Le monde est si petit [ft Chelsea]

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Un mois, ça peut vite devenir une éternité. Un mois de regard en coin, de personnes de son âge qui la jaugeaient ; un mois de cours de sport, de fouille de ses affaires dès qu'elle entrait dans des dortoirs ou des vestiaires ; un mois où on s'assurait qu'elle ne recommencerait pas quelque chose qu'elle n'avait jamais voulu faire. Chelsea soupira. Elle avait hâte de sortir de cet endroit, hâte de quitter une bonne fois pour toute le lycée et le monde malsain qui y gravitait. L'adolescence était vraiment la pire période au monde. Mais elle s'accrochait à l'idée, lancinante, que si elle tenait le coup trois ans, elle serait libre pour de bon. Loin de son père. Quand elle serait majeure, il ne pourrait plus la forcer à quoi que ce soit.

Chelsea s'était réfugiée dans un coin de la salle commune en maudissant la règle qui l'empêchait d'emporter son téléphone dans sa chambre. Si elle voulait pouvoir jouer tranquillement, elle était obligée d'être dans cette salle, entourée de beaucoup trop de monde à son goût. Et elle ne pouvait même pas corriger ça avec un ordinateur portable, vu qu'elle n'aurait pas non plus eu le droit de l'emporter dans sa chambre. Tout ça à cause de Lena, à cause des filles, à cause de stupides photos qu'on l'avait forcée à prendre.

Elle sursauta quand la porte s'ouvrit brusquement sur quelqu'un de beaucoup trop enthousiaste. C'était qui, ce gars ? Comment on pouvait être d'aussi bonne humeur dans un lycée ? Ça devrait être interdit. Elle grommela avant de reporter son attention sur son téléphone, concentrée dans son jeu. Jusqu'à ce qu'elle entende à nouveau cette voix désagréablement trop positive, et qu'elle réalise qu'il s'adressait à elle. Chelsea releva la tête, une expression neutre et un peu vide sur son visage comme dans sa voix.

- Qu'est-ce que ça peut te faire ?

Elle n'avait pas répondu à sa question, mais son accent l'avait fait pour elle. Pourquoi est-ce qu'il lui parlait ? Elle ne comprenait pas ce qu'il voulait. Il voulait forcément quelque chose, comme tous les autres, comme tout le monde. Mal à l'aise, elle tira un peu sur la jupe de son uniforme. Elle garda les yeux levés vers lui assez longtemps, cependant, pour comprendre un peu plus facilement de quoi il parlait. Effectivement, son visage lui semblait... un peu familier. Alors ce n'était pas une technique de drague idiote ?

Ça ne répondait pas à la question la plus importante, cela dit : qui était ce gars ? Au moins, elle savait que ce n'était pas juste un type qui l'avait vue à la télé, en Australie, après son procès qui avait fait un peu trop de bruit – surtout aux yeux de son père. Non, son visage lui disait quelque chose. Un élève de son ancien lycée ? Elle plissa un peu les yeux. Malgré tous ses efforts, elle n'avait pas l'impression de vraiment reconnaître son visage tel quel. Le lycée était trop récent pour qu'elle oublie.

- C'est quoi, ton nom ?

Elle n'avait aucune l'intention de se lier à qui que ce soit, mais ça l'intriguait. Et elle avait du mal, beaucoup de mal, avec les questions sans réponse. Aucunes des personnes qui lui venaient à l'esprit ne correspondaient – ce qui était bon signe, en vérité, vu l'identité de ceux qui l'avaient marquée.

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Il souriait trop. Trop de joie, ça lui donnait vaguement la nausée. Chelsea se recroquevilla un peu sur sa chaise, se résolut à ranger son téléphone dans sa poche avec un petit soupir. Bon, elle résolvait le mystère de l'identité de ce gars, puis elle reprendrait. Elle n'avait pas envie de discuter plus que nécessaire.
Pourquoi il souriait à chaque fois qu'elle ouvrait la bouche ? C'était vraiment, vraiment perturbant. Le regard de Chelsea se posa sur les autres élèves de la salle, dont un qui les regardait d'un air intrigué. Ok, non, elle préférait voir un sourire agaçant plutôt que de s'imaginer toutes les questions que ce gars pouvait se poser.

