Peut-être que tu devrais apprendre à t'arrêter. Ce sont les mots d'Emily. Ceux qu'il entend chaque lendemain de soirée quand il est envahi par le mal de crâne, ou la nausée. Des mots qu'il se refusera toujours à écouter. Même aujourd'hui avec sa violente migraine, et les deux gars face à lui. Deux gars qu'il croise souvent. C'est quoi leurs noms, déjà ? Mike, Mitch, Marc ? Disons M. Et l'autre c'est un truc en A... Il les observe en tâchant d'ignorer le marteau qui s'amuse à lui frapper sur le crâne. S'il pouvait dire au mineur, au bûcheron ou au cinglé de bricoleur d'arrêter d'essayer de fracasser sa boîte crânienne, ça l'arrangerait. Il devrait peut-être prêter plus attention aux gars qui lui parlent. Ils ont l'air furieux. Pourquoi ? Il a déjà oublié la raison pour laquelle ils l'ont abordé.

» Tu penses que tu as tous les droits parce que tu as de la thune ?
» Plus ou moins.

Réponse sortie d'un ton neutre, et le regard sanglant qu'il reçoit en réponse ne lui fait ni chaud ni froid. Il passe sa main sur sa tempe avec une grimace. Pourquoi il ne peut pas juste prendre une aspirine le lendemain de ce genre de fête ? Est-ce qu'il en mourrait vraiment, de la quantité de cachets qu'il enchaîne, ou bien c'est une légende ? Il faudrait la tester sur quelqu'un.

» Tu te crois meilleur que nous ? crache A, visiblement hors de lui.

Ce à quoi Damen répond par un haussement d'épaules.

» Je suis pas meilleur que vous, je suis plus riche. C'est différent.

Mais ils n'ont pas l'air de la saisir, la différence. Il sent une main se refermer sur son col, a la décence de lever les yeux vers le visage plein de rage qui se tient face à lui. Ah, il perçoit une note douloureuse dans son regard. Quelqu'un qu'il aurait blessé ? Sûrement. Mais ces deux gars le détestent déjà de base et il ne se prive pas de répondre à leurs petites piques. Il a l'habitude de se faire choper à la gorge, même si c'est plus agréable dans un lit que dans une cour d'école.

» De toutes les nanas que tu pouvais choisir...

Ah ? Aaaah, c'était ça ! Il a couché avec sa copine ? Dommage pour A, mais en même temps est-ce que c'est vraiment uniquement de sa faute ? D'une il ne pouvait pas savoir, de deux c'est aussi la décision de la demoiselle. Si elle avait voulu rester fidèle, elle l'aurait fait. Et si ce n'est pas sa copine et juste une nana sur qui il a des vues... eh bien il fallait être plus rapide.

» C'est pas de ma faute si tu es incapable de la satisfaire toi-même.

Là. C'est le moment où il aurait dû apprendre à s'arrêter. La main le lâche et il réajuste sa cravate, avant de sentir un choc brutal au niveau de la pommette. Deux secondes pour réaliser que c'est le poing de A qui vient de s'écraser sur son visage. Seul avantage, ça a calmé un moment le mineur fou dans son crâne. Inconvénient : il n'a pas tant l'habitude que ça de se faire frapper, et il vacille. Assez pour sentir un autre coup le frapper à la tempe, et ses jambes l'abandonner lâchement. Traîtresses.

Par réflexe, il place ses bras autour de son visage. Se plie en deux sous une violente douleur à l'estomac, dans les flancs, les côtes. Il serre les dents, mais des gémissements lui échappent quand même. Il a mal. À peine conscience que ce sont des coups de pied qui lui font cet effet, à peine une seconde de lucidité pour se demander quel genre de chaussures ils portent, pour faire aussi mal à chaque choc. À moins que ce ne soit juste la force de la haine. L'espace d'un instant, il s'estime heureux qu'il vise son ventre. Vu la force des assauts, il n'est pas certains qu'il se serait relevé d'un coup plus bas. Et c'est le genre d'endroit que visent les gars atteints dans leur virilité, surtout quand c'est un sujet de coucherie. Un pied qui s'enfonce dans son diaphragme lui coupe le souffle et le force à se recroquevillé sur lui-même dans un hoquet involontaire. Il sent des larmes monter dans ses yeux, réflexes trop naturels, et il garde ses mains sur sa tête pour les cacher autant que pour protéger son visage.

» Ta thune te rend pas invincible, visiblement. Fils à papa.

Damen laisse échapper un grognement. C'est bien la seule insulte qu'il n'accepte pas. Prétendre qu'il est couvé par son père c'est... inacceptable, ridicule, rageant. Mais le dernier coup de pied qui s'enfonce dans son ventre l'empêche de répliquer et de protester.

» Allez Anton, on se casse.

