[2018] Reflets gris sur ombre grise

Un réveil brutal pour un long été... La reprise des cours doit-elle vraiment changer cet état de fait ? Non. Non, septembre a été comme les autres mois depuis qu'elle a vu cette photo au mur : une série de jours identiques qui se succèdent sans fin, sans saveur autre que celle qui lui brûlait la gorge aux premiers verres et à laquelle elle s'est déjà habituée.

Tessa ferme les yeux après un dernier regard désabusé à sa bouteille vide. La mort prend son temps, et l'oubli se fait rare. Elle soupire, s'allonge par terre pour profiter un instant de la fraîcheur du sol. Il n'y a personne, à cette heure-là, de toute manière. Personne d'autre que les reflets d'un deuxième bouteille pas encore vide. Une bouteille sans couleur, comme tout le reste. Ironie palpable maintenant que c'est son cœur même qui a perdu ses couleurs. Enfin ses pensées s'accordent à sa vision, cette vision monochrome qu'elle s'est imposée le jour où la balle a traversé son crâne. Tout ça pour un homme qui l'avait remplacée sans le moindre remord. Tout ça pour un homme qu'elle aurait sûrement dû tuer.
Tout ça, pour rien.

Elle chasse la bouteille vide d'un geste de la main agacée. Celle-ci lui est inutile. Elle entend le verre se briser sans trop y prêter attention. De toute façon, elle n'est plus à ça près, et ça lui évitera d'avoir à trouver quelque chose à en faire. Plus de bouteille, plus de preuve, plus de problème. Tessa attrape celle qu'elle n'a pas encore vidée le temps d'une gorgée. Pas encore vide mais... elle n'en est pas loin. C'est la dernière de celles qu'elle a réussi à planquer dans le gymnase. Ensuite... Ensuite il lui faudra autre chose. Un souffle exaspéré s'échappe de ses lèvres. Tout ça est trop fatiguant. Elle n'en peut plus, de ce monde. Elle aurait dû mieux viser lorsqu'elle a pressé la détente contre sa tempe, et s'imposer un noir définitif plutôt qu'une existence en niveaux de gris.

Difficilement, la jeune fille se redresse. Masse sa tempe le temps que la pièce arrête de tourner. Assise par terre, elle regarde autour d'elle en plissant les yeux pour essayer de rendre le monde plus net, hors de la bouillie grise que lui renvoie sa rétine. Elle veut se lever, trouver un endroit où récupérer quelque chose à boire. Sa bouteille est trop proche de la fin, et elle ne veut pas en voir le fond. Pas tout de suite. Tessa essaye de se remettre sur ses jambes, vacille, se rassoit et soupire. Bah, cet endroit n'est pas si mal. Tant qu'elle ne pose pas ses mains sur le verre brisé à côté d'elle. Quoique ça serait une solution rapide à son problème... Pourquoi se lever, marcher, entamer une nouvelle journée de vide, alors qu'elle pourrait réparer son échec en quelques secondes ? Ce n'est pas comme si quelqu'un s'en souciait vraiment.  

Alastair Grayson

Ancien membre

Première séance d'entraînement depuis mon accident. Autant dire que je ne suis pas franc. Même si l'envie de s'entraîner fait bouillir mon sang, j'ai tout de même peur que des complications viennent. C'est donc stressé et le souffle rapide que ma main se pose sur la poignée du gymnase et l'abaisse avant que je ne pénètre les lieux. Cette odeur m'avait manqué. En la sentant de nouveau, je sens mes lèvres s'étirer dans un large sourire. Ça y est... l'excitation prend le dessus sur la peur et j'avance d'un pas décidé à l'intérieur du gymnase vers les vestiaires pour me mettre en tenu. J'enfile alors vivement un short et un débardeur bien trop grand. Je n'aimais pas trop les vêtements serrés. Surtout pour le sport. Il n'y avait rien de mieux qu'un vêtement ample pour pouvoir bouger et se sentir à l'aise. Je grimpe les marches deux par deux et arrive rapidement dans la salle de musculation. Encore vide à cette heure. Tant mieux. Je pose mon sac dans un coin et entame doucement l'échauffement. De base je suis du genre à foncer dans le tas. Me poser sur une machine et mettre le plus de poids possible. Mais là avec l'accident, je préfère y aller doucement et même m'échauffer avant. On ne sait jamais.

