[L'Ouragan] The Yard Bar, 57 Rupert St

Boire ne comble pas tous les vides, ne détruit pas toutes les peurs. En fait, chez elle, c'est devenu plus un réflexe qu'un véritable pansement. Elle en a besoin, comme si elle ne savait plus gérer le stress autrement. Une heure déjà qu'elle est ici. Tessa regarde la bouteille qu'elle vient de terminer, soupire, la pose au sol. En une heure... elle a vu une barre de métal traverser la vitre et s'est recroquevillée encore davantage derrière son comptoir tandis qu'elle entendait le vent s'infiltrer, porté par le courant d'elle de la petite allée devant sa porte. Il sifflait, il frappait tout autour d'elle et elle restait là, tendant juste le bras pour récupérer une nouvelle bouteille. A 18h50, elle s'acharnait sur le bouchon, les mains rendues moites autant par la pluie que par le stress qu'elle s'efforçait d'ignorer.

Elle finit par réussir à le déboucher, porte la bouteille à ses lèvres pour une gorgée qui aurait couché la moitié de ses camarades plus jeunes. Ça lui fait à peine de l'effet. Elle sent une petite vague d'angoisse dans son cœur. Et si ça ne marchait plus ? Plus jamais ? La peur la fait boire davantage et, en à peine dix minutes, la bouteille est déjà à moitié vide. Des bruits la tirent de sa rêverie embrouillée. Un choc, des cris, portés par le vent. Un accident ? Peut-être. Qui peut bien se battre par ce temps ? Non, ce sont probablement des gens pris dans un accident. Pas son problème. Elle soupire avant de laisser tomber et de se reconcentrer sur sa bouteille. Bien plus importante que des inconnus dans un accident.

Elle serait probablement restée dans cet état d'esprit si le vent n'avait pas transporté jusqu'à elle un objet familier. Un pendentif qui tombe sur le comptoir et la fait sursauter. Elle se relève maladroitement, attrape l'objet, le lâche aussitôt en le reconnaissance. Comment... Qu'est-ce que ce truc fait ici ? Elle le reconnaît. Ce bruit, dehors... c'était lui ? Il l'a suivie ? Est-ce qu'il a voulu profiter de l'ouragan pour se débarrasser d'elle, faire passer ça pour une conséquence de la tempête ? Avec le temps qu'il fait, personne ne se serait posé de question. Personne n'aurait cherché à le retrouver... Elle frisonne dans son uniforme trempé. Ramasse le pendentif pour le serrer de toute ses forces au creux de son poing.

Chancelante, Tessa sort du bar pour se retrouver dans la petite allée piétonne qui sert de terrasse, tourne la tête vers la route. Devant les grilles, un van est arrêté, déjà poussé par le vent comme s'il ne pesait rien. Une bourrasque la gifle de gouttes d'eau glaciales et elle bascule, incapable de garder son équilibre entre le vent et l'alcool. Chute suivie très rapidement d'un gémissement quand elle atterrit sur le dos dans la mare de verre laissée par les vitres brisées. Du sang chasse l'eau de son uniforme mais elle se relève quand même, la douleur anesthésiée par l'alcool. Et elle s'appuie au mur pour longer la ruelle, atteint les grilles. Le van est vide, et abandonné. S'il est vraiment venu pour elle, il est déjà reparti autrement.

Elle s'approche quand même. Peut-être a-t-il laissé tomber une arme, en plus de son collier ? Mais si c'est le cas, elle s'est déjà envolée. Comme d'habitude, toutes les circonstances sont contre elle. Elle serre les dents, le cœur envahi de frustration et de colère, la main toujours crispée sur le pendentif. Le vent la pousse contre le van et elle grimace tandis que le véhicule appuie sur le verre planté dans sa peau. Il faut qu'elle fasse demi-tour. Qu'elle retourne dans son bar, derrière son comptoir. Elle réglera cette histoire quand le vent n'essaiera plus de lui arracher la peau. Elle a déjà assez souffert pour ne pas vouloir s'imposer ça. À 19h30, Tessa attache le pendentif autour de son cou puis franchit la grille en sens inverse et s'avance dans la petite allée.
Elle s'occupera de ça... plus tard...

19h30. La douleur lui irradie le dos. Elle remonte dans sa peau, faisant couler du sang le long de sa colonne vertébrale, de ses omoplates. Combien de morceaux de verres se son enfoncés dans sa chair ? Elle n'est même pas sûre de vouloir connaître la réponse. Pas assez pour la tuer. Pas assez pour chasser l'alcool non plus. À moins que ce soit le vent qui la fasse marcher de travers ? Elle a du mal à marcher. Elle entendu le crissement des vitres brisées sous ses pieds. Elle serre les dents pour ne pas se concentrer sur la douleur. Tout ça aura disparu avec une gorgée de plus, une bouteille de plus. Tessa chancelle, vacille, parvint miraculeusement à atteindre la porte du bar.

