Cadence Clearwater

Le docteur Shepard marchait tranquillement vers son cabinet, un air insouciant sur le visage. Au détour du dernier virage, il aperçut une jeune fille plantée devant sa porte. Petite, très mince, la peau pâle et des cheveux blonds quasiment blancs, la silhouette était presque diaphane. Seule sa robe victorienne d’un violet pastel permettait de s’assurer qu’il ne s’agissait pas d’un fantôme. Par réflexe, l'homme d'âge moyen regarda l'heure sur sa montre. Il était pourtant bien en avance.

Connaissant le comportement de sa patiente, il s'approcha calmement et se baissa pour se mettre à sa hauteur. Doucement, il posa une main sur l'épaule de la poupée blanche pour lui signifier sa présence.

"- Cadence? Pourquoi es-tu déjà là? Notre séance est dans plus d'une demi-heure."

Lentement, l'intéressée tourna la tête pour planter son regard vide mais envoûtant dans celui du médecin.

"- Je sais, mais je n'avais rien à faire après le déjeuner, alors je suis venue."

"- Et tu es encore restée devant la porte sans bouger tout ce temps?" demanda-t-il, un sourire bienveillant sur les lèvres.

Un petit instant de flottement passa. Enfin, la jeune fille haussa les épaules.

"- Ça ne me dérange pas."

"-Haha, oui, je sais. Viens, viens, entrons!"

Il déverrouilla la porte de son bureau et chacun s'installa à sa place habituelle: Shepard dans son fauteuil, et Cadence sur le divan. Elle restait assise plutôt qu'allongée, et balançait doucement ses jambes qui manquaient d'atteindre le sol de quelques centimètres lorsqu'elle était sur ce grand canapé surélevé.

L'homme se racla la gorge et commença la séance.

“- Bien, je te propose de faire un bilan aujourd'hui. Tu sais pourquoi?"

La fille hocha la tête, la tête perdue dans le vide. Le psychiatre la rappela à l'ordre sur un ton amical:

“- Il faut que tu répondes en parlant, tu te rappelles? Je sais très bien que tu en es capable!"

“- Parce que je pars de la clinique demain, je reprends l'école. Dans un établissement pour les fous comme moi.”

Un soupire réprobateur se fit entendre.

“- Tut-tut, on en a déjà parlé. Tu n'es pas "folle", ça n'existe pas. Tu retrouveras une vie d'adolescente normale et tu seras simplement encadrée pour les moments où ça n'ira pas. Tu verras, c'est un excellent lycée."

“- Je vous crois... C'est juste que je n'aime pas le changement."

“-  Tu vas y arriver, j'en suis persuadé. Bien. Commençons, maintenant. Comment dors-tu cette semaine? Les cauchemars sont-ils trop présents?”

Cadence se mura à nouveau dans le silence et la réflexion interne un moment. Les cauchemars? Elle ne savait pas si elle pouvait vraiment les appeler comme ça. Ces rêves, ces souvenirs faisaient tout simplement partie d'elle maintenant. Elle avait accepté qu'elle les reverrait certainement tous les soirs jusqu'à sa mort. Ça ne l'atteignait plus autant qu'avant.

A chaque fois, le déroulement des scènes était exactement le même. Des vues saccadées de la propriété de ses parents en centre-ville Londonien, elle qui grandissait par à-coup de plusieurs années. Des rires et des sourires avec sa mère dans le jardin, à l'école. Et puis... les scènes avec son père. Du sang, son sang. Des cris, ses cris. Des douleurs au bas-ventre, des va-et-vient. Un couteau, sa gorge. Le petit surnom qu'il lui avait donné, à tout jamais gravé sur son corps. Des sirènes de polices, des coups de feu. Soudain, quelqu'un qui lui touche l'avant-bras. Mais ça, ça ne faisait pas parti des scènes habituelles.

Cadence se retrouva à nouveau dans le cabinet du docteur Shepard. Il s'était approché et l'avait doucement saisie pour la sortir de son solipsisme. Dans ces moments là, seul un contact physique arrivait à la sortir de sa contemplation.

“- Tout va bien? Tu gères?” demanda-t-il d'un ton qui se voulait détaché mais, au fond, inquiet.

Elle hocha la tête une nouvelle fois; le médecin cru apercevoir une esquisse de sourire au coin de ses lèvres qui disparut aussitôt.

“- Je gère.”

