Alexander Novak

Londres, il y a quelques mois

Le réveil sonna à 6h, comme tous les jours. Mais aujourd’hui, le vétéran grisonnant avait une bonne raison de se lever. Il enchaîna sa routine matinale sans penser à rien : jogging autour du quartier, étirements, exercices… C’est en remontant dans son appartement prendre son petit déjeuner que son humeur habituelle reprit le dessus. Le journal quotidien dans une main, il avait les yeux rivés sur la table de la cuisine et ne bougeait plus depuis quelques minutes déjà.

Rien n’avait bougé d’un millimètre sur cette table en deux ans. Le soldat n’avait jamais pu se résoudre à la débarrasser, et à effacer leur dernière trace de vie dans l’appartement. Xander caressa doucement les deux anneaux accrochés à la chaîne en argent de son cou, et ressorti de ce lieu maudit, avec comme seule idée de manger à l’extérieur une fois de plus.

Après un petit tour dans les bouchons Londoniens pour sortir de la ville, l’européen de l’Est arriva enfin devant les grilles de l’établissement Indare. Une fois annoncé et le labyrinthe de bâtiments et de couloirs parcourus, l’homme entra dans un bureau et se posta en face de la personne qui allait déterminer son nouvel avenir professionnel : une responsable administrative, assez petite, aux cheveux courts et aux lunettes trop grandes pour son visage.

- Bonjour monsieur… Novak ? Merci d’être là aujourd’hui. Vous auriez dû être reçu par mademoiselle Winchester, notre nouvelle chef de la sécurité, mais elle n’est pas disponible. Mais ne vous en faites pas, l’entretien va se dérouler comme prévu !

Comme à son habitude, Xander était très peu ému par ce qu’il se passait autour de lui. Il se contenta de hocher la tête, et de s’assoir une fois que son interlocutrice en fit de même.

- Alors… J’ai bien reçu votre dossier mais nous allons faire un petit tour de votre historique et de vos antécédents, et je vous poserais également peut-être quelques questions d’ordre psychologique et personnel, même si c’est un bien grand mot. Simplement pour voir si vous collez bien à ce que nous cherchons pour nos élèves. Vous êtes prêt, Alexander ?

Le vétéran fronça les sourcils devant tant de familiarité, et répondit d’un ton monocorde.

- Oui. Mais je préfèrerais monsieur Novak, si cela ne vous dérange pas.

La demoiselle ne s’attendait pas à cette remarque un peu sèche et mis un bref instant à repartir sur sa lancée. Elle avala une gorgée de sa tasse de café et ouvrit le dossier posé sur son bureau depuis le début.

- Si…heum… Si vous voulez, oui. Alors ! Faites-moi un petit résumé de votre parcours ! Pas seulement professionnel, j’aimerai en savoir plus sur vous en général.

- Très bien. Je suis né en Slovénie, qui s’appelait alors encore la Yougoslavie à l’époque. J’ai 46 ans et j’ai passé la plupart de ma vie à poursuivre une carrière militaire.

- N’hésitez pas à me donner quelques détails personnels, monsieur Novak. Cela nous aidera à vous cerner et à mieux décider de votre compatibilité ici !

Le slovène n’était déjà plus à l’aise depuis longtemps, mais faisait tout pour avoir l’air du contraire. Il corrigea sa posture assise et se racla la gorge après avoir à nouveau opiné du chef.

- D’accord. Hm… Je suis fils unique. Mes parents étaient assez modestes mais je n’ai jamais manqué de rien. Après ce que vous appelez le baccalauréat, j’ai décidé de m’enrôler dans la police. J’étais intéressé par le travail d’enquêteur. J’ai toujours été quelqu’un d’athlétique alors, les tests d’entrées ne m’ont pas posé de soucis. Mais après quelques mois dans les forces, je me suis vite rendu compte que le travail de terrain m’intéressait beaucoup plus. J’entends par là, les interventions.

Son intervieweuse l’écoutait attentivement et écrivait quelques notes sur son dossier, intimant le vétéran de continuer sa narration.

- J’ai fini par être accepté dans les forces spéciales mais, comment dire… C’est à ce moment-là que le Communisme décida de s’effondrer, et j’ai fui avec ma famille vers l’Europe de l’Ouest vers une vie plus tranquille. Sans aucune relation et ne parlant pas la langue, j’ai fini par m’enrôler dans la Légion Etrangère française. Les cinq ans que j’ai passé dans ce corps d’armée m’ont vraiment fait réalisés que c’était la vie que je voulais. Mais je n’étais vraiment pas satisfait des missions que l’on effectuait. Je suis donc parti après mes cinq ans obligatoires, et j’ai voyagé un peu partout pendant très longtemps.

