Histoire
19 février 2001. Une nouvelle naissance se produit dans un des hôpitaux de Dublin. La mère est épuisée et se repose dans le lit d’hôpital, le père qui a accouru du travail sert avec délicatesse sa fille dans ses bras. Sa fille chérie et adorée, la chair de sa chair… Il a envie de pleurer de bonheur à tel point il avait pensé pendant toutes ces années que ce jour n’arriverai jamais. Et pourtant, ce petit être qu’il sert dans ses bras est bien réel. Il est fasciné par ses petites mains douces qui attrapent ses doigts avec fermeté.
▬ Bonjour, Freya… Tu es si belle, mon enfant à moi…
Sur ces mots, la porte de la chambre s’ouvre brusquement. Entre alors une petite fille qui fixe le couple avec leur nouveau-né. Son regard est indescriptible. Il est entre la méfiance, la curiosité, la perplexité… En la voyant, la mère lui fait signe de s’approcher et lui offre le plus beau sourire qu’elle n’eut jamais fait.
▬ Viens voir, Alice ! Viens voir ta petite sœur !
Les yeux de la petite fille s’arrondissent sous la surprise. Elle n’avait jamais vu sa "mère", ni son "père" avoir un regard aussi épanoui auparavant. Tous deux semblent baigner dans une aura de bonheur autour de ce nourrisson… Avec hésitation, elle fait quelques pas vers ce beau tableau d’émotions. Elle s’approche de sa "sœur" pour comprendre comment cette petite chose arrive à elle seule à combler de bonheur ses parents. En voyant ce minuscule être rougeâtre qui se tortille avec mollesse dans les bras de son père, elle ne peut s’empêcher de faire une grimace.
▬ Je comprends pas, elle est moche !
Surpris, les deux parents se regardent mutuellement, avant de rire à l’unisson. La petite fille les observe avec incompréhension. Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? Il n’y a rien de drôle du tout.
▬ Toi aussi tu as été comme ça un jour, tu sais…
Elle sent alors la main du père lui tapoter la tête. Pourtant, elle l’ignore. Ses yeux ne quittent plus le bébé. Elle ne sait pas vraiment si elle veut le fusiller du regard, ou au contraire, être attendrie. Au fond de ses pensées, elle entend un petite voix qui lui dit : J’aurais aimé être comme ça…
***
Freya grandit. Elle n’est plus un nourrisson, mais une petite fille. Elle vit en Irlande, avec son père, sa mère et sa "sœur" Alice. Enfin, sœur n’est pas le bon mot. Freya a toujours su qu’Alice était différente d’elle. Alice était plus grande de huit ans. Alice avait des cheveux blonds. Alice ne recevait pas le même amour de ses "parents". Alice n’avait pas eu droit au privilège d’être bordée avant de s’endormir. Alice n’avait pas d’assurance. Alice n’était pas intelligente. Alice n’arrêtait pas de gaffer. Mais Alice faisait des efforts. Beaucoup d’efforts. Et Alice était adolescente.
De nombreuses fois, Freya a tenté de jouer avec elle. Mais la différence d’âge sans doute, l’une vivant mal son adolescence et l’autre étant encore dans l’égoïsme de l’enfance, ne leur permettent pas vraiment de bien s’entendre. Et pourtant, toutes deux s’aiment d’une certaine façon. Du moins, elles pensent qu’au fond, si l’une venait à disparaître, l’autre serait triste. Et pourtant, les choses finissent par se gâter. Au fil du temps et des années s’accentuent les attitudes mesquines et les jalousies… Jusqu’à franchir le point de non-retour.
Durant son enfance, Freya est plongée dans les légendes irlandaises. Petite, elle croit aux fées et aux Leprechaun. Mais surtout, elle est bercée par les musiques celtiques. C’est pour cette raison que pour son cinquième anniversaire, la petite réclame un violon. Son père et sa mère, qui la gâtent sans doute un peu trop depuis qu’elle est née, cèdent à ses désirs. Ils décident même de faire d’elle un prodige. C’est alors qu’on se rend que Freya semble avoir des capacités innées pour jouer avec son nouvel instrument. Rapidement, la petite progresse et finit par entrer très tôt au conservatoire. Ses parents sont ravis. Ils la félicitent souvent et la couvrent d’éloges devant les autres adultes. Ils sont d’autant plus heureux que leur fille réussit très bien à l’école, et cela sans faire particulièrement d’efforts. Néanmoins, ils ne parlent pas souvent d’Alice qui s’accroche du mieux qu’elle peut à ses études. A cause du stress, elle rate ses examens. Alors, elle se contente d’observer les exploits de sa sœur avec un goût amer en travers de la gorge.