"- Est-ce que tu as besoin que j'augmente tes médicaments avant que tu ne partes? C'est le moment de ne pas chercher à dissimuler tes besoins. Il y aura peut-être un délai avant que tu sois bien installée à l'Institution Indarë et que l'on puisse te donner tout ce dont tu as besoin."

"- ...Je ne dis pas non aux cachets pour dormir."

La séance se poursuivit pendant une petite heure. Consciencieux, et surtout plus attaché qu'il ne pouvait l'avouer à la jeune fille, le docteur fit un tour complet de son état actuel et de ses besoins, pour qu'elle soit prise en charge correctement une fois qu'elle ne sera plus à sa portée. Mais il était maintenant temps de lui dire au revoir et de mettre fin à leur dernière séance.

“- Prend soin de toi, d'accord? C'est la meilleure revanche que tu pourras prendre.”

Cette fois, un vrai petit sourire apparu sur le visage de Cadence.

“- Je... Merci! Au revoir !”

Évitant stratégiquement les au-revoir qui étaient le summum de l'inconfort pour elle malgré sa sincère reconnaissance pour le psychiatre, la future lycéenne se retrouva dans sa chambre d’hôpital, là aussi pour la dernière fois, à devoir ranger tout ce qu'elle possédait dans une paire de valises.

La première contenait maintenant ses innombrables robes, corsets et chaussures, tous dans le plus pur style Lolita avec des couleurs claires et pâles, comme le reste de sa personne. Dans la deuxième, ses livres, sa console portable et sa pile de jeux. Deux passe-temps qui lui permettaient de traverser les et journées et les nuits en ayant l'esprit dans un autre monde que celui-ci. En ayant l'esprit ailleurs qu'à l'intérieur de son esprit.

Plus loin sur le lit, un vanity contenait tous ses médicaments. Antipsychotiques, somnifères, antidépresseurs… Un cocktail apparemment encore nécessaire pour elle, mais qui n’aidait sûrement pas à améliorer sa tendance naturelle à se détacher du monde.  

Son regard se posa sur une lettre déposée sur sa table de chevet qu’elle n’avait pas vue en rentrant tout à l’heure. Le papier de l’enveloppe se déchira sous son ongle et elle en extirpa la lettre proprement dite. Elle venait d’un cabinet notarial et contenait beaucoup de charabia légal qu’elle ne voulait pas prendre la peine de lire, mais les grandes lignes étaient compréhensibles. Elle était la seule héritière de la petite fortune et du manoir londonien qui appartenaient à ses parents, mais tout cela allait être géré par son tuteur légal jusqu’à sa majorité.

Au dos de la feuille, un paragraphe manuscrit avait été ajouté. Elle reconnut l’écriture de sa gardienne, lui disant qu’elle ne toucherait évidemment à rien de tout cela, et qu’elle se contentera de lui verser un peu d’argent chaque mois pour ses éventuelles dépenses. Les informations relatives à ce compte bancaire lui seront envoyées plus tard, quand elle sera déjà arrivée à l’Institution Indarë.

Cadence ne ressentait pas grand chose pour cette mère adoptive qu’elle n’avait pas vraiment eu le temps de connaître avant son hospitalisation. La femme, une quarantenaire ayant déjà ses propres enfants, avait été très gentille et accueillante, mais elle avait dû bien vite baisser les bras devant les trop nombreux problèmes psychique de la jeune fille. Au moins, elle avait l’air honnête.

La nuit était maintenant tombée, et Cadence s’endormait pour la dernière fois dans le lit qui l’avait accueilli pendant 2 ans.  Machinalement, ses doigts caressaient doucement ses cicatrices. Quatre traits épais, rougeâtres, irréguliers, qui traversaient sa gorge. Juste en dessous, d’autres séquelles héritées de son ancienne vie qui formaient un mot. “Beloved”. Bien-aimée. C’est comme cela que son père l’avait toujours appelée. Pour cet esprit dérangé, c’était une marque d’amour de lui avoir gravé ce mot dans la chair. Un souvenir indélébile qui lui rappellerait à tout jamais la relation maladive qu’elle avait dû subir en silence jusqu’à ce que tout s’arrête brutalement.

Avant que les mauvais souvenirs ne reprennent le dessus, Cadence pu sentir que les médicaments commençaient à faire effet. Elle n’aimait pas l’état brumeux dans lequel ces cachets la laissait le matin, mais au moins ses nuits étaient sans rêve la plupart du temps. Elle sombra alors doucement dans un profond sommeil.

Demain, tout allait encore changer. Elle n’aimait pas le changement...