Ah, c'est donc ça son nom. Anton. Eh bien Anton est un bon gros fils de pute. Damen les entends s'éloigner, à pas beaucoup trop détendus. Il a envie de se relever pour leur coller son poing dans la figure et leur casser le nez, mais il ne peut même pas déplier ses membres. C'est à peine s'il arrive à écarter ses bras de son visage pour les passer autour de lui, grimaçant quand ils touchent ses côtes. S'il pouvait... S'il pouvait les retrouver et leur faire regretter ça... On ne frappe pas une Dame. On ne laisse pas une Dame recroquevillée au milieu de la cour, par terre, avec des bleus sur le corps. Mais il n'ira pas. Il le sait. Demain il aura oublié et il les provoquera encore une fois.
Parce qu'il n'a jamais appris à s'arrêter.

Douleur dans les côtés, les bras, le ventre. Son corps n'est qu'un amas de douleur, mais il relativise déjà. Ça aurait pu être pire, ils auraient pu essayer de le poignarder. Ils auraient pu viser des endroits plus sensible. Ils auraient pu lui casser le nez, une dent, une côte. Ils auraient pu lui faire bien plus mal, finalement, que quelques hématomes, même s'il s'estime heureux de ne pas avoir craché au moins une goutte de sang. Non, vraiment, il s'en sort bien pour un gars qui venait de se faire tabasser au sol. Il sent quelque chose – quelqu'un – le toucher. A-t-il vraiment envie d'ouvrir les yeux ? Le contact est trop doux, quoique pas franchement délicat, pour être celui d'un ennemi venu profiter de sa détresse, mais il valse actuellement avec les limites de sa confiance. Il lui faudra quelques minutes, une heure peut-être, pour retrouver son comportement insouciant naturel. Pour l'instant, beaucoup de personnes sont des menaces.
Enfin, pas elle, sans doute.

Parce qu'il a fini par ouvrir les yeux. Son regard s'est posé moins d'une seconde sur le visage de la fille avant d'être attiré presque irrésistiblement par sa poitrine. L'espace d'une seconde et parce qu'il est bien plus irrécupérable qu'on l'affirme, il se demande par quel miracle des couturiers ont pu réussir à faire tenir autant de formes dans un vêtement quel qu'il soit, encore plus un uniforme. Puis il fait l'effort de regarder son visage, il paraît que certaines filles n'aiment pas qu'on s'attarde dans leur décolleté et il a eu son compte de coups pour la journée.

» Il n'ont brisé que mon petit cœur...

Un sourire qui se transforme vite en grimace et il écarte la main de ses côtes pour attraper celle qu'elle lui tend. Fille ou pas, il n'a pas la délicatesse de réguler son poids. Si elle a assez de force pour supporter ces obus, elle ne devrait pas avoir trop de mal à aider un pauvre ado à se relever. En l'occurrence, surtout, à s'agenouiller, juste de quoi ne plus être étalé par terre comme une larve. Il passe la main sur sa lèvre mais, comme il s'y attendait, pas une goutte de rouge ne vient se dessiner sur sa peau. Leurs coups à l'estomac seront restés superficiels, alors. Tant mieux.

» Tu vois, je crois qu'ils n'ont vraiment rien abîmé.

Est-ce qu'elle est vraiment inquiète pour lui ou est-ce qu'elle fait ça par politesse ? Non, non la vraie question c'est : est-ce que c'est important ? Ce qui compte, c'est qu'elle l'ait aidé à ne plus se rouler par terre en se tenant les côtes. Même s'il se tient toujours les côtes. Et qu'il est toujours par terre. Avec une grimace, il déplie la jambe en posant un pied au sol pour s'appuyer et se relever. Ouais, rien de cassé, mais ça fait mal quand même, de se faire marteler de coups de pieds. Tenir debout n'est pas franchement la chose la plus facile du monde quand on a les hanches en feu.

» C'est quoi ton nom, déjà ?

Pas comme s'il espérait vraiment le retenir plus d'un quart de seconde mais elle vient de l'aider, plus ou moins, alors il peut bien démontrer un semblant de politesse.

Oh, il a vu son regard noir. Elle n'aime pas qu'on s'attarde sur sa poitrine, hein ? Peut-être qu'elle aurait dû en avoir une plus petite, dans ce cas. Ou mieux la cacher. Quand on aime pas montrer quelque chose, on le cache, non ? Alors pourquoi est-ce qu'elle ne porte par un pull large ou épais, si ça la met tant en rogne d'avoir un simple regard posé sur ses seins ? Enfin, certaines personnes sont plus susceptibles que d'autres, sûrement.

Enfin bon, malgré ça, elle fait le petit effort de s'assurer qu'il va bien, même si elle s'en fout probablement comme de sa première chaussette. Peut-être que c'est juste dans l'espoir qu'il lui réponde que non, tout va mal et qu'il va passer les vingt prochains jours à l'hôpital mais, malheureusement pour elle, il est encore entier. À croire qu'il survit bien même quand il est roué de coups. Ce serait presque une raison de se sentir immortel, mais il n'est pas encore assez fou – ou assez défoncé – pour ça.

Si elle est déterminé à faire un semblant d'effort, il peut bien faire de même. Un effort de politesse, pour ne pas juste être un gamin désagréable... ou pas trop. Alors il lui demande son nom, à sa manière, comme si elle l'avait déjà dit et qu'il était censé le savoir pour une raison obscure. Alors qu'il n'a pas la moindre idée de qui elle est. Non, s'il l'avait déjà vue avant, il s'en souviendrait. Une poitrine pareille, c'est difficile à oublier.
Bref.

