[2018] Là où nous porteront les litanies synthétisées

Ce matin-là, Ada revenait comme cela arrivait parfois, d’un rapide saut au bar tabac du quartier afin de récupérer quelques bricoles pour un vieux résident du rez-de-chaussée de son immeuble. Ce dernier souffrant de quelques problèmes cardiaques, il n’était pas rare, par cet été caniculaire, que Ada lui demande lorsqu’elle le croisait, s’il avait besoin de quoi que ce soit en ville, afin de lui éviter tout effort laborieux. Grand bien lui en pris, car ce matin, elle était récompensée pour sa peine d’une compensation intéressante. Le fils du vieil homme devant garder le chevet de son propre fils malade, il ne pouvait se rendre au concert de ce soir pour lequel il avait une place. Ainsi, afin que le billet ne soit pas perdu, Ada se vit proposer en guise de paiement, de récupérer ce dernier pour elle. L’ainé avait l’air plutôt sûr de ce qu’il faisait, puisqu’il s’agissait d’après lui d’un « spectacle de guitare comme tu fais toi ».

Ada prenait le billet qu’on lui tendait, et lisait le nom du groupe :

« Ah ! « B.R.» Sympa, ça ! »

Le vieil homme ne comprit pas tout, persuadé que son fils lui avait parlé des « Black Roses » et non pas de « Bière », mais si Ada était satisfaite, l’affaire était conclue.


Le soir même, Ada assistait au concert. Même si le groupe n’était pas strictement le genre de musique vers lequel tendait Ada, la bonne surprise de ce concert non prévu, et la qualité de jeu indéniable des musiciens lui assuraient de passer une excellente soirée. Et puis, en bonne professionnelle, elle se situait surtout très bien qui était le guitariste du groupe : Alexei Thomson. Il paraissait qu’il était sur Londres en ce moment, Ada s’imaginait les scénarii les plus fantaisistes au cours du concert :

Elle pourrait rencontrer le groupe en backstage, se lier d’amitié avec, et ces derniers pourraient peut-être la recommander chaudement auprès d’une maison de disques pour le lancement de son premier album solo ? Et si le groupe avait déjà connaissance de Ada et de son travail ? Après tout, il y avait de vraies chances pour que ce soit le cas, d’autant plus depuis qu’elle faisait parler d’elle au niveau international. Elle s’imaginait déjà parler technique pendant des heures avec le guitariste du groupe : sur quelles frettes préférait-il jouer ? Quels pontets avaient sa préférence ?

À la fin du concert, l’euphorie retombant quelque peu, elle convenait plus modestement et humblement d’essayer à minima de saluer les membres du groupe avant de partir. Rompue à ce genre d’exercice, elle attendait que les fangirls dégagent un peu la place, puis se dirigeait dans la ruelle derrière la salle de concert, où l’on avait pour coutume de faire sortir les artistes après leur performance. Se plaçant à proximité de la discrète porte en ferraille, elle roulait une cigarette qu’elle allumait, puis espérait avoir un peu de chance.

« Mais oui, putain, c’est elle, je t’avais dit, regarde ! »

Ada tourna la tête, elle reconnut tout de suite la voix et la personne ayant prononcé ces paroles :

« Oh non, Ivy… »

Apparemment, cette dernière aussi avait eu l’idée de venir au concert, accompagnée d’un autre des punks qui traînait dans le groupe au moment où Ada en fut évincée. Les deux s’avançaient dans la ruelle alors que l’adolescente prenait les devant en expliquant qu’elle n’était pas venue pour les provoquer ou avoir des ennuis. Mais l’occasion était probablement trop belle pour que les deux anarchistes la laissent passer : Ada, une ruelle, la nuit, à deux contre une…

« Je t’avais pourtant promis qu’on te casserait la gueule si on te voyait à nouveau. »

