[2020] Le Café de la Discorde [pv Viktor]

Sous le regard stupéfait de Viktor, Eri ouvrit son livre pour commencer à le lire, ne lui répondant que d’une voix monocorde, ne lui accordant qu’une attention partielle. Non. Minime. Il la dévisagea. Il la dévisagea longuement. Il n’arrivait pas à y croire. Il n’arrivait pas à croire qu’elle avait osé. Elle l’insultait, elle l’humiliait, bien plus que quand elle avait prononcé le nom qu’il s’était choisit. En fait, elle ne pouvait pas l’insulter plus que ce qu’elle faisait en cet instant.
Il n’entendit pas ce qu’elle lui dit. Ce n’était que des échos lointains, perdus dans le chaos grondant de la rage qui se déchaînait en lui. Qui hurlait : « REGARDE-MOI ! REGARDE-MOI ! REGARDE-MOI ! » Mais non. Pire, elle se tait pour se plonger totalement dans son livre, comme s’il n’existait plus du tout. ALORS QU’IL ÉTAIT A CÔTE !
Le sang semble bouillir dans les veines du Forge. Il ne peut pas. Sa famille l’a suffisamment ignoré comme ça toute sa vie. Il refuse d’être ignoré a nouveau. Il s’est juré de ne plus jamais être un visage dans la foule. Ce n’était pas pour être moins que ça. Un fantôme. Un souvenir désagréable.
Un souvenir désagréable…
Son ventre se tord de rage. Non. Il refuse. Il ne peut pas laisser passer ça.
Brusquement, il eu un déclic. De figé, à jubiler de rage, il sembla mu par cette même fureur. Il se rua sur Eri dans le but de lui arracher son livre des mains. Il voulait lui retirer ce qui la détournait de lui. Il voulait la forcer à reporter son attention sur lui. Uniquement sur lui.

« JE T’AI DIT DE NE PAS M’IGNORER !

Hurla-t-il.

- PERSONNE n’a PLUS JAMAIS le droit de m’ignorer. JAMAIS. Et je ne te permettrais pas de recommencer. C’est hors de question.

Sa voix reprit un ton plus glacial alors qu’il réalisait que hurler de la sorte dans le lycée n’était pas une bonne idée:

- Nous étions en train de parler, alors j’apprécierais que tu me portes ton attention sur au moins toute la durée de la conversation. Et que tu retournes à tes livres après. Ca me semble être la moindre des choses.»

Son regard lançait des éclairs tandis que son corps tremblait de rage.
Pourquoi fallait-il toujours qu’on l’ignore.
Qu’est-ce qui n’allait pas chez lui qui faisait qu’on l’ignorait sans cesse ? Était-il si peu digne d’intérêt ?
Il sembla se mettre encore plus en colère à cette pensée.

Eri leva finalement les yeux sur lui. Parfait. C’était l’effet qu’il avait cherché en lui arrachant son livre des mains. Il voulait qu’elle le regarde. Qu’elle ne regarde que lui. Pas un stupide livre. Lui, rien d’autre. Parce que c’était à lui qu’elle parlait. Il avait réussi à obtenir ce qu’il voulait. Soudain, elle leva la main. Ce mouvement le prit par surprise. Il ignorait ce qu’elle avait en tête, et n’eut de toute façon pas le temps d’esquisser le moindre mouvement de recul au cas où. Il sentit ses doigts s’enfoncer dans ses cheveux et l’élève tira dessus pour le forcer à se baisser à sa hauteur. Il lui lança un regard hargneux.
Elle lui dit qu’elle l’ignorerait si elle voulait, et qu’il ne pouvait pas la faire changer d’avis. Ces mots le firent jubiler. Non. Il refusait qu’elle l’ignore. C’était hors de question. Il avait assez été ignoré comme ça, il ne voulait plus que ça arrive ! Elle lui dit d’arrêter d’insulter sans comprendre ce qu’il disait avant de finalement le lâcher, il se redressa et la fusilla du regard en répondant :

« La seule fois où je t’ai insulté, c’est quand il m’a semblé que c’était ce que tu avais demandé. J’avais parfaitement conscience de ce que je disais. La seule chose que je ne comprenais pas c’était tes attentes.