Ce qu'il y a de bien dans cette salle outre le fait qu'on trouve vraiment toutes les machines possible et différente, c'est qu'elle donne une vue spectaculaire sur les terrains en contre bas et qu'on peut, tout en faisant du vélo ou autre, regarder les matchs ou entraînements des autres équipes présentent. Ce qui n'était pas le cas pour aujourd'hui. Les lumières étaient faibles et n'éclairaient pas grand chose. Signe que personne n'était présent et qu'aucun entraînement n'était prévu pour le moment.
Une fois échauffé je me pose donc sur le vélo pour une petite séance d'une demi heure. Histoire de faire lentement mais surement monter mon cœur dans les tours. Je ne veux pas risquer un quelconque problème en forçant trop rapidement. Les minutes passent et je sens mon cœur s'emballer sous l'effort. Je soupire cependant puisque je remarque tout de même une baisse notoire d'endurance. Chose qui sera rapidement comblé dans les jours à venir j'en suis persuadé. Après tout à quoi devais-je m'attendre après avoir passé plusieurs mois sur un lit d'hôpital ? Je souris cependant et termine tranquillement ma demi heure cardio avant de me lancer sur quelques machines ci et là, histoire, pour une reprise, de retravailler entièrement les différentes parties du corps.

La séance se termine une bonne heure et demi après la séance de cardio, soit deux heures d'entraînements. Mon souffle se fait court et je respire fortement. Et bien que j'ai mal de partout, je me sens bien. Vraiment bien dans mon corps. Les douleurs ne sont que musculaires, concernant les muscles que j'ai solicité. Et je ne sens rien du tout concernant mes blessures. Ces dernières ont magnifiquement bien cicatrisés. J'en suis content. Je me dirige vers les douches en bas, près des vestiaires et m'y perd quelques longues minutes dans le but de me détendre. Ca fait vraiment du bien. Un peu trop même puisque je commence à somnoler. Alors que je pique du nez je me resaisie et décide de rentrer dans ma chambre. ALors que je m'apprêtais à quitter le gymnase, j'entend un bruit sourd dans la salle principale, sur le terrain de basket et me demande alors ce qu'il se passe. Pensant que ce n'était que mon imagination au début, je continuais ma route vers la sortie avant d'entendre une nouvelle fois ce même bruit. Je fais alors demi tour et pénètre sur le terrain de basket.

❝ ▬ Il y a quelqu'un ? ❞

Demandais-je alors en regardant de toute part. Aucune réponse. Je me décidais donc de faire le tour du terrain sans trop savoir sur quoi ou qui j'allais tomber. Puis je vis une ombre, une forme et enfin je distinguais dans un coin une jeune brune l'air vague. Absente. Quelques cadavres de bouteilles trônant près d'elle. Je plisse les yeux en me rapprochant encore et découvris alors Tessa. Elle était la chef du club de gaming de l'école cette année qui venait de passer. Nous nous connaissions donc un petit peu, ayant beaucoup joué ensemble. A vrai dire je la connaissais surtout derrière ses différents personnages. Mais Tessa elle-même je ne la connaissais pas trop. Je me rapprochais alors en dégageant les quelques bouteilles qui me barraient le passage et arrivais à sa hauteur. Je descendais sur mes genoux et posais mon doigt sur son épaule, la poussant un petit peu tout en lui souriant.

❝ ▬ Je crois que t'as assez bu pour aujourd'hui non ? Pour le mois même je dirais.❞

Assise sur le sol du gymnase, Tessa regarde le monde flou autour d'elle. Flou et gris. Quand, soudain, à travers le brouillard qui s'est emparé de ses sens, elle croit entendre une voix. Est-ce important ? Elle n'a aucune envie de répondre. Si elle ne répond pas, personne ne saura qu'elle est là, pas vrai ? Elle ferme les yeux pour ne plus voir la pièce tourner. Y a-t-il une autre bouteille ? Elle rouvre les paupières pour regarder autour d'elle mais non. Non, c'était la dernière, c'est vrai. Elle pousse un grognement agacé. Ah, oui, c'est pour ça qu'elle voulait se lever. Des pas la font redresser la tête, et elle aperçoit une silhouette. Masculine, à première vue, mais c'est tout ce qu'elle en déduit pour le moment. Il s'approche d'elle et elle referme les yeux, serrant fort les paupières en priant pour qu'il ne soit qu'un mirage.

