Promenade au calme [Mathieu]

Mathieu s’était enfin décidé à sortir. Passer toutes ses heures cloîtré dans sa chambre à écumer toutes les séries possibles et imaginables avaient un peu fait perdre la notion du temps au jeune homme. Il ne savait pas quel jour il était. Lundi ? Jeudi ? Tout ce qu’il savait, c’était qu’il avait eu cours le matin, et qu’il devait aller voir dans un grand magasin d’informatique pour peut-être s’acheter un nouveau téléphone portable. Il avait même ressorti son skateboard pour l’occasion. Il se disait que c’était la bonne saison pour s’y remettre.

Même s’il n’était pas très stable, il parvenait à rester (à peu près) debout sans trop se faire de frayeur. Vêtu d’un simple t-shirt noir portant le nom d’une de ses séries préférée, d’un short bleu et de baskets, il avait tenté de se donner un air assuré en vissant une paire d’écouteurs dans ses oreilles. Pourtant, il était rarement aussi concentré que lorsqu’il faisait de son mieux pour garder l’équilibre.

Équilibre précaire donc, puisqu’une course poursuite inopinée avec un chien le fit presque trébucher et l’obligea à s’arrêter. Un petit carlin, avec sa mine renfrognée, qui plaisait par la magie du Saint-Esprit à un grand nombre de personnes. Mathieu n’avait jamais vraiment compris cet amour des chiens, lui qui préférait les chats. Pourtant, il était venu se coucher à ses pieds, et il n’avait pas pu s’empêcher de s’accroupir pour le caresser. Réflexe humain.

Une voix féminine étonnamment familière lui parvint alors, pendant qu’il avait la tête baissée. Celle-ci était saccadée, et se rapprochait assez rapidement. « Sûrement la propriétaire de cette boule de poils », pensa-t-il.

Alors il releva la tête, pour dire à cette femme de ne pas s’inquiéter, qu’il allait bien. Et son regard resta figé, sa bouche s’agrandit de plus en plus, mécaniquement, au point que sa mâchoire faillit bien se décrocher. Un frisson parcourut son corps. Ça n’était pas possible, ça ne pouvait pas être possible, ça ne pouvait même pas être envisageable. Mathieu s’était dit une fois, qu’avec tout le beau monde qui défilait à Londres, il finirait bien par croiser une célébrité. Mais ce qu’il apercevait lui coupait littéralement le souffle.

« Désolée… A chaque fois qu’un endroit est calme, il faut qu’il aille tout chambouler… Il n’est pas méchant, juste braillard. » lui lança la jeune femme, arrivée à sa hauteur.

Mathieu n’en croyait pas ses yeux. C’était forcément elle… Mais sans la terre, sans le sang et la sueur de son personnage… Le personnage principal de cette série apocalyptique de survie face à des zombies… Cette série qu’il adorait, et dont il arborait le t-shirt en ce moment même… Cette série dont l’actrice qu’il préfère s’appelle…

« Cassy Andrews, enchantée… »

Il n’écouta pas la suite de la phrase. La surprise avait fait place à une excitation sans pareil, qu’une voix dans la tête de Mathieu exhortait à contenir. Il se releva alors et machinalement, avança un pas vers la jeune actrice pour lui faire la bise, avant de se réfréner et de saisir la main tendue. C’est vrai que les Anglais ont du mal avec le concept de bise…

« Je… Mathieu Dorin, ravi de vous rencontrer ! Enfin, de te rencontrer… »

Le jeune homme sentait un certain stress l’envahir. Qu’allait-il lui dire ? Il baissa les yeux et pointa son t-shirt du doigt, avant de lancer avec un grand sourire à son interlocutrice :

« Je suis heureux de pouvoir te voir ! Je… J’adore ta série, et tu joues vraiment bien dedans ! »

Merde. Qu’est-ce qui fait plus « groupie » que ça. Au moins, il avait sans le vouloir fait ressortir son accent français, qui masquerait peut-être la banalité de ses propos.

