[2020] Loin de l'ignorance [Feat. Damen]

Ton père n'est pas là ce soir, il travaille. Damen fixe le plafond, ses jambe battant sous la table. Sa mère est encore restée dans sa chambre ce soir, Natasha est sûrement cloîtrée à l'hôtel de ville avec son abruti de père - ce qui l'arrange autant que ça l'enrage - et les plats qu'on lui a laissés ne l'intéressent pas franchement. Il baisse la tête en la penchant sur le côté pour observer le plat qui trône sur son siège actuel, et se lève avec un grognement agacé. Franchement, il serait aussi bien avec un sandwich, tant qu'il a à boire pour aller avec. Rattrapé par l'ennui, il pousse sa nourriture d'une pichenette pour observer le mouvement du petit bout de viande qui vient rebondir sur le coin du plat puis sur la nappe immaculée.

» Tss.

Tu ne mérites aucun respect Damen. Un sourire amer étire le coin de ses lèvres. Peut-être bien. Il ne cherche plus à en avoir depuis longtemps. Avec un soupir, il abandonne le plat sur la table, retournant à la cuisine pour forcer le meuble contenant l'alcool de son père. Ça fait bien longtemps qu'il sait comment ouvrir ces portes, qu'il a repéré la faille entre les panneaux. Ses doigts se referment sur le goulot d'une bouteille de whisky qu'il ouvre en balançant la tête au rythme d'une musique imaginaire. Evan est censé venir ce soir. Besoin de lui pour des conseils. L'amertume toujours marquée sur ses traits, Damen ouvre la bouteille et la lève pour porter un toast.

» À mes leçon de vie, alors.

L'alcool lui brûle la gorge, mais il en a l'habitude, à force. Seul dans sa cuisine, il monte en équilibre sur le plan de travail pour ouvrir les placards plus en hauteur. Que c'est agaçant, d'être aussi petit. Avec un grognement, il attrape deux verres sur l'étagère la plus haute. les plus précieux de son père, ceux qu'il ne lui pardonnerait jamais de casser. Enfin, peu importe. Maintenant qu'il a gagné ses stupides élections, ce qu'il pourra faire ne le gênera plus autant, du moins jusqu'à la prochaine campagne. Et pour une fois, il n'est pas dans cet état d'esprit. C'est pour Evan, tout simplement. Qu'il puisse boire à sa manière. Damen n'est pas fan des verres, lui. Ça ne se boit pas assez vite.

Vacillant sur le bord du meuble, il se force malgré tout à descendre prudemment en s'asseyant sur la surface pour poser les pieds à terre. Son petit agneau ne mérite pas de le retrouver avec la nuque brisée en arrivant. Parlant de ça... il entend sonner l'interphone et appuie sur le bouton d'ouverture des portes au passage avant de longer la piscine, sa bouteille et son verre à la main, pour arriver au portail avant qu'il ne soit entièrement ouvert.

» Coucou, petit agneau. Je te manquais ?

Evan a-t-il toujours été aussi... flou, ou bien a-t-il bu plus vite qu'il ne l'imaginait ? Il a une descente nettement supérieure depuis quelques temps, ce qui n'est pas négligeable vu sa vitesse habituelle.

"Je ne dirais pas ça". Merveilleuse réponse, ça, qui tire à Damen un sourire à mi-chemin entre la lassitude, la fierté et l'amusement. Il est presque surpris qu'Evan ait eu la franchise de lui dire ça directement. L'aurait-il fait quand il l'a rencontré ? Probablement pas. Il n'aurait pas osé dire ouvertement quelque chose qui a ce risque de blesser. Mais à force, il le connait. Et Damen est parfaitement conscient de ne manquer à personne, de toute manière. Passant le dos de sa main sur son front, il observe son petit agneau. Il a l'air hésitant malgré tout, aujourd'hui. Pas sûr de lui, comme s'il craignait quelque chose. Peut-être que Damen aurait dû boire un peu moins avant de lui ouvrir. Mais il ne s'en est pas vraiment rendu compte.

Sa question l'étonne un peu. De quoi a-t-il peur ? Cet endroit a toujours été le lieu le plus vide de cette fichue planète. Ils sont seuls, dans une bulle de silence que personne ne franchit jamais, comme s'ils étaient dans un monde à part. Mais a-t-il vraiment une raison de lui refuser d'aller à l'intérieur ? D'une certaine façon, ça réduira les risques qu'il chute dans la piscine avec un pas de travers, et ceux qu'Evan décide de partir soudainement. À l'intérieur, il sera plus loin du portail, il mettra plus de temps à s'en aller. Et là, il n'a pas envie qu'il s'en aille.

» D'accord.

Sa voix est étonnamment claire et stable, pour l'état de sa vision. Est-ce que son sens de l'équilibre est tout aussi catastrophique ? Il a la sensation de marcher à peu près droit, mais c'est peut-être juste la force de l'habitude. Il essaye de suivre le mouvement de ses pieds nus le long des lignes du carrelage. Non, il marche encore droit. Tant mieux. Ou tant pis, selon le point de vue.

Précédant son petit agneau, il se dirige vers la maison, l'emmenant naturellement vers la cuisine pour se rasseoir sur la table, à côté de l'assiette qui traîne encore sur la table et à laquelle il n'adresse qu'un regard dédaigneux. Puis il pose les verres et la bouteille à côté de lui. Il y a aussi une bouteille d'eau près de son repas ; vain espoir de sa famille de lui faire boire autre chose que les réserves de son père. Par provocation, comme s'il pouvait le voir, il prend une gorgée supplémentaire avant de poser ses pieds sur une chaine, gardant la bouteille en main alors qu'il appuie ses avant-bras sur ses cuisses.

