[2020 - 2021] Dessine-moi un mouton

Aujourd'hui, Evelynn allait enfin faire quelque chose d'autre qu'aller lire un livre à la bibliothèque après les cours. Une perspective qui l'enchantait à vrai dire, bien qu'elle adorait lire, faire autre chose de temps en temps ne lui ferait pas de mal. Et si cela pouvait lui permettre de se vider un peu l'esprit, elle ne serait pas contre. Son traitement, composé principalement d'anti-dépresseurs, lui vidait de temps en temps la tête, mais elle n'était jamais vraiment tranquille. Cependant, elle avait fait de petits progrès, car cela faisait quelques jours qu'elle n'avait pas pensé à se jeter par la fenêtre. Mais tout ceci était cyclique chez elle, pendant quelques jours elle était relativement tranquille, et quelques jours plus tard, elle avait de nouveau envie de se suicider. Toutefois, elle prenait son traitement tous les jours, et de toute manière, elle n'avait pas le choix. L'adolescente ne voulait pas retourner en hôpital psychiatrique, et pour cela, elle devait prendre ses médicaments. A peine sortie de cours, elle retourna dans sa chambre prendre quelques feuilles blanches, avant de se diriger vers la bibliothèque. Kate avait choisi ce lieu pour qu'elles soient plus tranquilles, ce qu'Evelynn appréciait grandement, même si elle ne lui avait pas dit.

Comme à son habitude, elle était plutôt lente quand elle marchait, mais ce n'était pas dû au fait qu'elle voulait prendre son temps. Depuis son accident, elle avait eu de la rééducation, mais ses jambes avaient tellement souffert qu'elle avait toujours beaucoup de mal à marcher. Elle continuait elle-même sa rééducation, en se forçant à marcher, pour se réhabituer à la marche, mais ses progrès étaient extrêmement lents. De temps en temps, quand elle sortait de l'établissement, elle tombait de temps en temps sur des enfants qui se moquaient d'elle. Mais elle avait réussi à faire abstraction avec le temps. Ce n'était que des gamins, quand ils auront subis ce qu'elle avait pu subir, ils comprendraient leur stupidité, cependant, elle ne leur souhaitait pas ça. Elle ne le souhaiterait même pas à sa pire ennemie. Et même si elle voulait presser le pas, elle ne le pouvait pas, elle avait encore beaucoup trop de douleurs musculaires quand elle marchait pour aller plus vite. Toutefois, elle espérait sincèrement ne pas la faire trop attendre, car elle ne supportait pas d'être en retard. Evelynn avait été éduquée par sa mère pour être toujours ponctuelle, et ne jamais faire attendre la personne qui lui avait donné rendez-vous. Pour elle, la ponctualité était le meilleur des respects, et elle avait un point d'honneur à toujours honorer sa présence à l'heure prévue, même avec ses difficultés à marcher.

Après de longues minutes de marche, bien trop longues à son goût même si elle ne pouvait pas faire autrement, Evelynn arriva dans la bibliothèque, en faisant bien évidemment en sorte d'être discrète, et de ne pas faire trop de bruit. Elle chercha Kate, sa camarade de chambre, avant de finalement la trouver, et se diriger vers elle. Elle s'assoit finalement en face d'elle, avec tout de même quelques gouttes de sueur sur le front, étant donné que la marche lui demande encore quand même certains efforts.

- Désolé si je t'ai fait attendre, j'aime pas être en retard, mais je fais ce que je peux. Mais merci d'avoir accepté de venir, je t'en suis vraiment reconnaissante. Il faudra que je te rende la pareille un jour.

Encore une fois, Evelynn s'excusait pour sa condition, alors qu'elle n'y pouvait strictement rien. Mais de par son éducation, elle n'aimait pas faire attendre quelqu'un, et elle se confondait toujours en excuse quand elle était en retard, même lorsque ce n'était pas sa faute. Car il était évident qu'elle ne pouvait strictement rien au fait qu'elle ne soit plus capable de marcher comme avant. L'adolescente aurait bien aimé que tout ceci ne soit jamais arrivé. Qu'elle soit capable de courir comme avant, qu'elle n'ai pas perdu sa main, mais surtout, que sa mère soit encore là. Le fait d'être diminuée physiquement n'était pas ce qui lui faisait le plus mal, le pire restait le fait qu'elle se levait tous les matins dans un monde dans lequel sa mère n'était plus présente. Et malgré tout l'amour de son père pour elle, qui la surprotégeait, cette situation lui faisait un mal atroce. Elle s'excusait encore une fois, alors que cela ne servait visiblement à rien. Mais elle avait été élevée de la sorte, et elle ne pouvait pas changer du jour au lendemain. Mais elle essayait de travailler sur elle pour ne plus faire des courbettes en permanence. Et là-dessus, elle faisait quelques progrès, mais il fallait lui laisser du temps.