« Ne t’inquiètes pas, ton chien ne m’a rien fait… Et désolé, ça fait bizarre de te voir en vrai, sans le maquillage et tout. (Il tourna la tête à gauche et à droite, et scruta les alentours, avant de questionner la jeune femme, un peu surpris : ) Et tu fais quoi toute seule ici ? »

Lorsque la jeune actrice prononça les mots « fans envahissant », les poils sur les bras de Mathieu se hérissèrent. Il le savait qu’il n’aurait pas dû être aussi brusque, qu’il n’aurait pas dû la tutoyer si rapidement, qu’il n’aurait pas…

« Apparemment tu n’en es pas un vu qu’il a baissé sa garde. »

D’un coup, ses joues qui étaient sur le point de s’empourprer reprirent une couleur normale, et un éclat brillant illumina les pupilles du jeune homme. Quoi, elle ne le traitait pas comme un vulgaire fan ? « Okay, okay Mathieu, garde ton calme, c’est peut-être une actrice, mais elle est aussi humaine que toi... » pensa-t-il. Pourtant, il gardait une certaine retenue face à la jeune femme.

« Et donc tu… Tu en es où dans la série ? »

Étrangement, Cassy semblait presque plus gênée que lui, ce qui aida Mathieu à se reprendre. Après tout, elle était encore jeune elle aussi, et elle ne devait pas être si habituée que ça à rencontrer des fans. La série avait beau connaître un certain succès, elle n’en était encore qu’à sa première saison.

« Disons que je suis au dernier épisode sorti sur Netflix… J’attends le prochain d’ici dimanche ! »

« Ho, donc tu ne sais pas encore ce qui va arriver… Dur d’attendre, non ? »

Mathieu esquissa un sourire. Elle essayait de détendre l’atmosphère, et son initiative était la bienvenue. Les muscles du jeune homme se détendirent même lorsqu’il vit son idole s’asseoir près de lui, relevant la tête pour le regarder. Il la suivit dans son geste, les jambes en tailleur. Il sortit une cigarette de son sac et l’alluma. Classique. Il lui fallait jouer « le Français », mystérieux, fumeur, raffiné. Il lui tendit le paquet, même s’il imaginait que son métier n’était pas compatible avec le tabac. Mais les bonnes manières françaises sont ainsi faites…

« Dur, plutôt… Mais t’as pas intérêt à me spoil hein ! Sinon je balance tout sur Internet ! » lança-t-il en expirant sa fumée, sur un ton humoristique.

Lorsqu’elle lui demanda ce qu’il pensait de sa prestation dans la série, Mathieu la fixa dans les yeux, cherchant déjà les différences physiques entre le personnage et l’actrice. Il ne la pensait pas si calme, si réservée… Elle qui n’hésitait pourtant pas à tabasser du zombie au besoin… Il se souvenait du violent coup qui avait achevé le dernier épisode disponible (légalement), et porta son regard sur la tempe de la jeune fille. Rien. La magie de l’audiovisuel. Après quelques secondes de réflexion, il répondit finalement :

« J’adore ton personnage ! Mais du coup je t’imaginais moins… plus… Enfin plus agressive quoi, alors que là, tu as l’air toute... douce. »

Il regretta déjà ce mot. « Douce ». Il n’avait plus 5 ans bordel. Bon, pour rattraper cette gaffe qui le fait passer pour un touriste sachant à peine aligner trois mots d’anglais, il décida de rattraper le coup, de la plus française des manières :

« Je peux te payer un verre sur la terrasse à l’ombre là-bas ? Même si tu dois être habituée à la chaleur des lumières d’un plateau, tu dois avoir soif ! »