Freya, aussi jeune et
innocente qu’elle est, se rend bien compte qu’Alice a bien plus de difficultés qu’elle à avoir les faveurs de sa mère et de son père. L’innocence est souvent bien plus cruelle qu’on ne le pense. La petite ne se restreint pas à rejeter ses privilèges. Après tout, pourquoi devrait-elle les refuser ? Autant prendre ce qu’on lui propose. Mais là où l’enfant va trop loin, c’est lors des quelques disputes avec sa sœur.
« De toute façon, c’est moi que papa et maman aiment le plus ! » La cruauté de ces mots, Freya ne la comprend pas à temps…
***
Freya a 11 ans.
Doucement, ses paupières s’ouvrent lourdement. L’environnement qu’elle découvre sous ses yeux ne lui est pas familier. Quelque chose est arrivée la veille… Elle ne sait plus quoi, mais quelque chose a changé. Elle le sent, à l’intérieur de sa poitrine. Refermant les yeux, elle fouille dans ses souvenirs. Mais rien ne lui vient. Il n’y a que le vide complet. Avec peine, elle décide alors de tenter de se redresser pour mieux observer la salle. C’est là qu’elle se rend compte qu’au moindre de ses mouvements, une douleur aiguë lui traverse le corps. Elle s’abstient donc en poussant un gémissement.
▬ Freya !
Cette voix inquiète et en même temps pleine de soulagement, elle la reconnait… C’est celle de sa mère. Elle la voit se précipiter près de son lit pour saisir sa main. La jeune fille observe la femme commencer à sangloter. Et pourtant, rien au fond d’elle ne se bouscule en voyant ces larmes. Freya se rend compte qu’elle n’a aucune envie de rassurer sa mère. Elle n’est que froideur quand sa génitrice lui dit à quel point elle est rassurée de voir qu’elle s’est enfin réveillée. Quelque chose à changer.
▬ Freya, dis quelque chose ! Ne me regarde pas simplement comme ça… Dis-moi que tu vas bien…
Ses lèvres se pincent. Quelques souvenirs vagues et brumeux refont surface. Rien ne va.
▬ J’ai mal, maman…
Freya détourne les yeux vers la fenêtre de l’hôpital avec un air impassible. Il fait beau dehors. Mais à l’intérieur, il pleut…
▬ Alice va bien ?
Les yeux de la mère s’arrondissent, puis elle les baisse lentement. Ses larmes reprennent de plus belle, mais sa gorge est trop serrée pour qu’elle puisse répondre correctement. En réalité, la question était rhétorique. Freya sait. Elle sait qu’Alice n’est plus.
***
Deux jeunes filles ont été retrouvées au pied d’une falaise. Si l’une est tombée au milieu des arbres qui ont amorti sa chute, l’autre s’est fracassée contre les rochers. Aucun témoin de la scène aux alentours. Seule la petite survivante est capable de dire ce qu’il s’est passé. Mais la jeune fille est prise d’amnésie. Elle dit ne plus se souvenir. On la fait suivre par des psychologues qui tentent de la comprendre. Ils constatent alors que bien que son empathie soit toujours présente, la jeune fille ne semble plus du tout se soucier des autres. Ses liens avec le reste de l’humanité se sont brisés pour une raison qui leur échappe, bien qu’on se doute que les évènements de la falaise n’y sont pas pour rien… Mais les séances se compliquent quand on essaie de diriger la conversation sur sa chute ou sa sœur. La jeune fille s’énerve alors brutalement, devient agressive et pique des crises de rage contre ceux qui l’interrogent. Le père, témoin de ces scènes violentes, décide d’arrêter le suivi de sa fille pour qu’elle n’ait plus à subir ces questions éprouvantes.