Qui ne s'ouvre pas. Elle tire de toutes ses forces, quitte à sentir les éclats s'enfoncer plus profondément sous sa peau, mais rien n'y fait. Bloquée. Coincée par une bourrasque trop forte qui a décidé de gripper le mécanisme, ou quelque chose comme ça. Tessa relève la tête. Sa seule autre entrée possible est une fenêtre cassée. Son dos lui hurle de trouver un autre cachette. Son esprit trop envahi par la douleur est focalisé sur une chose, une seule : l'alcool qui pourra l'apaiser. La jeune fille déglutit, retire le gilet de son uniforme en s'agrippant à la poignée de la porte pour ne pas risquer d'être emportée par le vent. Un seul regard pour constater les dégâts, les taches qu'elle parvient à discerner dessus et qu'elle devine être du sang, malgré leur aspect aussi gris que le reste du tissu. A moins que ce soit juste de l'eau. Peu importe... Elle lâche son ancre, tire de toutes ses forces pour déchirer le tissu déjà abîmer - une chance, car elle sait qu'elle n'y serait pas parvenue sans ça, et enroule chaque moitié autour de ses mains. Elle en a besoin pour jouer, pour tenir une souris ou une manette. Elle en a aussi besoin pour tenir une bouteille. Elle ne peut pas se permettre de les blesser.

Un instant d'hésitation, puis elle se baisse pour retirer ses chaussure, ses chaussettes, qu'elle passe aussi autour de ses mains. Piètre protection, mais deux épaisseurs ne seront pas de trop. Elle glisse à nouveau ses pieds dans ses chaussures avant de marcher vers la fenêtre. Le bord est parsemé d'éclats de verre. Elle attrape une des barres en métal qui s'est effondrée du plafond pour essayer de dégager un maximum la corniche, puis elle s'appuie sur le bord, l'enjambe. Atterrit lourdement sur le sol du bar après avoir raté sa désescalade.

Des larmes douloureuses remontent dans ses yeux lorsqu'elle sent d'autres morceaux de vitres s'enfoncer dans sa jambe déjà meurtrie par le choc. C'est sa cuisse gauche qui a payé le prix total de sa maladresse. Elle essaye de se relever, mais son muscle blessé refuse de la soutenir, ou même d'essayer, et elle se résout à ramper difficilement jusqu'au comptoir, pour retourner se réfugier derrière l'épais panneau de bois. Elle ne pourra y rester éternellement, elle le sait. Le vent qui s'infiltre dans l'allée finira par devenir trop fort. Alors elle récupère des bouteilles, autant que possible, les aligne autour d'elle, défait la protection de ses mains pour en ranger une dans chaque chaussette. Elle pourra les attacher à sa taille, si elle doit sortir, et les transporter plus facilement.

Son regard se pose sur du whisky et de la vodka. Elle prend la seconde, l'ouvre, verse le contenu sur sa jambe et réprimant à grand peine un cri de douleur. Ses mains tremblent d'angoisse tandis qu'elle approche la bouteille de son dos. Elle va avoir mal, d'autant que les plaies ont empiré, mais elle n'a pas le choix. Elle ne peux pas rester comme ça, pas alors que personne ne peut l'aider à retirer le verre. Les dents serrées, elle verse le liquide sur ses plaies et ne peut, cette fois, pas s'empêcher de hurler. Elle a cessé de retenir les larmes. Elle a mal, beaucoup trop mal. L'eau salée qui coule de ses yeux se mêle à la pluie dégoulinant de ses cheveux et sur son visage. Assise, elle relève sa jupe, regarde sa cuisse qui se pare déjà d'un hématome violacé. En se redressant un peu, elle parvient à repérer plusieurs chiffons, qu'elle tire du comptoir. Et c'est avec l'un d'eux entre son pouce et son index qu'elle entreprend de retirer lentement, un à un, les éclats plantés dans sa jambe. Son autre main, elle, est occupée à ouvrir la bouteille de whisky, dont elle boit quelques lampées quand la douleur se fait trop forte. À 20h, elle a réussi à nettoyer la grande majorité des plaies de sa cuisse. Et le monde commence à devenir flou. Son whisky est-il à moitié plein ou à moitié vide ? Elle aurait tendance à pencher vers la deuxième solution. Il n'y en a pas assez pour calmer tout ce qu'elle subit...