Il savait que ça avait tout l’air d’une tentative d’approche. Mathieu n’aurait pas dit non. Surtout pas à Cassy. Mais il voulait surtout passer le maximum de temps possible avec une star, une célébrité qu’il admirait, et qu’il avait eu la chance de croiser. Mais qui sait, peut-être qu’un observateur indiscret aurait pu penser à un rendez-vous…

Inviter une fille à boire un verre… Quoi de plus cliché pour un jeune homme à peine majeur ? Mais il n’avait pas trouvé mieux dans l’instant. Et puis, avec la chaleur, un petit rafraîchissement n’avait jamais fait de mal à personne, lui le premier. Mathieu ne sut pas directement ce qui le surprit le plus : le fait qu’elle accepte sa proposition, ou bien l’entrain qu’elle mit à se diriger vers la terrasse. Dans tous les cas, cela le rassurait. Elle ne semblait pas être de ces divas insupportables qui ne touche plus terre. Elle était étonnement accessible et agréable. Elle gagna encore quelques points dans le classement des acteurs et actrices préférés personnel du jeune homme.

Sur le chemin, ils discutèrent de choses somme toute assez banales, mais qui paraissaient pourtant exotiques au regard du quotidien de lycéen standard de Mathieu. Sa fatigue d’actrice, son amour pour son chien,… Il écoutait ses paroles avec attention, ravi d’avoir accès, même indirectement, aux dessous de la vie de star.

Une fois arrivés au bar, la jeune fille se mit à mettre bout à bout quelques mots de français, en le questionnant sur sa nationalité. D’abord surpris, il hocha la tête et déclara dans sa langue maternelle :

« Oui, bravo pour l’avoir deviné ! J’essaie de masquer mon accent pourtant… Apparemment les Anglaises trouvent ça romantique, mais moi je ne le supporte plus… Et puis c’est difficile de se faire comprendre. Mais je ne savais pas que tu parlais Français. »

« J’ai tourné un film en France alors j’ai appris quelques mots. C’est plus simple pour toi de parler le Français ? »

« Non, c’est gentil mais je me débrouille en Anglais. Et puis, je m’entraîne en regardant la série en version originale ! Tu es un peu ma prof d’anglais sans le savoir haha ! »

Peu à peu, Mathieu reprenait sa contenance et acquérait une certaine aisance, après l’angoisse de passer pour un fan hystérique. Finalement, elle était plutôt simple comme personne. Pas de chichis, pas d’excentricité. Cela le rassurait.

Il commanda à son tour, et choisit un diabolo à la fraise, après avoir hésité sur le goût. Rapidement, Cassy revint à la charge, comme pour mieux le taquiner :

« Tu invites souvent tes stars préférées ? Ou bien je suis une V.I.P ? »

Mathieu sourit. Il avait assez de second degré pour savoir qu’elle attendait une réponse qui allait flatter son égo. Maintenant en confiance avec la star de cinéma en face de lui, Mathieu décida de ne pas marcher dans son jeu.

« Généralement c’est plutôt un restaurant… Mais pour toi, je vais me contenter d’un verre »

Le sourire en coin et le clin d’œil malicieux qu’il lança à son interlocutrice ne laissaient aucun doute sur le caractère humoristique de sa remarque. Puis il commença à parler un peu de lui, histoire de ne pas être simplement « un fan parmi d’autres », mais bien une vraie personne.

« Je vais rentrer en 4ème année à l’Indarë Secondary School, et je suis arrivé vers avril en Angleterre. Je découvre Londres, je rencontre des gens, toi par exemple… »

Pourtant, au fur et à mesure que son monologue se poursuivait, Mathieu sentit un regard, une présence de plus en plus troublante dans son dos. Il se retourna une fois, pour balayer l’espace derrière lui du regard, sans succès. Il mit cela sur le compte de son imagination. Mais cette sensation devenait de plus en plus oppressante. Un fan ? Un paparazzi ? Un membre de son staff qui assurait sa sécurité en toute discrétion ? Il n’en savait rien, mais la jeune fille assise en face de lui ne semblait pas avoir remarqué cette présence. Ou si elle l’avait perçue, elle s’en fichait complètement.  Autant ne rien dire, cela risquerait de la faire stresser pour rien… Cela devait être une paranoïa due à la présence de l’actrice…

Pourtant, il lui semblait avoir entendu un « clic » typique d’appareil photo. Mais rien n’était sûr, et il était plongé dans sa conversation.

