtés ? Elle serra son bras endolori contre sa poitrine, encore mal à l'aise, encore inquiète. Son regard se porta, l'espace d'un quart de seconde, sur le visage du gars qui l'avait agressé. Visage en très mauvais état, mais pas assez pour qu'il n'ouvre pas les yeux. Vivant, donc. Elle ne lui adressa qu'un regard noir avant de relever les yeux vers Ryuunosuke. "Tu es le garçon qui m'a sauvée." dit-elle finalement. Elle ne savait pas quoi dire. Elle garda pour elle les raisons de cette agression. Elle ne prononcerait pas un mot là-dessus. Peut-être plus tard, peut-être quand elle n'aurait plus besoin de sa présence à ses côtés. Pour l'instant, elle voulait qu'il reste pour ne pas s'effondrer. C'était à peine si ses jambes la tenaient debout. Elle s'appuya contre le mur pour essayer de rester stable.

Le cœur d'Ellia se serra en voyant des larmes apparaître dans ses yeux. Ça. C'était de ça, qu'elle parlait. Un homme cruel et insensible ne pleure pas. S'il était ce type de personne, il l'aurait regardée froidement, peut-être aurait-il répliqué, mais il ne serait pas en train de pleurer. Un instant, elle chercha à croiser son regard. Renonça, pour le moment. Il lui semblait trop mal en point pour tenter de percer ses émotions à jour et s'autoriser ce genre de contact. Elle se contenta d'une phrase supplémentaire. Lui dit qu'il l'avait sauvée.
Le réalisait-il seulement ? Il n'avait pas l'air de la croire. Pas l'air de comprendre ce qu'elle voulait dire par là.
Puis il lui répondit.

Elle resta figée un instant. Silencieuse. Les mots du gars qui l'avait coincée dans ce couloir lui revinrent, mais elle les chassa. Il travaillait avec ceux qui leur avait tiré dessus ? Non. Peut-être. Et alors ? Il n'était pas venu, ce jour-là. Elle ne l'avait pas vu parmi les tireurs. C'est qu'il n'était pas comme eux, si ? Elle refusait de croire qu'il était comme eux. Froid, sadique, insensible. Elle l'avait vu pleurer. Elle le voyait pleurer en ce moment même. Mais elle lut une vérité dans son regard. Que ce soit vrai ou non, c'était, pour lui, un fait réel et exact, qu'il venait d'exposer.
Je suis un tueur.
Et elle n'avait pas répondu.

Il s'éloignait à nouveau. Traînant le type par les cheveux comme il l'avait fait un peu plus tôt. Mais les jambes d'Ellia ne tremblaient plus. La peur avait cédé la place, vaincu par un instinct plus profondément ancré, le même qui l'avait empêchée de céder à la panique lors de la fameuse fusillade, le même qui l'avait poussée à secourir un inconnu blessé dans une ruelle. Protéger quelqu'un. Protéger quelqu'un l'empêchait d'avoir peur.
La torsion sur son bras, les menaces, et lui, son regard noir, la vérité dans ses mots et dans ses yeux, la violence, le sang sur ses mains ; tout ça disparaissait, banni par les larmes qu'elle avait vu rouler sur ses joues.
Qu'elle avait provoquées.

Elle s'élança vers lui, ses jambes ayant retrouvé leur fermeté en même temps que la peur s'était cloîtrée en elle. Ellia franchit la distance qui les séparait et elle passa ses bras autour de lui. Le serra contre elle par la taille, pour le garder près d'elle. Quitte à le retenir de toutes ses forces s'il essayait de se dégager. "Je refuse de te croire. Je refuse de croire que tu es un tueur, un qui prend plaisir à ôter la vie des gens. Un tueur ne pleure pas. Un tueur ne regrette pas." Elle ne niait pas qu'il avait peut-être tué des gens. Elle ne l'affirmait pas, mais elle était disposée à le croire. Mais pas qu'il l'avait fait par plaisir, par cruauté. Ça, elle le refusait. "Tu n'as pas le regard d'une personne cruelle. Tu as fait du mal ? Je m'en fiche. Je ne te lâcherai pas. Je ne te laisserai pas tomber. Pas plus maintenant que la première fois. Tu peux me repousser. Tu peux me dire de te laisser, me dire que nos chemins se séparent, me dire tout ce que tu veux." Elle ne l'avait pas écouté dans la ruelle, quand il lui avait dit de le laisser seul, à mourir dans la neige. Était-ce pour ça, d'ailleurs, qu'il avait souhaité rester au fond de son allée ? Sûrement. Ça ne faisait que renforcer ce qu'elle pensait. Un tueur ne regrette pas. Et il pleurait. Et il voulait mourir. Et elle le lui refusait.