Mais non. Il est vraiment là. Elle a senti son doigt se poser sur son épaule, la faire vaciller tant son sens de l'équilibre est médiocre. Elle se serait presque attendue à tomber, tant elle s'est sentie chanceler. À quel point cela aurait-il été ridicule ? Sa question, son commentaire ou un tout cas ses mots lui tirent un petit sourire empli autant de sarcasme que de tristesse, une voix tremblante. Assez bu ?

» Non, je suis encore vivante.

Ensuite, seulement, elle rouvre les yeux. Cligne plusieurs fois pour ajuster sa vision, se débarrasser du flou, essayer de reconnaître ses traits. Dans un monde en noir et blanc, c'est parfois plus difficile, mais ce visage est familier. Comme celui de Lysander, celui de Jaden, celui de Melody. C'est quelqu'un de son club de jeux-vidéo. Ils n'étaient pas nombreux, elle a retenu leur apparence, leur voix, même si les deux lui paraissent flous sur l'instant.

» Je te connais...

Elle grimace en se frottant le front d'une main pour essayer de remettre ses idées en place. Elle connaît son nom, il s'appelle Alastair. Red King, c'était ça son pseudo, de mémoire. Sûrement car il y a quelque chose de rouge dans son apparence, elle ne saurait dire quoi. Ses yeux, ses cheveux, un tatouage peut-être ? Elle pourrait poser la question, mais elle a toujours l'air bête quand elle pose cette question. Les gens ne comprennent pas à quoi ressemble un monde sans couleurs, ils lui disent simplement de regarder.
Si c'était si facile...

Elle sent sa gorge se serrer, remonte ses genoux contre elle en ravalant ses larmes. Allons, Tessa, ne fait pas l'enfant. Tu dois faire bonne figure, n'est-ce pas ce que tu fais le mieux ? Faire bonne figure, avoir l'air parfaite, cacher ton absence de personnalité en adoptant celle qui plaît aux autres. Alastair n'a sûrement pas envie de l'entendre pleurer. Bien sûr que non. Personne n'a jamais envie de voir qui que ce soit pleurer. Elle pose un regard désabusé sur les bouteilles vides, soupire.

» Dis, Alastair... est-ce que tu es mon ami ?

Cette question est absurde, hors de propos, complètement déconnectée du reste. Elle n'est même pas sûre de s'intéresser à la réponse, pas sûr de la croire. Et même s'il l'est, pour combien de temps ? Un mois, un an ? Moins que ça ? L'amitié est une illusion au même titre que l'amour, au même titre que la famille, au même titre que tous les liens de ce monde. Qu'espère-t-elle ? Personne ne s'attache jamais à personne. Ils aiment l'image qu'on leur montre, puis ils s'en vont, puis ils s'abandonnent les uns les autres. Rien ne reste et tout se casse. Tessa se replie un peu plus sur elle même, serrant ses jambes contre elle. Elle a soif. Elle a envie d'oublier. Elle a envie d'oublier tout.
Si seulement cette balle ne l'avait pas ratée...

Elle a du mal à y croire. Dans son état, la simple idée qui quelqu'un puisse vouloir qu'elle reste vivante encore longtemps valse entre l'illusion et la cruauté. Dit-il ça parce qu'il ne la connaît pas, parce qu'il ment, par principe ? Pourquoi survivre dans son état ? Mais elle le regarde, le reconnaît. Elle ne sait pas s'il ment. Tout le monde ment, un jour, mais elle aimerait avoir un moyen de savoir si c'est le cas à l'instant. Mais il la connaît, et elle aussi. Et il ne tarde d'ailleurs pas à le lui confirmer, presque à la rassurer quand elle constate que sa mémoire des personnes non-toxiques de son existence est encore intacte. Lente mais intacte, car elle a réussi à retrouver son nom, savoir où ils se sont rencontrés. Ses mots peinent à se frayer davantage un chemin jusqu'à son cœur, cela dit, à percer la carapace qui se forme autour depuis le bal de fin d'année. Non, depuis avant ça, depuis la photo.