Elle prenait une canette au hasard, sans vraiment regarder, en la remerciant sincèrement, une fois de plus. Evelynn était beaucoup trop polie pour agir de manière décontractée avec quelqu'un sans avoir de profonds liens avec cette personne. Cependant, bien qu'elle soit bien élevée, à chaque fois qu'elle devait ouvrir une canette, elle tenait cette dernière dans sa main et venait l'ouvrir avec ses dents, en s'y prenant généralement à deux ou trois reprises. A chaque fois, on lui proposait de l'aide mais elle le refusait à chaque fois, avec politesse. Elle n'acceptait de l'aide que pour des choses qu'elle ne pouvait pas accomplir elle-même, ou pour qu'on lui apprenne quelque chose, comme ça allait être le cas aujourd'hui. Elle avait deux trois bases en dessin, mais pas grand chose. Et à vrai dire, apprendre à vraiment dessiner allait progressivement l'aider niveau dextérité, et c'était ce qu'elle recherchait, en fin de compte. Elle prit une grande gorgée de sa canette, avant de la poser bien à l'écart des feuilles, car se connaissant, elle restait relativement maladroite par moments, et elle voulait à tout prix éviter de renverser son contenu sur la table par pure maladresse.

- Si tu n'y vois pas d'inconvénients, j'aimerais apprendre des techniques pour faire des portraits. A terme, j'aimerais arriver à faire celui de ma mère. A la simple évocation de ce mot, son poing se crispa immédiatement, et avec une telle fermeté que sa main vira rapidement vers une couleur blanchâtre, tout cela pour éviter de fondre en larmes. Elle n'arrivait pas à s'en remettre, et ce n'était clairement pas sa dépression qui l'aiderait à faire face. Après de longues secondes de silence, à essayer de lutter contre ses propres émotions internes, qu'elle reprit la parole. - Après, si tu veux m'apprendre autre chose, ça ne me dérange pas. Mais j'aimerais bien arriver à faire des portraits. Du moins, je ferais de mon mieux.

Depuis qu'elle était arrivée ici, Evelynn s'était rendu compte de pas mal de choses. Kate n'était pas ce qu'il y avait de plus amicale, c'était un fait indéniable, mais elle ne lui en tenait pas rigueur. A vrai dire, cela lui changeait un peu. Toute la journée, elle rencontrait des personnes qui lui voulaient du bien, et qui faisaient attention à elle. Ce qui en soit était une très bonne chose, elle en avait grandement besoin, mais elle avait tout aussi besoin d'être considérée comme une personne normale, bien que son instabilité mentale et son handicap physique n'aidaient pas en ce sens. Alors, quand elle était avec quelqu'un qui ne prenait pas des pincettes avec elle, mais sans la moindre méchanceté, cela lui permettait d'oublier quelques instants qu'elle n'était clairement pas dans les standards de normalité. Mais ce n'était pas une solution magique. Son esprit pouvait la laisser tranquille pendant quelques temps, avant de revenir à la charge avec des idées noires, et des crises. Son traitement avait ses effets bénéfiques, mais n'était pas magique pour autant. Sortir d'un syndrome de stress post-traumatique demandait des années, et il n'était même pas sûr qu'elle s'en sorte correctement sans mettre fin à ses jours, un jour ou l'autre.

A chaque fois qu'elle parlait de sa mère ou qu'on en parlait, elle serrait sa main, parfois jusqu'au sang, pour ne pas pleurer. Et à chaque fois, la même réaction de gêne et de regret se lisait sur le visage de la personne qui venait d'en parler. Mais, pour le coup, Evelynn ne s'attendait clairement pas à ce que venait de faire Kate. Que quelqu'un d'aussi détaché en apparence qu'elle fasse une telle chose avait de quoi surprendre l'adolescente, et dans le bon sens du terme. Elle ne savait pas vraiment pourquoi cette dernière avait agi de la sorte, si c'était par véritable compassion ou pour toute autre raison qu'elle ne souhaitait pas évoquer, mais c'était une surprise très agréable, de sa part. Ce fut rapide, bien trop rapide à son goût, mais le geste était là, et c'était tout ce qui comptait. La jeune Evelynn avait parfois certains problèmes à dire les choses, ne sachant pas comment exprimer ses émotions oralement, mais son langage corporel parlait pour elle, et elle appréciait grandement le geste, même si elle ne disait rien. Cependant, quand cette dernière évoqua qu'elle ne savait pas ce qu'elle avait vécu pour réagir de la sorte, Evelynn resta muette. Si elle en parlait, elle allait éclater en sanglots, et il lui faudrait le reste de la journée pour se calmer, et faire venir Kate pour au final s'enfuir pour aller pleurer dans sa chambre aurait été une perte de temps pour toutes les deux.