"Je n'ai pas peur. Ne me dis pas que je devrais, je n'ai pas peur. Quoi que tu dises, quoi que tu sois, quoi que tu penses être. Si tu peux pleurer, c'est que tu n'es pas aussi mauvais que tu le crois." Ellia le serra davantage contre elle. Elle avait conscience que ce n'était pas commun, envers un inconnu. Elle avait conscience qu'elle pouvait paraître folle, excessive, qu'il restait un risque qu'il s'énerve, la repousse d'un coup et la blesse. Elle courrait ce risque. La peur n'avait pas sa place dans son esprit dès lors qu'elle était remplacée par son véritable instinct le plus vital. "Je t'ai sauvé une fois. Je te sauverai encore. Autant de fois que nécessaire."

Elle avait peur. Pas de lui, mais que ses mots ne l'atteignent pas. Elle se préparait à tout moment à le sentir la repousser, peut-être même l'écarter violemment. Elle avait conscience que son bras était fragile, qu'un choc s'il la projetait en arrière pourrait empirer la blessure que l'autre s'était évertué à créer. Mais elle ne le lâcha pas. Elle ne desserra pas son emprise autour de lui, pas avant que la poigne de Ryuunosuke dans les cheveux du type ne se relâche et que celui-ci retombe lourdement sur le sol. Là, Ellia le relâcha légèrement. Assez pour qu'il se retourne et la prenne dans ses bras.

Cette action la prit au dépourvu. Elle s'attendait à ce qu'il l'éloigne, à ce qu'il la repousse ou à ce qu'il essaye de se dégager. Pas à ce qu'il la tienne contre lui. Elle le sentait frémir. C'était la première fois qu'elle était aussi physiquement proche de quelqu'un, assez pour sentir les tremblements de ses mains et de son corps en général, assez pour percevoir les battements instables de son cœur. Assez pour sentir le parfum de sa peau, aussi.
Une pensée qu'elle n'aurait jamais cru avoir. Surtout dans ce genre de situation.

Son murmure à son oreille lui tira un frisson, probablement à cause de ses paroles. Elle entendait la peur dans sa voix. Une vraie peur, viscérale, qu'elle pouvait percevoir dans ses mots comme dans le ton qu'il employait. Et il tremblait. Ellia déglutit. Il avait beau lui dire de fuir, lui dire de s'éloigner, lui dire qu'elle était en danger, elle... Elle n'arrivait pas à accepter l'idée de le laisser en mauvaise posture. Elle s'était inquiétée à son sujet pendant des mois, après leur première rencontre et après les événements qui avaient frappé l'académie, elle était venue ici simplement dans l'espoir de le croiser, de s'assurer qu'il allait bien. Et elle n'avait pas de vraie réponse à sa question. Elle avait vu tellement de choses dans ses larmes, tellement de souffrance qu'elle aurait voulu lui épargner... Il était trop jeune pour aller aussi mal. C'était juste un lycéen...

Quand il la lâcha, elle ressentit comme un vide. Elle se sentait incapable de faire quoi que ce soit. Pas assez forte, ou pas assez résistante, pour lui venir en aide. Elle se revit à l'époque de la dépression de son frère. La même impuissance, le même désarroi. Il refusait son aide, comme la dernière fois ; était-ce une raison pour ne pas la lui offrir ? Elle ne pouvait pas s'en persuader. Elle le regarda s'éloigner, le cœur serré. Massa une dernière fois son bras plus ou moins inconsciemment tandis qu'elle se perdait dans ses pensées. Non... elle ne pouvait pas partir. Pas juste parce qu'il était en danger, mais parce que son frère était ici. Son frère, son neveu et la fille qui aurait pu être sa belle-sœur.
Même si elle avait peur. Même si les cauchemars risquaient d'empirer avec les événements d'aujourd'hui. Elle ferma les yeux. Les rouvrit pour lancer à regard noir au mec occupé à geindre sur le sol. Mieux valait commencer par les bases : remettre les pendules à l'heure.

Lentement, elle se baissa vers son visage. Le prit entre ses doigts. "Approche-moi encore une fois. Une seule. Et j'arracherais la partie la plus précieuse de ton anatomie comme tu as essayé de briser la mienne." Elle se redressa avec un reniflement dédaigneux. Elle ne se faisait pas de soucis pour lui : avec elle et son frère sur le dos, il n'était pas près de refaire des siennes. Il n'avait eu le dessus sur elle que parce qu'ils étaient trois. Seul, et dans cet état, il ne lui faisait pas peur le moins du monde.
Ellia sortit sa gourde d'eau pour rincer le sang qui avait taché ses doigts quand elle avait touché le visage de l'autre type. Elle prit une grande inspiration avant de quitter le couloir, puis le lycée. Elle n'avait plus rien à faire ici, même si elle n'avait pas vraiment eu la réponse qu'elle espérait. Au moins était-il vivant. "Bien" était un mot mille fois trop fort. Mais elle veillerait sur lui. Autant que possible, qu'il la rejette ou non.