La jeune fille tiqua. Shell. Il n'y avait pas grand monde qui l'appelait comme ça, ici – parce que personne ne lui parlait, principalement. De toute façon l'accent, le fait qu'il l'a connaisse, le fait qu'il mentionne l'Australie, elle n'avait déjà pas vraiment de doutes sur le fait qu'il venait de Melbourne. Elle fronça un peu les sourcils mais, finalement, le prénom et le visage finirent par se raccrocher à des souvenirs. Le gamin beaucoup trop enthousiaste qui passait sa vie à voler d'un instrument à l'autre. Ah, oui. Comment avait-elle pu ne pas faire le lien ?

Dire qu'ils avaient été amis était peut-être un peu fort, ou peut-être que c'était sa notion déformée du monde qui l'empêchait de l'envisager. Il était un peu la seule note positive de ses journées, un moment de normalité entre son père et le volley. Mais bon, il avait grandi comme les autres. Est-ce qu'il valait mieux qu'eux, maintenant ? Contrairement à ce qu'il s'imaginait sûrement, le visage de Chelsea ne s'illumina pas vraiment quand elle finit par faire le lien. Lui tirer un sourire était devenu un véritable parcours du combattant depuis quelques temps.

- On t'a déjà dit que tu parlais trop fort ? soupira-t-elle doucement. Tu es trop de bonne humeur, ça me donne mal au crâne.

Aucune agressivité dans sa voix, juste le ton un peu vide qu'elle avait adopté et dont il était relativement impossible de la débarrasser. Un léger frisson courut sur sa peau. Organiser une sortie... ça serait la première fois depuis son arrivée qu'elle mettait les pieds dans Londres. Avait-elle le droit de lui faire peur ? De faire en sorte qu'il n'ait pas envie de traîner avec elle ? Sa bonne humeur laissait sous-entendre qu'il n'était pas au courant de ce qui lui était arrivé. Pensait-il qu'elle était à l'ISS ? Sans doute que dans son enthousiasme, il n'avait même pas prêté attention à l'uniforme qu'elle portait. Une vague grimace étira ses lèvres.

- 2°A.

Et ce fut tout ce qu'elle prononça avant de réaliser qu'il y avait de plus en plus de personnes qui regardaient dans leur direction. Son sang se glaça. Elle n'aimait pas ça. Les regards, les possibilités de jugement. Ce n'était peut-être pas elle qui attirait l'attention, mais c'était tout comme. Chelsea serra légèrement les dents, son souffle perdant une partie de sa stabilité, puis elle saisit son ami d'enfance par le coude en se levant presque trop vite. Sans un mot, elle le tira avec elle jusqu'à l'extérieur de la salle, plantant là tous les curieux. Libérée des regards, elle le lâcha et s'adossa contre le mur, reprenant un peu son calme. S'il y avait bien une chose dont elle se passerait volontiers, c'était de faire une crise d'angoisse en plein milieu de la salle commune.

- Écoute, ça fait longtemps, ok ? J'ai changé. Tu n'as pas envie qu'on te voit avec moi.

Sa voix était un peu tremblante, parce que sa respiration n'avait pas retrouvé son calme habituelle, mais elle n'était pas sûre de dire la vérité. Est-ce que ce n'était pas plutôt elle qui n'avait pas envie de traîner avec lui ? D'être visible, d'attirer l'attention, de sentir des regards se poser sur elle ? Rien qu'à l'idée, elle resserra un peu son gilet, comme si les autres pouvaient voir à travers les murs et à travers ses vêtements.

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Je m'en fiche des autres. Ils ne vont pas dicter mes faits et gestes. Les mots trouvaient en elle un écho excessivement désagréable. Ils étaient trop... trop elle, et elle ne le supportait pas. Elle avait l'impression qu'il s'était insinué dans son crâne pour devenir sa façon de penser et utiliser des mots qui l'attendraient forcément. Elle serra les bras autour d'elle, comme si elle pouvait disparaître rien qu'avec ce geste.

- Tu ne sais rien, chuchota-t-elle d'une voix vide.

Pas une inconnue ? Bien sûr que si. Elle n'avait plus rien en commun avec celle qu'il avait connue. Quelque souvenirs revinrent et elle les chassa amèrement en se recroquevillant sur elle-même. Le passé ne pouvait pas être positif. Le passé la rendait malade, il devait disparaître, comme toutes les personnes qui y étaient rattachée.
Comme la main dans ses cheveux.
Comme le flash d'un appareil photo.
Chelsea retint un haut-le-cœur et baissa la tête. Elle ne voulait pas le regarder. Et elle voulait qu'il regarde ailleurs. Était-il obligé d'avoir les yeux posés sur elle quand il lui parlait ? Ou même juste... de lui parler ? Pourquoi insistait-il alors qu'elle venait de lui dire que c'était une mauvaise idée de rester ?

