Johanna Flores

Cause it’s a bittersweet symphony, that’s life…

Non, sans rire… Pourquoi tu veux que je parle d’elle ? Elle avait vraiment rien d’extraordinaire. Elle en était la première consciente, ça se voyait sur son visage. Quand elle te regardait en silence sans rien dire, avec ses deux petits sourcils qui se fronçaient légèrement, ça se sentait qu’elle se comparait à toi et qu’elle pesait toujours un petit peu moins lourd dans la balance. En fait, c’est ça : elle était tellement normale qu’elle détonnait parmi nous. Au bout d’un moment, tu pouvais pas faire autrement que de la remarquer, sans même savoir pouvoir…

Tu connais Birmingham ? Tu devrais. Black Sabbath, Judas Priest et Led Zeppelin sont nés à Birmingham. Joe rajoutait toujours les Peaky Blinders dans le panier même si c’était pas un groupe et UB40, parce qu’elle avait des goûts bizarres et que ça la faisait rire que les membres se soient rencontrés alors qu’ils pointaient au chômage. Elle chantait toujours « Sing Our Own Song » ou « Rat In The Kitchen » ou « Don’t Blame Me » avec beaucoup de conviction, à défaut de chanter juste et elle disait que c’était cool d’être nés ici, de pouvoir se la péter avec un tel terroir musical. C’était bien la seule pour sortir ce genre de conneries. Moi, j’aimais pas Birmingham. J’aimais pas notre banlieue pourrie où il se passait jamais rien, j’aimais pas l’école et ses profs blasés qui ne pensaient qu’à leurs prochaines vacances, j’aimais pas les pubs miteux où on finissait invariablement par se retrouver parce qu’on pouvait aller nulle part ailleurs de toute façon, j’aimais pas le centre-ville, j’aimais pas Broad Street, j’aimais pas les gens du quartier. J’aimais pas la vie que j’avais là-bas. C’est pour ça qu’on a commencé à faire des conneries.

Au début, on était juste trois. Dave, Lefty, et moi. On vendait de la weed au coin de Church Alley, assis sur les marches de l’immeuble de Dave, en face de l’épicerie. Et puis, je sais plus trop comment, on a fini par être six, avoir un patron et beaucoup plus que de la weed à dealer. On passait quasiment toutes nos après-midi ici. Le nombre fluctuait en fonction des occupations de chacun. Moi, mes vieux en avaient littéralement rien à foutre de ce que je pouvais bien faire de mes journées. Pourquoi ils se seraient plaints ? Je ramenais du blé. Du coup, c’est moi qu’elle voyait le plus souvent. C’est sans doute pour ça qu’elle est venue vers moi en premier, le jour où elle s’est décidée à traverser la rue. Johanna Flores. Joe. Elle avait onze ans. Son père s’était barré quand elle était môme et sa mère tenait l’épicerie d’en face. Je crois qu’elle avait pas beaucoup d’amis, alors elle venait nous voir en rentrant de l’école. Au début, on en voulait pas parce que c’était une gamine, mais moi je l’aimais bien et elle nous soudoyait avec les invendus de barres chocolatées, puis de bières, alors elle a fini par devenir le petit poucet de notre bande, pendant les 6 années qui ont suivies. C’était trop bizarre.

Joe n’était pas comme nous. Elle ne dealait pas avec nous, elle n’avait pas affaire à notre patron. Joe était simplement là à nous regarder faire, à regarder passer le temps et à crapoter en toussant à fendre l’âme sur nos clopes. Quand il nous arrivait des merdes avec d’autres corner boys, elle n’était pas là. Quand on se battait à la sortie des pubs et que ça se terminait au surin dans la ruelle de derrière, elle n’était pas là non plus. Quand on se retrouvait dans la cave de Lefty sur son canapé défoncé pour se prendre des trips d’acide en écoutant du Pink Floyd, on s’arrangeait pour faire ça sans elle, pour son bien. Joe continuait d’aller à l’école, aidait sa mère à l’épicerie, acceptait de faire les corvées de son frère aîné pour qu’il puisse aller voir les matchs de foot avec ses potes. C’était une fille normale, et c’était un peu notre mascotte. On voulait pas qu’elle paume le droit chemin comme nous autres, ça nous aurait fait de la peine. À moi, surtout.

Ça me faisait du bien qu’elle soit là, qu’il y ait encore quelqu’un avec qui je pouvais parler de trucs ordinaires, quelqu’un qui n’ait pas peur de moi, de mes tatouages et de ma gueule de voyou, quelqu’un qui me disait merci tout simplement quand je lui filais mon blouson de cuir clouté parce qu’elle avait froid. Je crois que je l’aimais. Ouais, à mesure que les années passaient, qu’elle chopait des seins, un joli petit cul mais gardait toujours la même tête de chat curieux, je crois bien que j’ai commencé à l’aimer. Elle, je sais pas. C’était compliqué de savoir. Elle était partante pour presque tout, elle nous suivait tout le temps jusqu’à ce qu’on lui dise stop, elle était aussi à l’aise dans notre bande qu’en dehors… Mais elle avait toujours cette espèce de distance bizarre, cette paroi de vinyle transparent qui faisait glisser les choses sur elle sans qu’on sache si ça l’atteignait vraiment. C’était étrange. C’était énervant, parfois. En tout cas ça l’énervait, elle. Je crois que c’est pour ça qu’elle a accepté que je l’embrasse, que je la touche un soir où j’étais un peu bourré. J’étais pas trop sûr de ce que je faisais et j’avais les foies, mais elle m’a laissé faire. Elle m’a laissé recommencer ensuite, sans que je sache si ça lui plaisait réellement. Elle avait seize ans.

Et puis un soir, tout est parti en vrille. Je sais même plus comment. J’étais parti la chercher à l’épicerie, je voulais l’inviter au ciné. Après tout, j’étais vaguement son petit copain, je me disais que j’avais bien le droit de faire ça. J’attendais en flânant dans le rayons des chips quand le mec est entré et a commencé à braquer sa mère avec un flingue. Je l’ai entendu gueuler, de plus en plus fort alors que Mrs Flores était tétanisée, et je me suis approché. Et vraiment, je te jure, je suis incapable de dire précisément ce qui s’est passé. Je sais juste qu’à la fin, y avait un trou dans le mur, j’avais les mains pleines de sang et le mec se tortillait faiblement à mes pieds. De plus en plus faiblement. J’ai pris cinq ans pour homicide involontaire à la Winson Green Prison. Mrs Flores a fait une dépression nerveuse suite au choc et a été placé en maison de repos. Et Joe, ma petite Joe, mon petit poucet, est partie vivre à Londres chez son frère, la seule famille qui lui restait. Je crois qu’elle a intégré une école bizarre là-bas, avec des surdoués et des repris de justice, j’ai pas bien compris le principe. Elle m’envoie une lettre chaque week-end. J’essaie de ne pas faire de fautes en lui répondant.

Prends soin d’elle, si tu la croises. C’était une fille normale, tellement normale qu’elle en devenait étrange, mais malgré tout le soin que j’ai mis à la protéger, je ne suis pas sûr d’y être arrivé. J’ai brisé sa vie sans faire exprès et pourtant elle continue de m’écrire, sans avoir l’air de m’en vouloir. Alors  faut pas lui faire de mal. Faut chérir les gens qui te sont fidèles comme ça, même quand tu fais le con. Fais-le pour moi, tu veux ?