Gronda-t-il alors qu’elle lui arrachait le livre des mains. Qu’elle le récupère, pour l’instant, il avait son attention, il était satisfait. Même si elle devait lui crier dessus. C’était une façon d’avoir son attention. C’était tout ce qu’il voulait, peu importe la méthode, peu importe le genre d’attention qu’il avait.
Elle lui reprocha d’avoir voulu profiter d’elle, de son nom, de sa popularité. Il haussa les épaules. Il n’y voyait aucun mal. Sans doute cela avait-il quelque chose à voir avec ces valeurs qu’elle semblait tant affectionner. Pour lui, il n’y avait rien de plus normal que de profiter des opportunités qui s’offraient à lui.

- C’est normal non ? Tout le monde agit comme ça. Quand on trouve des occasions d’obtenir ce qu’on veut, on cherche un moyen d’en profiter. C’est ainsi que les choses fonctionnent. Je ne vois pas ce qui te dérange là-dedans.

Les derniers propos d’Eri furent les plus blessants.
Pas aussi intéressant qu’un livre.
Il l’indifférait.
Il recula d’un pas, comme si elle venait de frapper de toutes ses forces. Non. Elle l’avait bien plus blessé que si elle l’avait frappé. Il était inintéressant, il laissait les gens indifférents… Il n’était qu’un visage dans la foule, il était oubliable…
Non. Non, il n’était plus Viktor. Il était Dio. Il n’était plus la même personne. Les gens n’étaient plus censés être désintéressés de lui… Il s’était juré qu’il aurait leur attention. Pourquoi ça ne marchait pas. Qu’est ce qui n’allait pas chez lui qui faisait qu’il indifférait encore les gens. Qu’est ce qu’il faisait de travers ?
Le Forge était figé. Il fixait Eri sans bouger. Sans rien dire. Il refusait qu’elle le trouve inintéressant. C’était hors de question. Ni elle. Ni personne.
Il était intéressant…

- Qu’est-ce que ton livre a de si intéressant… Ce n’est que de la fiction…

Il ne comprenait pas les œuvres de fiction. Les films. Les romans. Les personnages étaient mus d’émotions qu’il ne comprenait pas. Par conséquent il n’en comprenait pas l’intérêt. Il ne comprenait pas pourquoi les gens avaient pour passe temps de lire ça, quand on pouvait lire des livres instructifs.
Il ne pouvait pas accepter que ce livre soit plus intéressant que lui.
S’il avait été seul, il en aurait pleuré de frustration.

- Ça ne peut pas être plus intéressant qu’une personne…

Sous-entendu « ça ne peut pas être plus intéressant que moi ». Il était chamboulé. Partagé entre l’incompréhension, la douleur et la frustration. Ces émotions maudites qu’il aurait voulu ne jamais éprouver à nouveau depuis qu’il avait fugué.

S’évader…  Viktor observa Eri un instant avant que son regard ne s’éclaircisse, comme s’il avait soudain comprit quelque chose qui lui avait longtemps échappé, comme si c’était là le mot manquant pour donner sens à l’utilité des œuvres de fiction :

« Je vois. Ta situation te déplaît, et plutôt que de faire des efforts pour l’améliorer, tu te réfugie dans un monde de fiction pour oublier. Oublier les menteurs. Oublier les manipulateurs. Fermer les yeux dessus. C’est plus facile que de lutter pour obtenir ce que tu désir. Mais c’est lâche.

Il avait affirmé ça d’un ton rude et sans appel, mais sans jugement, comme s’il ne faisait qu’énoncer un fait. Comme s’il énonçait en effet un fait. Comme s’il ne faisait aucun doute que sa vision des choses était une vérité, et qu’en l’énonçant à haute voix, il ne se montrait pas insultant, il posait juste le doigt sur un problème.