- Voyagé ? Pouvez-vous élaborer un peu ?

- Disons pour faire simple que j’ai profité de l’instabilité de l’Europe de l’Est et du Moyen Orient pour faire mes armes en tant que… Contractant privé.

La secrétaire glorifiée affichait toujours un air interrogateur, et ne semblait pas saisir les sous-entendus du vieux soldat.

- J’étais mercenaire. Afghanistan, Iran, Irak, Tchécoslovaquie, et Kossovo. Parfois l’Amérique Centrale et du Sud.

- Impressionnant, impressionnant… Je vois ici que vous avez noté également quelques années de service pour le Spetsnaz ?

- En effet, mais j’avais apparemment un peu trop de conscience par rapport aux missions que je devais effectuer.

- Aah. De quel genre de mission s’agissait-il ?

- J’ai bien peur de ne pas avoir le droit d’en parler.

Le ton de Xander ne laissait aucune place à la négociation, et la petite blonde le sentait bien. De toute façon, elle n’était pas à la recherche de détails sordides.

- Et bien, c’est un C.V tout à fait remarquable pour quelqu’un qui veut travailler dans la sécurité, je dirais même que vous êtes largement surqualifié… Mais je ne suis pas vraiment convaincue que votre place se trouve dans un établissement comme le nôtre. Vous allez surtout passer votre temps à surveiller et éduquer des élèves. Certains sont des délinquants qui purgent ici une peine pour des crimes plus ou moins grave, d’autres sont malheureusement instables psychologiquement. Mais rien de tout cela n’aura à voir avec… Le front armé d’une guerre civile lointaine. Pourriez-vous me parler de vos motivations à venir ici… ?

Alexander prit quelques instants pour rassembler ses idées, le regard dans le vague. Après un bref soupir, il se lança dans une explication dont la sincérité ne faisait pas de doute :

- Ecoutez… 46 ans, c’est trop vieux pour repartir jouer à la guerre. Cela fait plus de trois ans que je n’ai pas quitté Londres. Mais j’aimerai continuer de faire quelque chose de mon savoir-faire. Attraper des voleurs à la sortie d’un magasin ou surveiller un entrepôt, ça ne m’intéresse pas. J’ai… *il avale sa salive avec difficulté, alors qu’une boule se forme dans sa gorge* j’ai pu voir ce que devenait la jeunesse de ce pays. J’ai envie de croire en eux, et de les aider. Mais je n’ai pas le bagage pour leur enseigner une matière, et je n’ai pas envie d’aller leur apprendre à faire la guerre comme instructeur de l’armée. Alors si je peux en aider certains à rentrer dans le droit chemin, à leur apprendre les valeurs importantes de la vie, tout en protégeant ceux qui en ont besoin, j’aurai l’impression de servir encore à quelque chose.

Après avoir parlé à un mur de brique depuis le début, la petite blonde fut surprise d’entendre un discours aussi chargé en émotion, même s’il était clair que l’homme en face d’elle faisait tout pour les dissimuler par fierté.

Xander fût embauché sans trop de difficulté après cela, et rentra chez-lui afin de rassembler ses affaires avant d’emménager dans la résidence Castel.
Les cartons étaient scotchés, les étagères et les placards vidés.

Alors qu’il se tenait dans l’entrée de son appartement, la porte entrouverte, ses yeux se posèrent sur la table de la cuisine, toujours intacte, conservée dans son état comme une relique du passé. Mais vivre dans le passé, c’était terminé. C’était la dernière chance d’Alexander de tourner la page, il le savait.

A contre-cœur, le regard vide et les muscles crispés, le grand gaillard se mit simplement à mettre tout ce qu’il se trouvait sur cette table dans un sac poubelle. Une fois le ménage fait et les cartons chargés dans la voiture, l’ex mercenaire remonta une dernière fois chez lui. Tout en caressant les deux anneaux accrochés à son cou, il prit un cadre photo qu’il rangea délicatement dans son sac à dos.

Sa voiture roulait maintenant en direction d’Indarë, alors que le silence régnait dans l’habitacle. A côté de lui, son sac encore ouvert laissait dépasser le dernier objet qu’il avait récupéré. Sur l’image, la photographie d’une jeune femme qui tenait une petite fille dans les bras.