Tessa se replie sur elle-même, ramène ses genoux contre sa poitrine avant de poser une question qui n'aurait jamais franchi ses lèvres en temps normal. "Est-ce que tu es mon ami ?" Une porte ouverte, bien trop ouverte, vers ses angoisses, sa névrose même, vers la phobie de l'abandon qui la pousse en avant et l'empêche de regarder en arrière. C'est la première fois qu'elle laisse cette porte s'entrouvrir, et elle appréhende la réponse et ce qu'elle implique tout autant qu'elle se sent incapable de la croire. Pourtant, alors qu'elle esquisse un mouvement pour se recroqueviller davantage, elle sent une pression sur ses jambes et un regard hors de sa bulle lui permet de voir qu'il les abaisse, puis qu'il s'allonge sur elles. Sûrement pour l'empêcher de se replier à nouveau sur elle-même. Elle n'arrive pas à savoir si elle est touchée par ce geste ou si elle aurait préféré qu'il la laisse se rouler en boule, mais il parle, répond à sa question avant qu'elle n'ait le temps de trouver la réponse à ses réflexions.

Les bras serrés autour d'elle à défaut de pouvoir ramener ses genoux contre sa poitrine, Tessa écoute ses paroles, les yeux fermés pour ne pas voir le monde se brouiller autour d'elle. Elle sait ce qu'il essaye de faire, au fond. La remercier, lui montrer qu'elle a su faire du bien autour d'elle, que des gens l'apprécient. À défaut, que lui l'apprécie. Pour son aide dans les jeux, oui, mais n'est-ce pas une part importante de sa personnalité ? La seule vraie part de sa personnalité ? Un nœud lui comprime la poitrine et elle sent sa gorge se serrer encore davantage. Si elle avait été plus vraie, plus honnête, peut-être les gens l'auraient-ils moins abandonnée... mais elle avait fait tant d'efforts, tant de travail sur elle pour leur correspondre, coller à leurs attentes, être l'amie parfaite à leurs yeux. Secouée d'un sanglot, elle sent ses doigts se crisper sur ses bras.

» C'est tout ce qui me reste, tu sais ? Les jeux-vidéo, le club... C'est tout ce que je suis encore...

Pourquoi dit-elle ça ? Pourquoi raconte-t-elle ces choses qu'elle n'a jamais dit à qui que ce soit ? Ni à sa famille, ni à aucun de ses amis, ni à Brook. Personne... personne ne la connaît vraiment... alors comment quelqu'un pourrait-il vraiment l'aimer ? S'il connaît la seule chose vraie qui existe encore, la seule personnalité qu'il lui reste...

» J'ai tellement, tellement voulue être parfaite. Tellement voulu ne froisser personne, ne blesser personne, ne pas donner de fausses idées, ne pas créer de conflits... Être la meilleure amie possible, être la meilleure personne possible... Qu'on ne m'abandonne pas, que personne ne...

Sa voix se brise et elle se mord la lèvre pour calmer ses larmes, contenir le trop plein d'émotions qu'elle a trop souvent éloignées d'elle. L'abandon... de sa mère, de ses amis, de son père, de Willow, de Campbell... Elle n'avait jamais réussi à garder personne près d'elle. Et plus que la rage et plus que la rancœur, c'était la douleur qui était restée.

» Mais je dois rater quelque chose... Tout le monde m'abandonne quand même... Ce n'est qu'une question de temps, de meilleure occasion, de...

D'un geste lent et maladroit, elle essuie les larmes qui commencent à couler sur son visage. Serre les dents. Tout le monde l'a toujours abandonnée. À force de vouloir être parfaite, elle n'était plus jamais suffisante pour personne.