- Pour ta gouverne, je lis. C’est ce à quoi j’emploi le plus gros de mon temps libre. Mais je ne lis pas de la fiction. Je n’y vois aucun intérêt. Ce ne sont que des lignes vides qui ne m’apportent rien. Je ne vois pas l’attrait que vous autre avez pour ces ouvrages. Ils sont d’un ennui… Je préfère me plonger dans des livres qui vont m’instruire. M’apprendre quelque chose qui me sera utile.

Il croisa les bras :

- Par ailleurs. Ce que tu dis est erroné. Un livre peut mentir. Un livre peut manipuler. Un livre peut juger. Parce que c’est une personne qui l’a écrit, et qu’elle peut parfaitement raconter des inepties, essayer de manipuler ses lecteurs, et juger certaines personnes. Mais tu as raison sur un point ; ils sont silencieux.

Il secoua la tête, affichant soudain une expression déconcertée en marmonnant, comme pour lui-même :

-Utiliser son imaginaire pour calmer ses pulsions… Voilà une bien étrange façon d’utiliser ton imagination, quand tu pourrais l’utiliser à la mise en place de plans pour améliorer ce que tu n’apprécie pas dans ta vie… L’utiliser de façon passive… Plutôt qu’active…  Ca me semble bien… improductif…

Quand Eri reprit la parole pour dire que la discussion était improductive, qu’il ne comprenait rien, Viktor se crispa. Il était au courant. Les gens ne faisaient aucun sens à ses yeux. Avec leur code moral étrange, ces passions dont l’intérêt lui échappaient complètement, ces comportements qu’il ne parvenait pas à traduire… Ce n’était pas nouveau pour lui. Mais dire que la conversation était improductive ? Il essayait de donner sens à ses propos et à son comportement. Ce n’était pas parce qu’il n’y arrivait pas que la discussion était improductive.
Elle rangea son livre, trop lentement au goût du Forge qui fulminait. Qu’elle trouve leur conversation improductive était une chose, qu’elle l’ignore ensuite en était une autre. Il rongeait son frein, se retenant de lui intimer de se dépêcher, de reporter son attention sur lui. Quand elle se redressa finalement, il s’apprêta à lui donner son avis sur la discussion, mais s’interrompit en la voyant soudain lever la main. Il n’eut pas le temps de bouger, d’essayer de l’éviter ou de l’en empêcher. L’instant suivant, un claquement retentissant se fit entendre, et une vive douleur s’éveilla dans sa joue désormais chaude.
D’accord. Il avait manifestement dit quelque chose qu’il n’était pas censé dire.
Il observa Eri s’approcher de lui en commençant à crier. Durant toute la tirade de la japonaise, le visage de Viktor demeura de marbre. Il ne comprenait pas. Il avait juste essayé de comprendre. Il avait juste donné un avis honnête sur ce qu’il avait cru comprendre. D’accord, il avait peut-être mal compris. Mais ça n’expliquait pas la réaction.
Finalement, une lueur de colère s’alluma dans son regard. Apprendre à parler aux autres… La bonne blague. Comme s’il pouvait apprendre si toutes ses tentatives étaient aussi catastrophiques.  Il la regarda commencer à partir, sans lui avoir laissé le temps de répondre. Il serra les poings :

« Tu crois que je n’essaie pas d’apprendre à parler aux autres ? J’aimerais t’y voir, essayer de communiquer avec des gens sans les comprendre, sans comprendre ce que tu es censé dire, ou ne pas dire. Encore moins pourquoi.

Il inspira profondément avant de reprendre d’un ton las :

– Si tu veux que je ne le dises plus, alors je ne le dirais plus. Enfin, si on en vient à se parler à nouveau.

Ce ne serait pas la première fois que quelqu’un décide qu’il était une ordure ou un genre de monstre et ne veuille plus lui adresser la parole. Il soupira et conclut :

– Bonne journée. »