Un souffle teintée d'ironie lui échappa, mais elle ne releva pas les yeux. Juste ses mots.

- À l'aise...

Une part d'elle avait envie de rire. À l'aise, alors qu'elle était entourée de la pire portion de l'humanité ? Le jugement, les moqueries, la méchanceté gratuite, les hormones... qu'y avait-il de bon dans l'adolescence ? Pourquoi les gens persistaient à dire que c'était une période dont ils étaient nostalgiques ? Ils étaient idiots. Les adolescents étaient tous des créatures abjectes, et elle ne pourrait pas être "à l'aise" tant qu'ils ramperaient autour d'elle.

- Dans un lycée ? Ce serait comme être à l'aise dans une mare de cafards....

La comparaison leur allait bien. Ils grouillaient comme des insectes et ne laissaient jamais rien intact derrière eux. Ni les esprits, ni le corps, ni les souvenirs. Ils teintaient tout de noir et de bleu. De saleté et de failles.

- Pourquoi tu tiens tant que ça à me parler ? Qu'est-ce que tu veux ?

Tout le monde voulait quelque chose. Chaque phrase, chaque geste, chaque regard avait pour but d'obtenir quelque chose des autres. C'était le fonctionnement de l'humanité. Certains étaient juste moins violents que d'autres, ou plus fourbes, plus manipulateurs, selon le point de vue.

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Pourquoi était-il là ? Pourquoi restait-il là ? Il cherchait forcément à obtenir quelque chose d'elle. Elle essayait de se rappeler à quoi ressemblait leur passé ensemble, mais rien ne lui revenait. Son enfance et le début de son adolescence n'étaient qu'un amas flou, c'était déjà un miracle qu'elle se soit souvenu de son visage et de son nom. Elle passa une main derrière sa tête. "Je veux m'amuser", disait-il. Ce mot n'avait peut-être pas le même sens pour lui que pour elle mais, chez elle, ça lui donnait des frissons. Elle revoyait les visages de tous ceux qui l'avaient prononcé, et elle sentait la nausée monter. Elle baissa les yeux.

- Je n'ai pas besoin...

Ce n'était qu'un murmure, mais elle ne termina pas sa phrase. Elle n'avait pas besoin de lui, pas besoin qu'on prenne de ses nouvelles, ni qu'on s'inquiète pour elle. Pas besoin d'aide.
Pas besoin de s'amuser non plus. Ou peut-être qu'elle ne savait juste pas comment faire. Elle avait envie de changer le changer le sujet, ne plus parler d'elle, plus jamais. Elle n'avait rien d'intéressant à raconter sur elle, de toute manière. Elle fronça les sourcils.

- Quoi, t'es pas en Gifted musique ? Je croyais que vous pouviez ouvrir la salle tout le temps avec votre carte.

Elle n'avait pas envie de discuter avec lui, mais peut-être que s'il se posait trop de questions, il finirait pas l'oublier. Visiblement, disparaître comme elle avait l'habitude de le faire ne fonctionnait pas avec lui, et elle avait l'impression de ne pas pouvoir le décrocher. C'était...crispant.

- Je n'ai pas envie de parler...

Taper la discute avec elle ? Non merci. Elle s'en passerait bien. Moins elle parlait d'elle, mieux elle se portait. En fait, ça lui allait très bien de rester silencieuse dans un coin sans adresser la parole à qui que ce soit. Ces autres paroles la firent grincer des dents et elle recula un peu plus contre le mur, comme si elle pouvait disparaître à travers. Dans sa chambre ? Certainement pas. Jamais elle ne mettrait les pieds dans la chambre de qui que ce soit... certainement pas celle d'un mec. Sans compter que si elle franchissait les portes pour les étages...
Chelsea serra son téléphone dans son poing. Non, certainement pas.

- On n'a pas le droit d'aller sur le toit. Et je n'irai pas dans ta chambre.

Sa voix s'était fait plus froide, plus agressive, et elle dut se forcer à desserrer le poing pour que les bords de son portable ne lui scient pas la paume. Sa gorge se serra.

