Le monde est si petit [ft Chelsea]

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Tout le monde n'a pas l'occasion de construire un rêve". Prononcer ces mots lui avait fait plus mal qu'elle ne l'imaginait. Il avait rappelé à elle des souvenirs qu'elle avait essayé d'enfouir dès le moment où elle avait posé le pied dans l'avion pour l'Angleterre. Elle réalisait un peu plus, à chaque jour passé ici, à quel point ils étaient vrais. Un faux sourire, fade, se posa sur ses lèvres quand il lui répondit. Pas trouvé... peut-être. Mais lui n'avait vu qu'un de ses rêves être brisé, pas la totalité de son existence.

- Tendre la main, c'est le meilleur moyen de la perdre...

Toute sa vie, les mains qui s'étaient tendues dans sa direction n'avaient été là que pour la blesser ou la manipuler. Pourquoi aurait-elle voulu faire partie d'un groupe ? Ça impliquait de suivre des règles et, pire que ça, de suivre des gens. Ça ne lui avait rien apporté d'autre que des menottes aux poignets, des bleus et des photos indélébiles.

- Il n'y a rien de spécial à connaître, tu sais. À moins que tu aimes le silence.

La Chelsea de Londres était un mannequin brisé qui avait su se défaire de ses fils mais n'avait pas appris à marcher pour autant. C'était un refrain silencieux qui n'avait que le mutisme pour notes, une partition blanche qui essayait de se jouer seule. Elle soupira doucement. Au fond, où qu'elle soit et quoi qu'elle fasse, elle n'avait rien à gagner ni à perdre. Elle avait voulu s'isoler pour qu'on l'oublie, n'attirer l'attention de personne jusqu'à ne plus exister, mais elle serait toujours trop matérielle pour atteindre ce but.
Tu avais choisi de prendre tes propres décisions. C'est le moment de commencer.

Chelsea ferma les yeux quelques secondes. Était-ce vraiment une décision ? Dans les fait, il ne lui imposait rien. Elle avait tiqué un peu à son "il ne faut pas", qui ressemblait trop à un ordre, mais en dehors de ça... Un deuxième soupir s'échappa de ses lèvres.

- Si tu veux...

Rien à y gagner ni rien à y perdre. Le bon vieux temps n'existait plus vraiment, à supposer qu'il ait existé un jour, mais si c'était ça ou retourner à la salle commune, ou se retrouver dans sa chambre sans téléphone. Très honnêtement, aucune des trois options ne l'intéressait vraiment. Mais c'était le cas pour la majorité des choses, de toute manière...

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Et elle avait fini par accepter... Elle ne savait pas si c'était une bonne ou une mauvaise chose. Elle ne savait même pas pourquoi elle avait dit oui. Par lassitude ? Parce qu'elle n'entrevoyait aucune activité plus intéressante ? Ou juste pour se convaincre qu'elle avait la force de prendre une décision d'elle-même ? Après tout, c'était le seul trait de sa personnalité qu'elle avait réussi à marquer et à poser : son refus des ordres et de l'autorité. Son indépendance.

Il ne tarda pas à exclamer une joie assez écrasante, en vérité, maintenant qu'elle avait accepté. Mais au moins, il lui offrait un choix. Deux propositions, donc. Le parc, ou la cafétéria. Elle n'en avait pas la moindre idée, dans le fond. Au parc, il y avait des allers-retours incessants des élèves de l'IRS et de l'ISS qui se rendaient aux dortoirs ou aux résidences surveillées. À la cafet, à cette heure-là, il y aurait probablement des gens venus chercher un truc pour le dîner ou traîner entre potes. Mais bon, autant se rendre à l'évidence : ici, aucun lieu ne lui correspondrait. Il y aurait toujours trop de monde. Alors mieux valait voir un autre angle pour faire un choix.
Le parc en plein mois d'octobre européen alors qu'elle était encore obligée de se coltiner cet uniforme, ou la cafet où elle pourrait au moins, à défaut d'être au calme, boire un truc ?

- La cafet...

Parce qu'il y avait une différence entre faire des choix et les affirmer. Même si elle voulait affirmer son indépendance et décider d'elle-même, il restait au fond d'elle une légère peur de faire un choix qui contrarie la personne en face. Difficile de concilier son angoisse devant la colère des gens avec son rejet viscéral des ordres et de l'autorité. Mais s'il lui avait laissé le choix, c'est qu'il ne s'énerverait pas quelle que soit la décision qu'elle prenne, si ?

