[2020] Le complexe de Dieu

e soleil commence peu à peu à se coucher sur le parc. D’habitude, à cette heure, bien des élèves passent par là, soit pour se rendre aux dortoirs, soit pour trainer après les cours… Mais depuis l’ouragan, il fallait croire que le parc attirait bien moins de monde… Et puis de toute façon, il fait sans doute trop froid pour que l’on s’attarde dehors trop longtemps. Beaucoup de plantes s’étaient abimées avec le vent. Entre les branches arrachées et les troncs couchés, le parc n’avait plus vraiment sa splendeur d’antan. Enfin, s’il avait eu une splendeur un jour. Le spectacle restait malgré tout triste à voir pour les yeux d’Erwin. Après tout, même lui est un peu touché par tous les dégâts de cette tempête. Il appréciait sincèrement la verdure de ce lieu, d’une certaine façon… Mais au moins, tous ces changements avaient aussi quelques avantages. Un parc abîmé avec moins de passants veut aussi dire un plus grand endroit avec plus d’intimité et de tranquillité. Un lieu idéal pour se vider l’esprit et se recentrer, en somme.
Le jeune homme ne savait pas pourquoi, mais en cette fin d’après-midi froide, il avait une soudaine envie de prier. Son sac de cours et son uniforme encore sur le dos, il s’assit le plus naturellement du monde sur un banc sous un chêne qui avait tenu le coup jusqu’ici. Pensif, il sortit alors un chapelet que sœur Denise lui avait offert avant son départ à Londres, et commença ses… confessions.

Au nom du Père, du Fils, et du Saint Esprit.

Pour Erwin, c’est devenu une habitude. A l’orphelinat, les nonnes insistent toujours sur le fait que la prière est un moyen de se libérer des souffrances et de faire du bien à ceux qui nous entoure. Par conséquent, ceux qui acceptent de participer aux messes sont sans conteste de bien meilleurs enfants à leurs yeux. Et Erwin en est un, pas vrai ? Pourquoi ne le serait-il pas. A la chapelle, il s’est toujours montré comme un parfait chrétien. Après tout, le Seigneur est peut-être la seule chose réellement rassurante en ce monde… Dieu est l’unique entité qui ne lui mentira jamais. C’est ce que l’ont dit, du moins…

Erwin commence par quelques prières banales et apprises par cœur. Après tout, n’est-ce pas comme ça qu’il faut procéder ? A force, il connait les psaumes et les invocations sur le bout des doigts, les récite avec application tel un dévot accompli. Et si l’illusion est parfaite, tout cela sonne en réalité bien creux. Trop occupé à maintenir son image à l’aspect irréprochable, il n’arrive pas à introduire de la sincérité dans ses prières. Au fond, il ne fait que réciter un poème dont il n’a même pas compris le sens profond. Et il ne se rend même pas compte de ses erreurs si évidentes. Les confessions plus… personnelles le mettent toujours à mal.

Une fois n’est pas coutume, quand le moment vient d’échanger des mots un peu plus profonds avec le Seigneur, il a l’impression que les mots ne lui viennent pas. Doucement, ses yeux se rouvrent. Il essaie de réfléchir, mettre des mots sur ce qu’il ressent, des éventuelles troubles qui le hantent… Comment expliquer tout cela à Dieu ? Il ne voit pas… En réalité, cette question le rend nerveux. Il a peur, pour une raison qui lui échappe un peu… Mais s’il ne trouve rien à dire, c’est peut-être signe que tout va bien, après tout…
J’espère que le parc retrouvera sa verdure un jour…
Murmura-t-il pour combler le silence dans sa tête.

ne voix interrompt sa prière. Une voix qui ne lui plait pas, arrogante, insultante et inconnue pourtant. Erwin lève les yeux vers l’intrus, calmement, enroulant machinalement les perles de son chapelet autour de son doigt. Allons bon, voilà qu’il allait devoir faire affaire à un athéiste condescendant.

Excuse-moi, on se connait ?

Il sourit poliment au garçon en face de lui, une légère crispation dans ses épaules. Qui est donc cet inconnu pour le juger ainsi ? Ne peut-il pas se mêler de ses affaires ? Mais ce qui irrite particulièrement Erwin, c’est ce rictus dans le coin de ses lèvres ; méprisant, mais aussi étrangement familier… Il n’arrive pas exactement à mettre le doigt sur l’origine de cette impression de déjà-vu, mais il est certain qu’il l’a déjà expérimenté. Et ce simple fait l’agace. S’il ne se retenait pas, il l’aurait déjà insulté en retour pour avoir osé lui adresser une telle insulte sur ses croyances. Pourtant, Erwin reste raisonnable. Il ne faut pas se montrer hostile trop vite, après tout… Qui sait, celui en face de lui a peut-être le potentiel d’être utile. Et répondre si simplement aux provocations étaient peu judicieux de sa part…  

C’est vrai que ce tu dis n’est pas faux… Je ne veux pas non plus que me reposer sur la miséricorde du Seigneur. Ça enlèverait tout le mérite de mon succès… Mais malgré tout, se confier à Dieu est toujours utile. Ça libère le cœur.

Du moins, c’est ce que les sœurs disent. Erwin veut y croire, sincèrement, sans jamais pleinement parvenir à ressentir ces soi-disant effets bénéfiques. Après tout, comment pourrait-il les ressentir, si aucun mot sincère n’arrive à franchir ses pensées pour aller jusqu’aux cieux… Et pourtant, il persiste, s’obstine désespérément. Les bons garçons de l’Orphelinat des Anges prient. Erwin fait partie de ces bons garçons. Dieu ne pourrait pas se permettre de rejeter une bonne âme comme lui, pas vrai ?

Ses yeux bleus scrutent son interlocuteur de haut en bas, le jaugent avec une légère méfiance. Il ne saurait pas dire pourquoi, mais il sent que ce garçon-là est loin d’être un être faible. Du moins, pas comme Erwin l’entend. Il se méfie donc, mais finit par doucement se détendre en repérant le bracelet électronique. Le sourire à ses lèvres devient soudainement plus sincère. Plus imperceptiblement cynique aussi…

Je ne t’ai jamais vu ici… Un nouvel arrivant ?

Un criminel. Erwin méprise ces gens qui se sont laissés prendre par la justice. Ceux qui vont en prison doivent forcément le mériter pour ne pas avoir été capables d’y échapper. Mais surtout, le monde n’a pas de place pour ces brigands désespérés et pathétiques qui ne trouvent que le crime pour se sortir de leurs misères. Et si en plus ils n’arrivent même pas à cacher leurs méfaits, ils étaient pires que des ratés. Non, Erwin vaut bien mieux que ces vauriens… Cette supériorité supposée le rassure. Il se sent confiant en faisant face à son interlocuteur qui doit sûrement traîner derrière lui un passé sombre. Quel est le sien d’ailleurs ? Peut-être que ça pourrait être intéressant à découvrir.

D’ailleurs, je suis Erwin Lamb, si jamais tu te le demandes…