» Alors dis-moi... qu'est-ce qui t'arrive ?

Il observe un peu la table et ce qui y traine avant d'ajouter d'une voix atone comme s'il ne faisait qu'énoncer des formalités.

» Ah... si tu as faim ou soif tu peux te servir.

C'est l'heure du dîner, après tout, il paraît. Ce plat porte trop la marque de son père et de son assistante pour que Damen ait seulement envie d'y toucher.

La maison du maire est une véritable ode au silence et à la solitude. Atteint par l'alcool malgré l'habitude, Damen se balance doucement de droite à gauche en observant le visage rougissant de son petit agneau. Allons bon, de quoi peut-il bien vouloir parler pour se mettre dans cet état ? pour vouloir se tenir à l'écart des oreilles indiscrètes ? Certainement pas de pâtes et de nourriture. Non, ça a tout l'air d'être une façon d'éviter le sujet, et Damen esquisse un sourire en coin. C'est mignon, ce petit malaise. Pourquoi donc est-il aussi gêné ? Bah, tant que ce n'est pas une question pour savoir ce qui s'est passé entre son pote et son mystérieux cavalier aux cheveux blancs, tout devrait bien se passer. Distraitement, il secoue la tête, ce qui ne fait que brouille sa vision davantage.

» T'en fais pas pour moi. J'ai déjà tout ce qu'il me faut.

En l'occurrence, la bouteille qu'il tient toujours en main et qui se vide un peu trop vide à son goût. Quand inventeront-ils des bouteilles éternelles, ou qui se remplissent seules ? Il soupire un peu, la repose sur la table sans passer par ses lèvres, ce qui tient presque de l'exploit, à ce stade. Si ça ne tenait qu'à lui, il aurait probablement sifflé tout ce qui reste de whisky et enchaîné avec autre chose. Mais il y a Evan, il n'a pas envie de rester seul, et il ne peut pas aller voir sa mère dans cet état.

Le moins qu'on puisse dire, c'est que la question le surprend. Surpris, il fixe un moment le garçon avec des yeux ronds, puis un rire finit par franchir ses lèvres. Pas pour se moquer, mais il n'a pas assez d'inhibition actuellement pour le retenir. Il passe un bras autour de ses épaules.

» Ah, Evan, mais qui te dit ce genre de choses ?

Ses parents, probablement. Certainement pas son entourage, en tout cas : quoiqu'il puisse penser de ses deux camarades du conseil, ils ont a priori tous les deux été vus autant avec des mecs qu'avec des filles, donc ils ne seraient pas allés lui mettre de telles idées simplistes en tête.

» Tout le monde peut avoir des sentiments pour tout le monde, ou de l'attirance pour tout le monde. Ça dépend d'un truc qui s'appelle l'orientation sexuelle.

Ils ne sont pas censés apprendre ça à l'école ? Il le saurait sûrement s'il allait en cours, mais Indarë n'est pas son endroit préféré en ce moment.
Nulle part n'est son endroit préféré en ce moment, pour être vraiment exact.

» Donc, donc les bases c'est...

Il prend un petit instant de réflexion pour faire remonter le vocabulaire à son esprit, louche à nouveau sur la bouteille, toussote pour chasser l'envie grandissante, relâche son ami en se mettant debout sur la table, quitte à risquer de marcher dans cette assiette qui n'intéresse de toute façon personne à part les mouches qui voleront autour quand il aura fini à la poubelle.

» On va dire qu'il y en a trois... quatre principales. Les hétéros comme... euh...

Mince, qui connaît-il qui le soit ? Il n'a pas la moindre idée de ce que sont ses parents. Ah, si.

» ... Emily ?

Oui, de mémoire, Emily l'est. De tute façon, ce n'est pas le plus important.

» ... qui sont attirés par les personnes de sexe opposé. Fille + garçon, tout ça.

La "base" des comédies romantiques et de la grande majorité des histoires à l'eau de rose.

» Après il y a l'inverse. L'inverse ? Ouais, on va dire ça. Ceux qui sont attirés par les gens de même sexe, qui sont homos. Garçon + garçon, ou fille + fille.

Pour ça, il n'a pas d'exemple, du moins pas qui lui vienne d'office. il faut dire qu'il ne se soucie que très peu de ce genre de détails chez les autres, tant qu'ils sont attirés par lui.

» Ensuite il y a les bis comme ce cher Prez' et ton autre coloc, qui sont attirés par les deux.

Un instant, il se demande à quelle catégorie appartient Evan. Seulement les hommes ? Hommes et femmes ? Seulement les femmes ? Non, si c'était seulement les femmes, il ne lui aurait pas posé cette question. Pour qu'il soit aussi mal à l'aise, c'est bien qu'il parlait de lui.

» Et après il y a les gens comme moi. Garçon, fille ou n'importe quoi autour ou entre les deux, ça change rien tant que l'autre est sexy.

Il s'accroupit près de son petit agneau en faisant glisser son doigt sur le goulot de la bouteille pour calmer une nouvelle pulsion alcoolique.

» Suffit de rajouter "romantique" pour les sentiments ou "sexuel" pour l'attirance physique et pouf, t'as les mots complets qui définissent tout.

Comment se retrouve-t-il à donner ce genre de cours ? Il est très loin d'être un expert en la matière, il est même à peu près sûr d'en avoir oublié tout un tas, même si l'ennui et les rencontres lui ont permis d'entendre plus de mots que la majorité des gens. Mais bon, si l'école et la famille ne font pas leur travail - ce qui ne l'étonne pas vraiment - autant le faire à leur place, au moins ça retient un peu Evan ici.