Il voulait lui raconter tout ce qui s'était passé depuis la dernière fois ? Il avait l'air d'aimer s'écouter parler, donc autant qu'il le fasse. Tant qu'il ne lui demandait pas de raconter sa propre vie en échange, ça allait. Elle préférait de loin écouter quelqu'un lui raconter les aléas du quotidien que de repenser à ce qu'avait été le sien. Bon, elle n'allait pas prétendre qu'elle était hyper enthousiaste non plus – déjà parce que c'était une émotion qui n'avait pas visité son visage ou son regard depuis extrêmement longtemps – mais autant jouer le jeu. Au moins, là-bas, on la laisserait garder son téléphone.

Téléphone qu'elle rangea dans sa poche avant d'enfin se décoller du mur. Elle n'était pas vraiment sûre d'avoir pris une bonne décision, que ce soit en acceptant de rester avec lui ou en choisissant cet endroit. Il allait y avoir beaucoup de monde. Rien qu'à l'idée, elle restait repliée sur elle-même, un bras serré devant elle comme si elle pouvait l'utiliser comme armure.
Elle avait tenu un mois complet comme ça ? C'était un miracle.

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Bien sûr que ça la dérangeait d'aller à la cafet. Comme d'aller n'importe où ailleurs, en fait. Mais bon, quitte à être dans un endroit qu'elle voulait éviter, c'est à dire la totalité de ce lycée, autant avoir à manger. Ça serait toujours ça de pris.
Il y avait quand même beaucoup, beaucoup de monde.
Elle serra les poings dans les poches de son gilet pour cacher sa nervosité. Elle mourrait d'envie de s'enfuir en courant, actuellement. De partir à toute vitesse et de se cacher dans un coin pour ne plus jamais laisser personne l'approcher. Elle se crispa en entendant quelqu'un rigoler près d'elle.
Laissez-moi partir. Laissez-moi partir, laissez-moi partir, laissez-moi partir.

La réaction de Josh la fit se recroqueviller un peu plus sur elle-même. Bien sûr, il n'était pas en colère conte elle, mais elle ne pouvait pas s'en empêcher. C'était un instinct beaucoup trop ancré dans la moindre vibre de son corps. Fuir la colère à tout prix, et ceux qui la représentaient.

- T'as un problème, Miller ?

Chelsea garda la tête baissée, regardant partout sauf vers eux. Elle ne savaient pas de qui ils se moquaient. D'elle, de lui, d'un autre ? Et elle n'avait pas envie de le savoir. Elle ne voulait pas attirer l'attention, elle ne voulait pas qu'on la regarde. Et plus ils parleraient fort, plus on regarderait vers eux. On allait les juger. Et la juger avec, vu qu'elle s'était retrouvée prise dans la situation. Elle lutta de toutes ses forces pour contenir les tremblements de ses mains et les larmes qu'elle savait capables de poindre. Cacher la douleur qui lui serrait la poitrine. On allait la regarder. Encore. La juger, encore.
Ne pas attirer l'attention.
Ne pas leur donner encore plus de raisons de se moquer.
Ignore-les, ignore-les, ignore-les.

- Laisse-le. Les Gifted sont trop parfait, ils ne peuvent pas comprendre ce qui fait rire les gens normaux.
- Ça l'empêche pas de traîner avec la fille la plus chelou de l'IRS. Vous savez ce qu'elle a fait ?
- Il paraît...

S'étaient-ils fait interrompre ou avait-elle juste, enfin, réussi à les ignorer ? Elle n'arrivait même pas à le déterminer. Le monde autour d'elle s'était retrouvé plongé dans un silence qui lui faisait un bien fou. Elle n'avait pas envie de savoir ce que ces gars avaient entendus. Elle n'avait pas envie de savoir à quel point sa vie privée avait pu se répandre entre ces murs. Les sons étaient étouffés. Seul un bourdonnement lui parvenait à la place des voix.

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Le silence autour d'elle n'était pas naturel. Elle le savait. Ça et le bourdonnement qui avait pris la place des voix, et ses mains qui tremblaient, et l'impression que le monde tournait autour d'elle. Sa gorge se serra. Oppressa sa poitrine de plus en plus. Quand tout commença à se brouiller et à s'assombrir autour d'elle, elle se mordit l'intérieur de la joue. Elle se sentait mal. De plus en plus mal.
Quelque chose n'allait pas. Quelque chose de bien pire que d'habitude. Il y avait tellement de violence autour d'elle qu'elle ne se sentait même plus capable d'y échapper. Le monde était en train de s'effondrer et personne n'arrêtait la spirale qui s'enroulait sur elle.

Respirer. Comment on faisait, déjà ?
Plus elle pensait, plus son ventre se serrait. Plus elle avait de mal à se souvenir comment respirer. Consciente que ses mains continuaient de trembler même dans ses poches, elle les saisit l'une dans l'autre pour essayer de les arrêter, mais ça ne changeait rien. Tout le monde allait la voir. Un pic fulgurant lui traversa le crâne et elle se replia un peu plus sur elle-même.
Elle ne comprenait rien.
Rien à part le fait qu'elle avait mal.
Qu'elle ne pouvait pas respirer.