« Et tu veux faire quoi après tes études ? Tu as une idée ? »

Erf. Mathieu détestait cette question. Il n’en savait rien et n’avait que quelques vagues pistes. Il réfléchit intérieurement pendant quelques secondes. A quoi bon, une illumination n’allait pas apparaître soudainement durant ce court laps de temps. Et puis elle, elle savait déjà ce qu’elle voulait faire, elle n’avait pas à se retourner l’esprit, comme tous les jeunes de son âge, à propos de son avenir professionnel.

« Je ne sais pas encore vraiment… J’aimerais être connu, mais j’ai aucun talent particulier. Je pense aller à la fac de droit après mon diplôme, mais rien n’est sûr pour l’instant. »

La réaction de Cassy à sa réponse lui parut cependant étrange. Elle semblait ne plus le regarder, elle observa la table, puis quelque chose derrière lui, par dessus son épaule. Qu’est-ce qui lui arrivait ? Il avait dit quelque chose de mal, d’inintéressant ? Il eut le réflexe de commencer à se retourner, mais se stoppa quand la jeune femme soupira.

« Et mince… Je suis désolée, je pensais pas qu’on me suivrait. »

Qu’on la suive ? Mince alors, les fans devaient réellement être envahissants… Rien ne devait être plus angoissant que d’être suivi à son insu. Pourtant, elle se pencha soudain vers lui, collant quasiment son visage contre le sien. Le cerveau de Mathieu se mit alors à faire des pirouettes dans sa boîte crânienne. Il ne comprenait absolument pas ce qui se passait, mais ce soudain rapprochement dégagea chez lui un fort sentiment de bien-être, mêlé, c’est vrai, à une sensation de what the fuck complet. Il revint cependant rapidement à la réalité lorsque Cassy repris la parole :

« Tu vois là-bas ? C’est un paparazzi et là il doit penser que je suis en rencard, la photo va valoir des millions… sauf si je le devance. Ça te dirait qu’on prenne une photo de nous deux et que je la poste sur Twitter ? Sa photo ne vaudra plus rien. »

Mathieu, maintenant sorti de sa stupeur initiale, fixa alors la jeune brune, indécis. Jamais il n’aurait pensé être affiché du jour au lendemain avec Cassy Andrews sur Internet. Mais parfois, les planètes savent être conciliantes et s’aligner parfaitement. Une bonne journée en somme.

Avant même qu’il n’ait eu le temps de répondre, le serveur apporta les boissons et demanda un autographe à Cassy, qu’elle lui offrit avec un grand sourire. Au vu de sa réaction parfaitement naturelle, ça ne devait pas être son premier. Mais elle se pliait à la tâche avec une certaine bienveillance, ce qui étonna Mathieu. Il était patient, mais se faire accoster toutes les cinq minutes par des inconnus, très peu pour lui. Une fois le serveur éclipsé, elle re-fixa le jeune homme aux cheveux mauves, et lui proposa une « dédicace spéciale » mystérieuse. Elle avait fait mouche, en plein dans la curiosité de Mathieu, qui ne pouvait rien lui refuser dans tous les cas.