Ivy saisissait Ada par son blouson, puis la plaquait lourdement contre la porte en fer qui retentit dans un bruit sourd. Finalement, elle et son ami la jetèrent au sol et enfin, l’encerclèrent. Ada pouvait bien parlementer autant qu’elle le voulait, ses bourreaux refusaient de l’entendre. Sans doute même que ses supplications leurs donnaient une certaine excitation à l’idée de continuer leur forfait. N’osant pas se relever, la détresse s’emparait de Ada. Elle savait très bien de quoi Ivy était capable, pour l’avoir côtoyé suffisamment longtemps, et cela n’augurait rien de bon. Alors que cette dernière empoignait les cheveux de Ada et entreprenait de traîner la jeune fille par sa chevelure pour joindre la douleur à l’humiliation, ne restait plus à Ada qu’à prier pour que le tabassage en règle qu’elle s’apprêtait à subir ne se conclut pas par un séjour à l’hôpital…

Peut-être que les miracles existent, après tout…

À peine avait-elle commencé à se faire malmener par l’autre harpie que quelqu’un qui avait emprunté la porte de derrière à ce moment-là rameutait la sécurité, et mettait en fuite ses deux bourreaux. Appuyant son dos contre le mur, la tête baissée, Ada joignait ses mains sur sa poitrine, à l’écoute de sa respiration pour tâcher de calmer d’autant plus efficacement son rythme cardiaque.

Un de ses sauveurs chassait de sa main les mèches de cheveux qui cachaient son visage et venait s’enquérir de son état. Elle relevait la tête pour lui dire merci, mais ce qu’elle vit lui coupa le souffle et elle ne put qu’écarquiller les yeux en identifiant formellement la personne à qui elle devait son salut :

* C’est Alexei Thomson ! *

« Merde... Ada Reinhardt...le prodige du rock féminin si je m'attendais à croiser une fille aussi douée ici »


Il l’avait reconnue…





Toujours bouche bée, les larmes aux bords des yeux, mais plus pour les mêmes raisons qu’il y a une minute, Ada saisissait la main que lui tendait le guitariste mondialement connu.

« Tu n'es pas blessée ça va? Ce n'est pas raisonnable de te laisser seule ici avec ce qui est arrivé. Avec le groupe on fait un petit after, tu veux te joindre à nous? Ryan te ramènera avec le Van après si tu veux »

Ada crut que son cœur allait lâcher. Elle parvenait tout juste à rassembler suffisamment ses esprits pour hocher la tête et indiquer à Alexei qu’elle n’était pas blessée. Il lui demandait si ça allait et si elle voulait se joindre à eux pour faire l’after avec le groupe. Dire que « ça allait » aurait été un putain d’euphémisme !

« Oui, je le veux ! Enfin je veux dire, oui ce serait génial ! »

Elle n’en revenait toujours pas, et pourtant, c’était bel et bien en train de se produire. Ils se dirigeaient maintenant vers l’intérieur du bâtiment, Alexei Thomson marchait devant elle, en direction de la loge du groupe. Elle allait rencontrer Emeric, Lloyd et Steve, et pouvoir échanger avec le groupe. Elle tâchait de se reprendre autant que possible, elle ne devait pas faire mauvaise impression, ni sembler dépassée par l’événement, ou quoi que ce soit. Si elle voulait passer pro, ce genre de situation se reproduirait souvent. Elle serait immanquablement amenée à rencontrer ses idoles, des gens qui l’ont inspirée à un moment de sa vie, des stars comme les Black Roses. Elle se pinçait la cuisse discrètement et aussi fort que possible afin de redescendre sur Terre alors qu’elle pouvait déjà entendre au loin les rires des membres du groupe.

Derniers préparatifs, elle sortait brièvement son smartphone et utilisait la caméra frontale pour se scruter une ultime fois avant la rencontre. Elle arrangeait rapidement ses cheveux, époussetait une dernière fois ses vêtements. De toute façon, elle sortait d’un concert et les membres du groupe aussi, plus personne ne serait totalement frais à cette heure-ci. Elle emboîtait le pas à Alexei dont le retour dans les loges attira l’œil de ses camarades dans leur direction. Alors qu’elle rentrait, la pression s’évanouit pour laisser place à une sensation de plénitude totale. Si la soudaineté de cette rencontre avait généré beaucoup d’anxiété chez elle en premier lieu, tout cela s’envolait alors qu’elle entrait dans la pièce et reconnaissait tous les éléments qu’elle aimait tant dans ce milieu. Désormais animée d’un enthousiasme nouveau que rien n’aurait su ébranler, il était temps de faire les présentations.

« ♪ Bonsoir tout le monde ! Comment ça va ? ♪ »