- J'ai tout mon temps pour ça. Mais il va quand même falloir que je me dérouille un peu, ça fait depuis pas mal de temps que je n'ai pas dessiné de manière sérieuse. Depuis.... ce qui s'est passé en fait... Mais je ferais ce que tu me diras de faire, évidemment.

Evelynn gribouillait de temps en temps, mais depuis son accident, elle ne dessinait plus vraiment. Non pas car elle n'en avait pas envie, mais dessiner de manière très sérieuse à une main était compliqué pour elle, et cela l'avait plus que freiné dans son envie de reprendre le dessin. Mais peut-être qu'avec l'aide de Kate, elle y arriverait.

- Tu as une idée de ce que l'on pourrait commencer par faire? J'ai pas mal de lacunes, donc toute aide et conseils serait bienvenu.

S'il y avait bien une chose qu'Evelynn ne supportait pas, c'était d'attirer la pitié. Et, en ce moment-même, avec Kate, ce qu'elle voyait, ce n'était pas de la pitié, bien au contraire. Et cela la réconfortait. Elle la remerciait intérieurement pour cela, intérieurement car elle pensait que si elle l'exprimait, comme ça, de manière spontanée, cela n'allait que la desservir. Avec des gens qu'elle ne connaissait pas ou peu, la jeune Anglaise agissait d'une manière assez stéréotypée, en se forgeant une espèce de carapace de laquelle elle ne sortait que peu, ses discussions étaient basiques, ce qui amenait beaucoup de personnes à croire qu'elle était idiote ou superficielle. Mais elle agissait ainsi simplement parce qu'elle avait peur d'autrui, peur du jugement, peur de récolter de la pitié, ou de la méchanceté. Avec ceux qu'elle connaissait bien, Evelynn agissait de manière naturelle, c'est-à-dire avec douceur, calme, gentillesse, attention. Mais pour le moment, elle agissait de manière purement mécanique, et surtout, elle luttait pour penser à autre chose, car éclater en sanglots ici et fuir à toutes jambes pour aller pleurer en boule dans un coin tranquille ne serait pas la meilleure des options à l'heure actuelle.

Elle se mit donc à dessiner, en suivant avec attention ce que faisait Kate, et en essayant de faire exactement la même chose, mais tout ceci était bien plus compliqué puisqu'elle ne pouvait utiliser qu'une seule de ses mains. Pourtant, elle s'appliquait et faisait de son mieux, mais il était clair qu'elle n'avait pas dessiné depuis longtemps, ses traits tremblant parlant pour elle. Au fond d'elle-même, elle espérait que Kate n'allait pas se moquer d'elle pour cela, mais considérant qu'elle avait accepté de l'aider pour reprendre le dessin, la jeune Anglaise pensait également que cela n'allait pas arriver. Cela ne serait pas logique, en fin de compte.

- Ah, non, non, vas-y, c'est même préférable, je pense.

Elle était là pour apprendre, pour se dérouiller, et pour se remémorer certaines choses. Donc si Kate ne pouvait pas correctement voir ce qu'elle était en train de faire, c'était tout simplement inutile, autant repartir dans sa chambre pour faire ses devoirs, en fin de compte. Elle reprenait, en suivant ses instructions, et en s'appliquant le plus possible afin de ne plus trembler quand elle bougeait son crayon, ce qui restait assez difficile pour elle, notamment à cause de la pression qu'elle s'infligeait elle-même pour ne pas paraître ridicule. C'était surtout la peine d'être ridicule et de mal faire qui l'avait forcé à repousser encore et encore le moment de s'y remettre. Mais elle ne pouvait pas s'attendre à récupérer un bon niveau en un claquement de doigts, il lui faudrait du temps, de la patience, et surtout, beaucoup d'entraînement. Elle s'était arrêtée au même niveau que Kate, regardant ce qu'elle venait de faire. C'était loin d'être absolument immonde, mais ce n'était clairement pas bon.