Elle sentait le poids de plus en plus de regards dans leur direction. C'était la seule perception qu'il lui restait. Les yeux qui se tournait vers eux, de plus en plus nombreux, comme autant de pressions pour l'empêcher de reprendre son souffle. Si elle en était encore capable. Son cœur lui faisait mal, aussi. Peut-être qu'elle allait mourir. Est-ce que son père avait pu faire assez de dégâts pour la tuer à retardement ? Pouvait-on faire un crise cardiaque à cause d'un flash post-traumatique ?
Peut-être. Sûrement. Et c'était ça qui lui arrivait, hein ?

Les taches devant ses yeux s'invitaient même sous ses paupières. Elle les voyait assombrir même l'obscurité de ses yeux fermés. Elle sentit quelque chose dans son dos sans que son cerveau n'arrive vraiment à analyser qu'elle s'était effondrée en arrière, contre un mur. Le choc fut suffisant pour qu'elle réentende les voix. Trop fortes, trop violentes, trop pleines de colère. Elle prit sa tête dans ses mains comme si elles pouvaient contenir les images qui s'y ancraient.
Elle ne voulait plus entendre des cris. Elle avait réussi à les ignorer.

- Taisez-vous...

Sa voix était étouffée par le manque d'air, incapable de porter. Elle n'arrivait pas à émettre un son qui soit plus qu'une pitoyable grincement. Alors elle ne garda la bouche ouverte que pour chercher de l'air. De l'air qui refusait de l'approcher.
Elle avait tant chassé le monde autour d'elle qu'elle en avait même chassé l'oxygène.

Son corps glissa contre le mur et elle se recroquevilla. Ne pas attirer l'attention. Trop tard. Elle attirait l'attention comme la lumière attire un papillon. Elle attirait la violence, aussi, qui ne semblait aller nulle part sans finir par la croiser. Et si quelqu'un la frappait ? Volontairement, par accident ? C'était comme avec son père. Tout recommençait. À cause d'elle, les gens hurlaient. Ils s'énervaient. Elle était responsable de la rage de tous ceux qui l'entouraient.
Elle était responsable.
Sinon comment expliquer que ça arrive toujours près d'elle ?
Sinon comment expliquer que ce soit son corps qui y réagisse ?
J'ai besoin d'air... S'il vous plaît... Juste d'air... Je promets d'être sage... Je promets d'arrêter de déranger autour de moi...

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Elle voulait sortir d'ici. Partir, disparaître, qu'on la laisse tranquille. La main plaquée contre sa poitrine, comme si ce simple contact pouvait rouvrir ses poumons, Chelsea entendait l'agitation autour d'elle. Elle entendit un coup, se crispa encore plus, sentit des larmes lui brûler les yeux. Elle sentit qu'on s'approchait d'elle, souleva difficilement les paupières. Une voix d'adulte qu'elle n'entendait que très peu semblait s'efforcer de la calmer, essayer de la convaincre de respirer, mais elle n'y arrivait pas.

Une autre voix, plus familière, parvint à se frayer un chemin à travers la masse cotonneuse autour d'elle. Je suis désolé... Elle cligna des yeux plusieurs fois pour chasser les ombres qui obscurcissaient sa vue, sans trop de succès. Incapable de voir plus qu'un monde flou et sombre, incapable de suivre les conseils de l'adulte qui essayait tant bien que mal de gérer sa crise, elle se contenta de tendre la main en avant.

Ses doigts se refermèrent sur le tissu d'une veste d'uniforme et elle la serra de toutes ses forces. Actuellement, dans ce monde où ses sens semblaient l'abandonner les uns après les autres, cette sensation dans sa main était son seul repère. La seule chose, la seule personne familière autour d'elle, parmi les regards choqués, surpris, moqueurs, peu importe. Un seul s'inquiétait pour elle, et elle avait encore la force de le savoir. Alors elle s'agrippa à sa veste autant que possible.

- … este... av... moi...

Sa voix refusait de sortir. De prononcer plus que des bouts de mots mal articulés. Autour d'elle, les surveillants dispersaient les curieux ou embarquaient les fauteurs de troubles. L'un d'eux s'approcha de Josh, mais il aperçut la main de Chelsea serrée sur sa veste et renonça à remontrances ou représailles. En tout cas c'est ce qu'il lui sembla, dans le flou qui avait remplacé le monde.

Ce fut la dernière image qu'elle capta avant que le noir finisse par l'emporter. Mais elle ne le lâchait pas. Son poing resta refermé, comme ses yeux. Elle sentit à peine des bras qui la soulevaient doucement du sol et l'emportaient avant de complètement perdre conscience du monde.