« Oui, avec plaisir même ! J’espère que la surprise vaut le coup, mais je te fais confiance. »

Il prit alors l’initiative de se lever de sa chaise pour venir se poster aux côtés de l’actrice. Il voulait lui aussi prendre une photo, histoire d’avoir un souvenir personnel. Il avait complètement négligé cette idée, alors que n’importe qui d’autre aurait très certainement pris un selfie avant même d’engager la conversation. Il tendit alors son bras gauche, qui tenait son propre téléphone, et poussa l’audace jusqu’à mettre un bras autour de l’épaule de Cassy, comme s’il la connaissait depuis des années. Peu lui importait, tout semblait déjà si irréaliste aujourd’hui… Et puis, ça rendrait bien sur la photo, il l’espérait. Une fois sa photo prise, il rangea son portable pour laisser de la place à celui de la starlette. Plus question de prendre une simple photo maintenant. Son visage allait être vu par des milliers de followers, aux quatre coins du globe. Mathieu tenta alors d’offrir à l’objectif son plus beau sourire, figé, en attendant la pression du doigt de Cassy sur le bouton.

Spoiler:

Boy, that escalated quickly. Si l’on devait résumer la pensée de Mathieu en un mème, ça serait celui-ci. Depuis sa rencontre avec Cassy, ses émotions faisaient des grands 8, tandis que son cerveau enchaînait les saltos tellement il ne croyait pas à tout ce qui se passait. Et voilà qu’il venait de sentir le contact chaud et agréable des lèvres de l’actrice sur sa joue. Il en resta sans voix. Un frisson de plaisir mêlé à de l’étonnement parcourut son corps et fit hérisser ses poils. Décidément, il y a des jours où l’on ne regrette pas de s’être levé…

« C’est dans la poche, merci à toi »

Mathieu n’entendit certainement jamais ces mots, perdu dans le big bang émotif de son esprit. Il vint se rasseoir mécaniquement, sans même s’en rendre compte. Une petite voix dans sa tête lui disait de vite se reprendre, au risque de passer pour une personne vraiment, vraiment étrange, mais elle avait du mal à se faire entendre dans son propre chaos interne. Pourtant, lorsqu’il porta son verre à sa bouche dans un mouvement quasi-robotique, la fraîcheur de sa boisson lui fit reprendre conscience de la réalité. Enfin. Juste avant que Cassy ne lui mette son portable sous le nez pour lui montrer son tweet.

« Elle est géniale, mais regarde ma tête, comparée à la tienne… » * léger silence * « Mais merci, c’est la plus belle dédicace que tu aurais pu me faire. »

Mathieu la vit ensuite saluer « chaleureusement » le paparazzi derrière lui, et se retourna en souriant avec malice en le voyant pester et s’en aller. Elle était maligne, d’avoir pensé à tout ce petit plan aussi rapidement.

« Merci, grâce à toi j’ai pu dégager cet idiot et en prime tu as le droit à un cadeau… Demande moi ce que tu veux et je le réalise. Dans la limite du raisonnable bien sûr, je ne suis pas Dieu non plus. »

Quand est-ce qu’elle allait arrêter de jouer avec ses émotions comme ça ? Jamais, il l’espérait. Même si tout cela lui paraissait irréaliste, il adorait cette situation. Elle le changeait tellement de son quotidien morne, enfermé dans son dortoir à s’ennuyer ferme. L’adrénaline qui montait et descendait au gré de la situation et des paroles de la jeune fille l’électrisait, et cette soudaine plongée dans la vie mouvementée d’une célébrité avec qui il se sentait en confiance lui redonnait soudainement le sourire. Un sourire malicieux. Il buvait peut-être les paroles de l’actrice, mais il n’en oubliait pas moins de réfléchir, entre deux moments d’absence. Et il avait une petite idée derrière la tête…

« Mmmmh… Tu te souviens tout à l’heure, quand je te parlais d’un restaurant ? Je t’invite, à la seule condition que tu m’emmènes voir un bon film. Tu choisis, et je connais un restaurant tenu par des Français près de mon école. Il y a des Français partout dans cette ville de toute façon. »

C’était audacieux. C’était culotté. C’était peut-être même un peu présomptueux de sa part. Mais tout se goupillait si bien pour lui aujourd’hui que Mathieu se croyait en état de grâce. Rien ne pouvait l’atteindre. Et puis, il avait joué la carte du bon mangeur de grenouilles, et avait sorti tout l’attirail qui lui permettait de survivre dans la jungle qu’était Londres : accent légèrement prononcé, posture confiante, regard fixé aux pupilles de l’autre, sourire enjôleur. Comme quoi, il ne regrettait absolument pas d’être arrivé dans ces terres étrangères.