- Ça fait très longtemps que j'ai arrêté, je crois que... ça se voit. Mais maintenant que je m'y suis remise... J'ai pas envie d'arrêter.

Elle ressentait le besoin de se justifier, même quand ça n'était pas le cas. Changer son état d'esprit allait lui prendre beaucoup de temps, mais au moins, elle travaillait sur elle-même. C'était déjà ça.

Evelynn y mettait vraiment du sien, comme à chaque fois qu'elle faisait quelque chose. Puisqu'elle n'avait plus qu'une seule main, certaines choses lui demandaient des efforts bien plus importants, et ce même pour des actes du quotidien qui semblaient totalement anodins à première vue. La vie, avec un membre en moins, et une grosse pathologie mentale comme la sienne était plus difficile que pour le commun des mortels. Mais, heureusement pour elle, elle pouvait encore voir, parler, entendre ou ressentir. Son handicap l'empêchait de faire beaucoup de choses par elle-même, mais cela ne l'empêchait pas vraiment de vivre à peu près normalement. Du moins, aussi normalement que les phases de calme dans son esprit le lui permettaient. Car, lorsqu'elle faisait une crise, vivre normalement était le dernier de ses soucis. L'empêcher de se faire du mal, ou pire encore, et la calmer était une priorité absolue. Mais pour le moment, elle pensait à autre chose, elle devait s'appliquer, faire le meilleur dessin qu'elle pouvait pour montrer à Kate qu'elle était au moins un minimum compétente, ou simplement qu'elle avait envie d'apprendre et de faire de son mieux. Ce qu'elle ne voulait pas, c'était gaspiller le temps que lui accordait sa camarade de chambre.

Petit à petit, son dessin prenait forme, et avec toute l'attention et l'application qu'elle y portait, ce dernier représentait au moins quelque chose d'autre qu'un simple pâté abstrait que l'on pouvait constater chez certaines personnes ne sachant absolument pas dessiner. La jeune Anglaise était quelque peu contente d'elle, surtout après une aussi longue pause. Elle avait beaucoup perdu, c'était un fait indéniable, mais il lui en restait tout de même un peu sous le coude. Ce n'était pas grandiose, mais cela avait le mérite d'exister. Le fait que Kate ne lui fasse pas de remarques sur la qualité de ce dernier la confortait dans l'idée que ce n'était peut-être pas si mauvais que ça au final, même si c'était loin d'être quelque chose de magnifique. Le fait qu'elle soit quelque peu contente de ce qu'elle venait de faire était déjà un accomplissement en soi, ces moments étaient déjà bien rares dans sa vie de tous les jours, puisqu'elle voyait toujours ce qu'elle faisait avec peu de considération, sauf dans les domaines qu'elle aimait réellement. Le seul problème était que ces derniers se réduisaient comme peau de chagrin ces derniers temps. Mais l'essentiel pour le moment était qu'elle était relativement contente d'elle-même.

- Je ne pense pas que je vais pouvoir faire quelque chose de mieux aujourd'hui, du moins pour ce dessin. C'est déjà bien que je sois globalement satisfaite de ce que je viens de faire.. Du moins pour quelqu'un qui a fait une aussi longue pause. Si tu veux passer à la suite, je suis partante. Mais c'est toi qui vois.

Dans le ton qu'elle employait, Evelynn montrait qu'elle reprenait petit à petit confiance en elle sur ce point, et qu'elle se sentait mieux. Elle ne pétait pas non plus la forme, mais il était clair qu'elle n'allait pas éclater en sanglots dans les secondes qui allaient suivre, sauf si éventuellement son esprit décidait de la plonger dans une crise, ce qui arrivait toujours sans crier gare. Quand elle sentait qu'on ne lui voulait pas du mal, l'adolescent s'apaisait progressivement et s'ouvrait quelque peu. Il allait lui falloir du temps pour lui faire totalement confiance, mais elle s'ouvrait petit à petit, ce qui était une marque plus que positive venant d'elle.

- On te demande souvent de donner des cours de dessin, ou c'est rare? Parce que j'ai essayé avec certaines personnes... depuis ce qui est arrivé, et ça ne s'est jamais bien passé. Je sais pas si c'est ma faute, d'ailleurs, je comprends vraiment pas.