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

Étrangement, il avait réussi à lui tirer quelques mots. Rien que ça, c'était plus que la moitié de ses camarades de classe. Privilège du fait qu'elle le connaissait déjà avant, elle répondait quand il lui parlait. Mais elle ne souhaitait pas vraiment plus que ça. Elle n'était pas naïve : même si elle l'avait connu, il restait un adolescent. Ils étaient tous pareils. Et donc, il ne pouvait pas ouvrir la salle de musique. C'est pour ça qu'il s'était retrouvé dans la salle commune, alors ? Donc c'était à cause de ça qu'elle devait... parler ? Peut-être qu'il la laisserait seule si elle lui disait qu'elle ne voulait pas discuter.

Visiblement non. Sa question et son air sérieux lui tirèrent un léger froncement de sourcil. Il avait changé d'attitude beaucoup trop vite et ça la mettait mal à l'aise. Quand il parlait avec son effrayante énergie, il avait l'air inoffensif. Là, elle n'en était plus trop sûre. Pourquoi tu me repousses ? Pour tellement de raisons, pour tellement de choses qu'elle ne mentionnerait jamais. Parce qu'elle ne voulait plus jamais se rapprocher ni faire confiance à personne. Ils étaient tous pareils, de toute façon.

Son ton était légèrement agacé et, instinctivement, elle baissa la tête et se fit aussi petite que possible. Ses mains se mirent à trembler et, dès l'instant où elle s'en aperçut, elle les serra sur ses bras de toute ses forces. Elle sentait ses ongles s'enfoncer dans sa peau même à travers le gilet de son uniforme. Il n'était pas énervé, mais c'était suffisant pour faire revenir ses angoisses.

- Je ne suis pas...

Trop bien pour lui ? Certainement pas. Elle n'avait pas l'intention de l'énerver. Elle voulait juste... juste être à l'écart de tout le monde, se faire toute petite et devenir invisible. Pourquoi était-ce si compliqué ? Pourquoi le lycée ne la laissait jamais respirer ? Sa gorge se serra.

- Je ne comprends pas pourquoi tu t'intéresses à moi...

Et elle préférait de très loin être contrainte de lui parler plutôt que de le mettre en colère. Surtout qu'elle ne savait pas à quoi il ressemblait, quand il s'énervait, et elle n'était pas sûre de vouloir le découvrir.

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

L'angoisse et les mauvais souvenirs s'agitaient sous son crâne comme autant de poisons. Il lui faisait peur. Pas parce qu'il était particulièrement énervé, non, mais parce qu'elle avait vu tant de colère dans son quotidien que le moindre rappel lui glaçait le sang. Elle voulait oublier. Tout oublier. Était-ce pour ça qu'elle voulait autant qu'il s'éloigne ? Parce qu'il lui rappelait l'Australie ? Peut-être... Mais maintenant, elle n'osait plus rien dire dans ce sens.
Elle posa quand même la question, comme si ça lui permettait de reprendre le contrôle de ses émotions.

La réponse lui tira une légère grimace. De ses nouvelles, hein... Elle n'était pas persuadée qu'il ait envie de savoir. Ni qu'il ait toujours envie de lui parler s'il savait. Au final, ça aurait peut-être été une manière comme une autre l'éloigner d'elle, mais s'il y avait bien une chose dont elle ne voulait pas parler, c'était celle-là : toutes les raisons qui l'avaient amenée à quitter l'Australie. Évidemment, que quelque chose clochait, elle n'avait pas hérité de la couleur bleue par hasard. Elle en avait hérité par conspiration contre elle – était-ce mieux ? Pas vraiment, le seul avantage était que ça la débarrassait de son père.

Il s'inquiétait pour elle. Vraiment ? Peut-être. Elle n'était pas sûre de le croire, mais est-ce qu'elle pouvait vraiment croire qui que ce soit ? Avec tout ce qui lui était arrivé, l'idée qu'on puisse lui dire la vérité lui semblait aberrante et impossible.

- Je ne peux pas faire ça...

S'amuser et sourire ? Pour ça, il faudrait déjà qu'elle ait quelque chose auquel s'accrocher. Son père s'était bien assuré qu'elle n'ait pas le temps ni l'occasion de se trouver un passe-temps, ou n'importe quoi d'amusant à faire. Il l'avait noyée sous les tournois et le volley jusqu'à détruire toute forme de personnalité qu'elle aurait pu se construire. Qu'est-ce qui aurait pu la faire sourire ? Ou l'amuser ? Elle n'avait plus accès à ce genre d'émotions depuis longtemps.