Et puis, surtout, la jeune starlette le fascinait.

« Ho… euh avec le tournage de la saison 2, c’est compliqué de me libérer, je... »

Ces quelques mots firent rater à Mathieu quelques battements de cœur. Il avait peut-être été trop loin, et il s’en rendait compte à ce moment précis. Après tout, il ne la connaissait que depuis quoi… une heure, deux tout au plus. Il avait aussi complètement oublié que tout le monde n’était pas en vacances. Il avait oublié l’actrice, il pensait être avec la personne. Célèbre et épiée par des fans et des paparazzis, certes, mais une femme comme une autre quand même. Erf, dur retour à la réalité du show-business.

« Mais je peux faire le nécessaire pour toi. Tiens. »

Il en était certain maintenant, elle voulait sa mort. Les loopings de ses émotions reprenaient de plus belle, et il lui faudrait un peu de temps avant de se remettre de tous ces sentiments contradictoires qu’elle créait chez lui, entre joie et déception, timidité et confiance, vertige et retour sur Terre. Mathieu se dit qu’il devrait plutôt attendre la fin de ses phrases avant de partir au quart de tour. Plus sûr pour son rythme cardiaque, du moins. Il saisit le papier et le stylo que Cassy lui propisait, et y inscrivit les informations demandées. Il vérifia une seconde fois dans sa tête s’il ne s’était pas trompé de numéro. Simple question de sécurité.

Alors qu’il s’apprêtait à reprendre le fil de leur discussion, la jeune fille parut plongée dans ses pensées, et un voile de tristesse se glissa progressivement sur son visage, au fur et à mesure qu’elle prenait la parole :

« Encore désolée pour le journaliste, ils ne me laissent jamais en paix… Je ne sais même pas c’est quoi une sortie normale. Pour notre rendez-vous, je vais devoir venir avec une casquette et des vêtements amples pour pas être reconnue. J’espère que ton restaurant n’est pas trop chic. »

Elle sembla alors se livrer, et la mélancolie dans sa voix sembla se transmettre aux oreilles, puis dans la gorge et les entrailles du jeune homme. Il ressentit assez rapidement une gêne, comme un sentiment de tristesse, profond, mais diffus. Quelque chose d’ancré en elle, mais d’indescriptible pour le commun des mortels, comme si elle seule pouvait en comprendre les raisons.

« Tu sais, je ne t’en veux pas pour le photographe, c’est pas de ta faute. Et pour le rendez-vous, tu peux t’habiller comme tu le veux, le principal c’est que tu sois présen... »

Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Une main vint se poser délicatement sur la sienne, alors que les doigts fins se refermèrent dans le vide, comme s’ils tentaient d’attraper un objet imaginaire. Cassy s’en rendit vite compte, et déclara, avec un sourire que Mathieu devina faux :

« Je doutes que tu aies le même goût que mon soda. »

Quelque chose dans cette phrase paraissait factice. Alors qu’il aurait pu enchaîner sur une blague salace et pas franchement de bon goût, le garçon aux cheveux violets fronça les sourcils, dubitatif. Il voyait bien que son attitude avait changé. Intrigué, il posa à son tour sa main sur son poignet et, toujours au culot, lui demanda :

« Excuse moi… Il y a quelque chose qui ne va pas ? Si c’est le rendez-vous qui t’embête, même si ça me ferait vraiment plaisir, je ne veux pas te forcer, surtout pas. »

