Jane Hellpride

La jeune fille passe en revue la grande pièce une dernière fois. Depuis seize ans qu'elle existe sur cette terre, cela va être la première fois de sa vie qu'elle quitte véritablement cet endroit. Les souvenirs d'une enfance, d'une adolescence toute entière son gravés, juste ici, entre le papier peint vert pastel, les rideaux de lin blancs et le lit d'enfant acajou. Elle s'assoit au pied de celui-ci, sur le tapis vert pomme à poil long sur lequel elle s'est étendue à tant de reprises. Pour la première fois de sa vie, elle ressent de la nostalgie. Alors qu'elle n'est même pas encore partie.
Elle a passé  sa vie entière dans cette grande maison. Lorsqu'elle est née, ses parents habitaient déjà la bâtisse, qui était un héritage de la famille, et elle n'a jamais connu de déménagement quelconque. Une petite vie tranquille, avec une famille aimante et des plus classiques. Ou du moins, en apparence. Car il y a tant de choses qu'elle ignore... Elle ignore que sa mère est incapable en réalité de procréer. Elle ignore qu'elle a été déposée à un orphelinat quelques mois après sa naissance, puis adoptée par le couple Hellpride qui désespérait de ne pouvoir prolonger leur descendance. Elle ignore qu'elle est originaire d'Angleterre, et qu'elle a quelque part là-bas sans doute une famille. Elle ignore qu'elle a de véritables parents, elle ignore qu'elle a un frère jumeau, et probablement d'autres frères et sœurs quelque part sur Terre. Elle ignore qu'on lui ment depuis le début, sur ses origines, sur sa famille, sur sa vie, sur tout ce qu'elle est. Elle ne s'en est même jamais doutée. Peut-être que si elle le savait, elle en voudrait à ses parents adoptifs. Peut-être chercherait-elle à retrouver les siens ? Mais elle ne sait rien de tout cela. Alors, ce n'est pas si triste, finalement.
Son regard se pose sur un petit cadre bleu, dans lequel trône une photographie, les exposant elle et sa meilleure amie Anna lorsqu'elles avaient treize ans, quelques mois avant que celle-ci ne parte vivre en Angleterre. Bien que toujours appréciée de part son caractère naturellement chaud, la jeune fille n'a jamais eu beaucoup de véritables amis ; elle accorde pourtant depuis toujours une importance particulière à l'amitié, qui est d'une grande valeur selon ses dires. Et Anna l'a toujours accompagnée, quoiqu'il arrive. Elle a eu une adolescence des plus simples et banales, mais son amie a toujours été là pour elle. Sa première chute à vélo, sa première mauvaise note, son premier chagrin d'amour... Et en retour, elle était là pour Anna, envers et contre tout. Elle passe un doigt sur les cicatrices qui bordent sa main gauche, et repense à ce fameux jour. Ce jour où elle a pu véritablement défendre Anna, sa fierté. Anna était une élève harcelée et brimée par des élèves plus grands qu'elle. Chaque fois qu'ils s'en prenaient à elle, cela allait un peu plus loin, mais son amie n'avait jamais rien osé faire de plus que la consoler. Puis, un jour, alors qu'Anna était partie en exploration urbaine sans celle-ci, dans un bâtiment abandonné qu'elles avaient projeté de visiter ensemble, ils s'étaient trouvés là-bas. Et cette fois avait été celle de trop. Anna avait chuté du premier étage dans les débris de métal et de verre, et avait fini à l'hôpital. Hors d'elle-même, son amie était retournée dans la bâtisse désaffectée pour retrouver les brutes qui semblaient y avoir établi leur squat. Ils l'avaient menacée à son tour, mais de rage, la jeune fille s'était mise à crier plus fort qu'eux. Elle avait donné un coup violent dans la vitre à sa gauche avec le coté de son poing fermé, s'ouvrant au passage profondément la peau. Elle saignait abondement mais n'en tenait même pas compte, et plus la douleur se faisait vive, plus elle hurlait fort pour les menacer. Et du haut de ses treize ans, elle avait réussi à leur faire terriblement peur. Plus jamais n'osèrent s'approcher, ni d'elle, ni d'aucun de ses amis. Malheureusement, suite à cet incident, la famille d'Anna déménageait, pour recommencer une nouvelle vie plus saine dans un tout autre endroit. Et les deux amies ont finalement perdu contact, au fil des années.
La jeune fille esquisse un sourire triste puis se relève pour se diriger vers sa penderie et l'ouvrir. Celle-ci est presque entièrement vidée de vêtements, et les dessins faits aux murs à la craie grasse lorsqu'elle avait six ans sont de nouveau visible. Sur l'étagère du haut, une grande malle. Cette malle est la raison de son départ. La raison pour laquelle elle abandonne toute sa vie, sa ville, sa famille et ses amies, afin de construire quelque chose de nouveau. Dans cette malle, des tas d'instruments de chimie, en tout genre. Aussi loin qu'elle se souvienne, elle a toujours eu une énorme passion pour la chimie. Une vocation, même. Elle a commencé très tôt à tester de mélanger tout ce qui lui tombait sous la main, liquide, solide, pour voir les réactions des diverses produits qui l'entouraient. Mais la révélation s'est faite lorsque, pour le Noël de ses huit ans, ses parents lui ont offert un kit de chimiste entier. Dès lors, elle n'a plus fait qu'un avec la matière, se perfectionnant même dans une branche spéciale du domaine appelée astrochimie. Et plus les années ont passé, plus sa passion s'est accentuée. Au secondaire, elle faisait des démonstrations d'expériences à ses amis dans les coins reculés de la cour de récréation. Au collège, elle tentait de démonter les théories de ses professeurs de chimie lorsqu'ils apprenaient les réactions de niveau collège – c'est-à-dire totalement incomplètes. Au lycée, elle faisait virer de son établissement pour avoir fait exploser un bécher dans lequel elle testait divers produits inflammables, mettant feu à toute la salle de classe – vide – puis à tout un bâtiment. Après de longs mois d'hésitation, alors que l'idée leur traversait déjà l'esprit depuis un moment, ses parents ont alors décidé de l'envoyer dans un établissement spécialisé pour sa seconde année. Ils se sont dit qu'elle serait plus heureuse là-bas, sans doute, qu'elle s'épanouirait plus dans sa vocation. Elle, ne sait pas véritablement quoi en penser. Elle est partagée entre son désir de partir pour la chimie, et celui de rester pour la vie qu'elle menait jusqu'à présent.
Une voix résonne du rez-de-chaussée. Sa mère l'appelle, la prie de se dépêcher si elle ne veut pas rater son bus. Elle hésite. Il est encore temps de renoncer, après tout. Mais alors qu'une phrase d'Anna se met à résonner dans sa tête, des larmes viennent perler à ses yeux mais elle cesse de douter. Elle doit partir, et vivre de ce qu'elle veut. Construire sa vie.


"Une passion est ce qu'il y a de plus beau. Toi, t'as la chance d'en avoir une, alors vis-la à fond, au moins pour tous ceux qui n'en n'ont pas."