- Tu ne peux pas comprendre. Tu n'es pas...

Elle soupira. Non, il savait ce que ça faisait d'avoir des problèmes avec son père, mais pas ses problèmes. Et elle ne lui avait jamais parlé de tout ça. Au mieux, elle lui avait dit "qu'elle aussi", elle en avait marre de son père. Mais jamais elle n'était entrée dans les détails. Et la seule fois où elle l'avait fait, c'était devant un tribunal de Melbourne, qui l'avait condamnée quand même, et qui ne l'avait pas crue. Elle n'était pas pressée de réitérer l'expérience.

- Je ne suis pas à ma place ici.

Ni nulle part ailleurs, en vérité. Parce qu'une coquille vide n'a nulle part où aller.

20 oct.
2019

Le monde est si petit

Josh Miller

La réaction de Josh n'était qu'à demi-vraie, mais Chelsea acquiesça malgré elle. Non, elle n'avait effectivement pas sa place au sein de l'IRS. Elle n'y était que parce qu'on avait trouvé en elle la coupable idéale. Vraiment ? D'un autre côté, si on l'avait prise au sérieux suffisamment pour ne pas la condamner, est-ce qu'elle n'aurait pas fini ici aussi, mais en Potion ? Nul doute que son père avait fait des ravages sur son état mental, elle était assez consciente d'elle-même pour savoir ça. Restait à savoir ce qui sonnait mieux entre "enfant battue" ou "ado se vendant nue sur internet".
Étrangement, la réponse n'était pas dure à trouver.

- Crois-moi, tu n'as pas envie de savoir.

Elle ne lui dirait pas. Jamais. Ni à lui, ni à personne. La police avait supprimé chacune de ces photos, traquant tout ceux qui les avaient achetées et tous les serveurs où elles avaient pu apparaître, et cette disparition totale lui convenait très bien. Même si au fond, une part d'elle n'était pas tout à fait sûre que tout avait vraiment disparu. Peut-être que des images d'elle circulaient encore... cette simple idée lui donnait la nausée. Et savoir que ceux qui les avaient achetées s'en sortaient avec une petite tape sur les doigts, encore plus.

- … enfin je n'ai pas franchement de raison d'aller en Gifted, non plus.

Elle n'avait aucun talent ni aucune passion, en dehors de la mémoire physique que son père avait fini par lui ancrer dans les muscles. Rattraper et renvoyer un ballon par-dessus un filet était devenu un instinct bien malgré elle. Si c'était son seul talent, elle préférait encore ne pas en avoir.

Tu penses avoir ta place où ? Son regard s'assombrit. Encore plus quand il évoqua son père. Parce qu'au fond, elle aussi s'était résolue à croire que sa place était avec lui et qu'elle ne s'en déferait jamais. La seule différence, c'est que les deux hommes n'avaient pas eu la même réaction au "manque de discipline". Loin de là. Elle passa une main dans ses cheveux, la laissant quelques instants sur le haut de sa tête comme si sa poigne y avait gravé des marques indélébiles.

- Ce que je veux...?

L'écho de sa dernière nuit en Australie lui revint en mémoire et elle frissonna. Elle ne voulait rien. C'était ça, le problème. Elle n'avait ni rêve, ni but, ni rien, parce qu'elle n'avait jamais envisagé le monde loin de la main de fer de son père, des terrains de volley et de la pièce glaciale et sombre dans laquelle elle avait passé une bonne moitié de sa vie. Et le monde ne l'avait jamais envisagée non plus. Son seul instant de rébellion avait été tué dans l’œuf par l'ombre de son père, et elle n'avait pas su quitter l'équipe et respecter un de ses derniers principes : elle-même. Entre des photos ou des bleus, visiblement, elle avait choisi les deux.

- Je ne veux rien. Tout le monde n'a pas l'occasion de se construire un rêve comme toi.

Si elle avait pu avoir la même passion que son père, tout aurait été plus simple. Elle aurait de loin préféré pouvoir jouer et courir sur un terrain avec entrain plutôt qu'avec l'âme et le cœur vide de celle qui fait ça pour survivre. Josh avait eu cette... chance. Il avait aimé la même chose que son père.
Et son père ne lui avait jamais cassé la cheville avant de le forcer à marcher normalement.
Ça jouait aussi.