En attendant sa réaction, et alors qu’elle regardait elle aussi son portable, Mathieu sentit le sien vibrer à son tour. Moins que celui de Cassy, mais les messages ne le firent pas moins ricaner nerveusement. Des numéros qu’il n’avait pas retiré de ses contacts. Ses anciens amis, certainement fans de la série eux aussi, ceux qui avaient jeté sur lui les rumeurs les plus sales. Ceux-là même qui, maintenant, revenaient comme des fleurs, et lui envoyaient :

Messages de Mathieu a écrit:

« Hey mec, ça va ? Dis, tu peux lui demander de me faire un autographe sur le sexe stp ? Ou demande lui une photo de ses seins ! » ou encore « Putain la chance ! Hey vas-y, gratte lui des infos sur la suite de la saison, et gratte lui autre chose, si tu vois c’que j’veux dire mdrrrr »

La lecture de tous ces messages le révulsa. S’il avait eu du culot d’essayer de se rapprocher de la jeune fille, il entrapercevait maintenant le culot que pouvaient avoir certains fans. Il n’alla même pas voir ses notifications Twitter. Il imaginait bien que ses anciens bourreaux se donnaient désormais un malin plaisir à lui lécher les bottes pour essayer d’obtenir une quelconque marque de reconnaissance de la jeune femme en face de lui.

Lorsqu’il releva les yeux vers Cassy, il s’imagina qu’elle était elle aussi en train de lire ses messages. Et il imaginait bien que sa seule présence sur la photo devait faire jaser les internautes. Qu’importe. Actrice ou pas actrice, il ne voulait pas laisser passer ça. D’un geste vif, il rangea son téléphone au fond de sa poche, ignorant les messages reçus, et chercha à fixer la brune dans les yeux, l’air plus sérieux qu’auparavant :

« Écoute. Tu sais quelle est la meilleure arme contre les haters ? Le fait de les ignorer. s'ils voient que tu les ignores, ils vont se lasser et s’en prendre à quelqu’un d’autre. Je sais de quoi je parle. »

Il finit son diabolo d’une traite, avant d’appeler le serveur d’un regard.

« Tu en veux un autre ? Et sinon, à part actrice, tu aimes faire quoi ? Moi je me remets un peu au skate. Pas fou, mais j’essaie d’apprendre. Si tu as le temps, je pourrais t’apprendre le peu que je sais un aprem... »

Il voulait absolument sortir du cadre de la série. Entre le serveur fan, le photographe, la photo Twitter, les messages… Il saturait déjà, lui qui était d’ordinaire timide, et imaginait que sa camarade aussi.

Cassy lui expliqua les raison de son humeur. Elle était décidément bien plus tourmentée que ses shootings photos et ses interviews le laissaient entendre. Le sourire de façade, d’abord rassurant et avenant, semblait laisser place à une personnalité bien plus complexe, qui n’était ni la Cassy-actrice, ni la Cassy-personnage, mais une Cassy plus sombre, qui brillait moins que sous le feu des projecteurs et et des photographes sur les tapis rouges. Dans le fond, il était heureux qu’elle se confie à lui. A part quelques personnes à l’Institution, il n’avait réellement noué de liens forts qu’avec peu de monde. Et cette rencontre aussi fortuite qu’intéressante lui laissait un sentiment agréable d’être apprécié. Pourtant, il se sentit décontenancé au fur et à mesure que la jeune actrice se livrait à lui. Pour qui le prenait-elle ?

« Cassy, on ne se connaît pas depuis longtemps, je sais. Mais je suis assez grand pour différencier l’actrice et la personne. Tu ne vas rien gâcher du tout, et si je te dis que ça me ferait plaisir de te revoir, c’est parce que je le pense vraiment. Sinon, j’aurais pris une photo et je me serais barré. Ou alors j’aurais laissé le journaliste prendre sa photo, et j’aurais vu ce que je pouvais en tirer... »

Il s’enflammait peut-être un peu, il le savait. Mais depuis qu’il était venu en Angleterre, il faisait tout pour qu’on le considère comme la personne qu’il était. Il faisait tout pour écarter une image négative de lui. Il avait déjà donné.