Pendant un temps, Freya s’isole. Elle ne croit plus aux fées ni aux Leprechaun. L’écho de son violon ne résonne plus dans la maison. Elle ne cesse de répéter à ses parents qu’elle déteste l’Irlande. Sa mère et son père se désespèrent de la voir dans cet état. Alors, peu après le rétablissement de ses blessures, ils prennent la décision de faire table rase, d’oublier les évènements passés, et de quitter leur pays natal. La famille rejoint l’Angleterre où une grand-tante vieillissante est ravie de leur trouver un bel appartement à Londres. Tous veulent donner à Freya la chance d’un nouveau départ.
Peu à peu, le temps passe. On ne parle plus d’Alice, ni de la falaise ou de l’Irlande. Freya a progressivement repris son instrument mais ne joue plus de morceaux celtiques. De même qu’elle n’y met plus autant d’ardeur que lorsqu’elle était petite. Malgré tous les efforts de ses parents, Freya reste changée. Elle leur parle avec une franchise cruelle et acerbe. Son objectivité inébranlable pointe avec précision leurs défauts d’une façon presque terrifiante. De même qu’elle est insensible à l’affection qu’ils veulent lui donner. La jeune fille, quant à elle, se demande ce qu’il manque à l’intérieur d’elle-même.
Ce n’est qu’un peu plus tard qu’elle comprend, quand elle observe ses camarades de classes dans sa nouvelle école. Elle voit les autres plaisanter, se disputer, s’adorer, se détester… Freya comprend qu’elle est devenue incapable de créer ce genre de lien avec le reste de l’humanité. L’indifférence qu’elle porte aux autres est trop grande pour qu’elle puisse un jour aimer ou haïr. Alors, Freya comprend pourquoi elle est si vide. Et elle se met à jalouser ceux qui sont restés
humains.
***
Rien n’échappe aux souvenirs, même perdus. Freya est pendant des années hantée de cauchemars. Elle entend la voix d’Alice dont le visage s’est transformé en celui d’un démon.
« TA FAUTE. TOUT EST DE TA FAUTE ! » Ses mains l’étranglent. Ils essaient de la tuer et de la faire taire à jamais. Et pourtant, Freya ne se débat même pas pour rester en vie. Au contraire, elle sourit en voyant ce fameux visage démoniaque déformé par la haine. Ce qui la terrifie le plus dans cette vision cauchemardesque n’est pas tant de voir Alice changée en monstre tueur. Mais c’est de voir son propre reflet rire en narguant le spectre de sa sœur.
« Ne rejette pas la faute sur moi. Je n’y peux rien si je suis meilleure que toi… » Alors, elle se sent tomber. Elle chute dans le vide pendant un temps qui lui semble être une éternité…
***
Doucement, les paupières de Freya s’ouvrent lourdement. L’environnement qu’elle découvre sous ses yeux ne lui est pas familier. Heureusement, elle sait que ce ne sont pas les murs d’un hôpital. Sa tête encore embrumée par le sommeil rassemble peu à peu les souvenirs de la veille…
Ah, oui… C’est vrai… Elle se retourne sur le lit et voit le garçon paisiblement endormi auprès d’elle.
C’est vrai, c’est vrai… Elle le scrute longuement d’un regard perplexe. En l’observant, elle cherche quelque chose à l’intérieur d’elle-même, une palpitation, une émotion, n’importe quoi… Et rien. Toujours cette indifférence. Une moue déçue se dessine sur son visage. Elle avait espéré pourtant… Qu’en faisant mine de l’aimer, que s’il l’aimait aussi, elle finirait par ressentir quelque chose pour lui en retour. Et finalement, toute cette mascarade n’avait été que pure déception. Elle avait été idiote de penser qu’il suffisait de quelques baisers, de caresses et de mots tendres pour que son cœur finisse par lui revenir. A quoi bon ces mots d’amour s’ils sont dits sans le cœur après tout… Lui aussi, il devait savoir qu’elle n’était pas sincère quand elle les lui disait.
Lassée de l’observer, elle se redresse lentement avant de se lever. Elle récupère ensuite ses vêtements au sol pour les enfiler… Cette nuit avait été son dernier espoir. Et plus que jamais, elle se sentait maintenant dépitée. Après s’être habillée, elle trouve son sac, en sort un bout de papier et un stylo. Avant de quitter la chambre, elle y écrit en des lettres élégantes :
« Ce n’est pas la peine de continuer. Ne me parle plus jamais. » Elle abandonne le mot sur la table de chevet, et avec lui ses quelques regrets.
Freya a 15 ans. Et elle grandira, plus tard encore.