Elle pensait être victime du vent, mais c'est l'eau qui lui pose problème en premier. À 20h05, alors qu'elle reprend son souffle après ses soins improvisés, Tessa sent de l'eau sur ses jambes. Elle réprime un couinement de surprise avant de se redresser d'un bond. Trop vite pour sa jambe qui lui rappelle par une douleur fulgurante qu'elle est toujours blessée et que ce n'est pas une bonne idée de jouer avec du verre brisé. Une gémissement s'échappe  de ses lèvres et elle essuie son visage en larme. Elle ne peut pas rester là, et c'est rageant. Y a-t-il seulement un endroit où elle puisse être à l'abri, tranquille, ou bien le monde va-t-il s'acharner longtemps sur elle comme ça ? Tremblante, autant à cause de l'alcool que de la douleur, elle attrape les bouteilles qu'elle a rangées dans des chaussettes et les attache à sa taille, puis elle s'éloigne du comptoir au rythme régulier du flic floc de ses chaussures. Un endroit sûr... le bar a-t-il un étage ?

Elle regarde autour d'elle, repère un escalier, sourit. Voilà, rien de mieux pour échapper à l'inondation. Reste à espérer que le toit ne s'est pas effondré, mais elle est confiante. S'il était détruit ou abîmé, elle l'aurait senti passer. Les doigts serrés sur la rambarde pour éviter une très probable chute vu son état, Tessa s'accroche de toutes ses forces et monte les marches une à une, lentement, jusqu'à atteindre enfin l'étage. Elle se retrouve sur un palier, face à deux portes. L'une d'elle doit bien pouvoir l'amener dans une pièce sûre, non ? Tessa en teste donc une première. Verrouillée. Une pointe d'angoisse se fiche dans son cœur et elle se tourne vers la seconde. Si celle-ci ne s'ouvre pas, elle ne sera pas tant à l'abri que ça. L'étage n'a pas de porte, le vent pourra l'atteindre et il finira par charrier des débris...

C'est donc assez tendue qu'elle appuie sur la poignée de l'autre porte qui, heureusement, s'ouvre. Elle entre dans une pièce qui ressemble à une salle de repos pour le personnel. La fenêtre qu'elle y voit la fait un peu grincer des dents, mais elle semble déjà barricadée. Tessa fronce les sourcils, jusqu'à entendre une voix à côté d'elle.

» Qui... Qui tu es ? Qu'est-ce que tu fais là ? Comment tu es arrivée là ?

Près d'elle, une fille qui ne doit même pas avoir son âge la menace avec une chaise. Tessa lève doucement les mains, essaye de rassembler ses esprits pour former une phrase cohérente.

» Je me suis ca... c...

Raté.

» J'étais en bas. Mais il y a de l'eau. Alors je suis montée.

Cette explication semble satisfaire l'adolescente, qui baisse son arme de fortune. Puis qui écarquille les yeux en voyant le sang sur son uniforme et sa jambe.

» Tu es blessée ! Je... je vais t'aider, attend. Je m'appelle Chloé, au fait. Et toi ?

Tessa reste un instant silencieuse. Elle ne dit pas non à l'aide de quelqu'un pour retirer le verre dans son dos, comme le montre son hochement de tête, mais elle a du mal à penser clairement. Sans doute parce qu'elle n'a pas mangé avant de se descendre toutes ces bouteilles. Elle se masse les tempes, finit par réaliser que la jeune fille lui a posé une question.

» Tessa.

Elle voit la gamine loucher sur les bouteilles attachées à sa taille, fronce les sourcils, mais l'ado ne fait pas de commentaire. Elle se contente de l'inviter à l'asseoir sur la chaise utilisée un peu plus tôt pour la menacer et d'attraper des chiffons.

» Il va falloir que tu baisses ta robe, pour que je puisse accéder à ton dos.

Nouveau hochement de tête, et un troisième quand la fille lui demande si elle a désinfecté les blessures avec l'alcool du rez-de-chaussée. Là encore, pas de remarque sur son état, et pas plus quand Tessa décroche une bouteille pour la boire lentement tandis que les bouts de verre se décroche de sa peau. C'est presque perturbant, ce silence. Sans doute Chloé a-t-elle peur de la brusquer, de la vexer, ou de la mettre en colère. Ou peut-être comprend-elle que l'alcool a un effet apaisant sur la douleur. Ou elle fait partie de cette catégorie de gens très agréable qui n'essayent pas de se mêler de ses décisions. Peu importe. En tout cas, elle est en train de lui arracher une sacrée douleur de la peau, la porte qui les tient à l'abri est fermée, et elles sont hors de portée de l'inondation.
Enfin, la journée semble se calmer.