Lorsque Cassy évoqua sa passion pour l’écriture, Mathieu commença à chercher dans son sac, alors qu’elle continuait d’expliquer pourquoi elle ne pourrait pas faire de skate board. Il ressorti l’un de ses livres favoris, Aurélien, de Louis Aragon. Un long roman sur l’histoire d’amour impossible entre un jeune et riche vétéran de la Première Guerre Mondiale et une jeune provinciale mariée à un homme qu’elle n’a jamais aimé. Le tout sur fond d’entre-deux-guerres, et en français. C’était l’ouvrage qu’il prenait pour ses trajets en train jusqu’à chez lui, quand il pouvait rentrer chez ses parents. Il le posa doucement sur la table, et le fit glisser jusqu’à Cassy.

« Tiens. Si tu aimes écrire, tu dois aimer lire. C’est mon roman préféré, et si tu parles français, tu devrais le comprendre. Si jamais tu as quelques minutes à tuer entre deux scènes, on sait jamais... »

Cassy évoqua ensuite sa passion pour l’escalade et la nature. Il n’en avait jamais fait, mais la mention des gorges du Verdon firent remonter quelques brides de souvenirs à Mathieu. Il avait dû aller en vacances par là-bas, étant petit. Il n’avait que quelques images floues en tête. Ou peut-être était-ce seulement le fruit de son imagination, ou de ces nombreux reportages qui passent le midi à la télévision ? Dans tous les cas, même s’il n’était pas sportif, il aimait son pays natal, et n’avait aucun problème avec l’idée de faire du tourisme. Si elle lui payait un billet d’avion, pourquoi pas, un jour…

Le téléphone de Cassy vibra alors, et cette dernière sembla contrariée.

« Les ennuis commencent… Il va me trucider pour la photo. Si je pouvais m’enfuir de ce monde pendant une journée, je serais comblée. »

A ce niveau-là, ce n’était plus une perche qu’elle tendait à Mathieu, c’était une poutre. Il n’en fallait pas moins pour que l’esprit malicieux du jeune homme se mette à entamer des élucubrations grotesques et irréalisables. Il allait trouver, et il avait déjà tout un tas d’idées insensées. Mais quel jour aurait été plus propice que celui-ci pour de tels projets ? Le voile rusé qui s’était déposé sur ses yeux dans ce laps de temps ne laissait aucun doute sur le fond de sa pensée.

« Tu sais, je suis en vacances. J’ai tout le temps que je veux. En théorie, je doit rentrer dormir à l’Institution. En pratique, je peux m’arranger. J’ai plein d’idées qui pourraient te permettre de t’enfuir loin d’ici pendant une journée. »

Dans son cerveau, les neurones s’activèrent ainsi à faire le tri. Une vraie fourmilière. A la différence que rien n’était ordonné, et que ses pensées allaient dans à peu près toutes les directions. Finalement, le minimum de bon sens qu’il lui restait lui fit choisir une option qui n’était pas dans ses préférées, mais qui allait peut-être plaire à son interlocutrice. Il savait que ce genre de choses existait, mais il ne savait pas si elle était prête à prendre autant de risques avec son manager et sa production…

« J’ai peut-être une idée… En France, on a des box, des coffrets cadeaux où tu peux faire un peu c’que tu veux. Si ça te tente, on pourrait en prendre une avec de l’escalade, en France, loin d’ici. Eurostar le matin, visite de Paris le midi, escalade en Normandie dans l’aprèm, retour le soir, ni vu, ni connu. »

Ahlala, si tout pouvait être aussi simple que dans la tête des gens...