» Tu ne l'as peut-être pas donné, non. Ça fait de toi une fille malpolie, ou juste prudente ?

Il se masse doucement les côtes et le ventre pour faire partir un peu la douleur. Il ne faut pas se leurrer, il va avoir mal encore un moment. Soupir. Vraiment, est-ce qu'ils étaient obligés de taper aussi fort ? Si c'était par jalousie, ils auraient pu juste lui piquer son argent, non ? Ou s'il était vraiment si énervé que ça que Damen se soit tapé sa copine, ou la nana de ses rêves, il aurait pu juste lui balancer un coup dans l'entrejambe. C'est rapide, facile, ça fait bien mal et ça ne laisse ni bleu, ni risque de côtes cassées.

» Pas que ça t'intéresse, mais moi, c'est Damen.

Il observe sa main un instant. Ah, il s'est araché un ongle en tombant. C'est pour ça qu'il a mal. Avec une grimace, il observe son doigt blessé. Bon, c'est moche, tant pis. Il portera des gants, ou du vernis, pendant quelques jours.

» Tu comptes donner ton nom ou bien tu as fait vœu d'anonymat ?

Non, malgré la possible agressivité latente de ses propos, son ton ne l'était pas. Il est calme, doux et détendu. Vaguement curieux. Comme toujours, en fait.

C'est qu'elle a de la répartie, la rouquine. Le sourire de Damen se tord en rictus légèrement appréciateur. "Le malpoli dans l'histoire ce n'est pas moi". Elle n'a pas tort mais, en même temps, la politesse est une chaîne comme une autre, il ne s'en embarrasse que quand ça l'arrange. Là, actuellement, vu qu'il vient de se faire tabasser par des abrutis et que sa seule consolation est la vision d'un corps bien proportionné, il n'a aucune raison de s'imposer de la politesse. Ou même… comment ça s'appelle déjà ? De la décence ? Quelle invention étrange et idiote.

C'est du respect qu'elle mentionne, elle qui le dévisage depuis tout à l'heure avec l'air de vouloir l'étriper sur place. Sans doute que si elle ne l'a pas déjà fait, c'est parce qu'il est déjà blessé. Quelle sollicitude impressionnante. Lily, donc. Il ne s'en souviendra pas, aussi simple le prénom soit-il, pas plus que des autres. Dans sa tête, elle restera la rouquine à grosse poitrine. Mais au moins, on ne pourra pas lui reprocher de ne pas avoir posé la question.
Ah, bah finalement, il a quand même réussi à se trouver une once de politesse.

Il note qu'elle ne donne pas son nom de famille. Il ne peut pas lui en vouloir, tout le monde n'a pas à aimer son ascendance. Lui-même la déteste, quoiqu'il ne se prive pas de donner son nom à voix haute et claire dès qu'il pense qu'un paparazzi peut traîner dans les parages. Histoire d'attirer l'attention sur lui et de s'assurer une page dans un magazine à scandale. La jeune fille s'éloigne, s'installe contre un muret en s'assurant de ne rien dévoiler de plus que son indécente poitrine, et Damen continue de palper un peu ses côtes et son ventre, pour vérifier le recul de la douleur. Un sourire étire ses lèvres quand elle parle, vite remplacé par une expression indifférente.

» Elle n'a mentionné ni petit-ami, ni sex-friend, ni potentiel crush, et elle n'était pas franchement réticente.

Bien au contraire, elle ne s'est pas privée de répondre à ses avances et de rentrer dans son jeu. Si elle est en couple, ça ne la dérange visiblement pas beaucoup. Et si elle ne l'est pas eh bien… ce gars n'avait aucun droit de la considérer comme à lui, non ?

» Il n'a pas à décider qu'elle lui appartient. S'approprier les gens, c'est vulgaire.

Oui, il parle de comportement vulgaire, alors que pour la majorité de la population londonienne un tant soit peu intéressée par les tabloids, il est le summum, l'une des définitions de ce terme. Peu importe. Les humains ne sont pas des objets, on ne peut pas les posséder. Il n'a rien volé à personne. Et il n'a forcé personne non plus. Si la fille n'était pas d'accord, elle n'avait qu'à le dire, ou le montrer. Il était à peu près sûr que lui grimper dessus pour lui enlever son t-shirt n'était pas un signe qu'elle voulait qu'il dégage.

Il la regarde sortir une sucette de son sac sans faire de commentaire et en faisant même l'effort d'éviter un haussement de sourcil évocateur. Il est pervers, parfois, quand ça l'arrange, mais pas à ce point. Ou alors juste pour énerver les gens, et elle a déjà l'air de l'être bien assez. Actuellement, il n'a pas vraiment envie de se prendre un nouveau coup, surtout que contrairement aux deux abrutis, il est certain qu'elle, elle saura où viser.

Un petit sourire naît sur ses lèvres. Narquois. Mais qu'est-ce qu'elle lui chante là ? Sa vision des relations humaine est... naïve ? Non, ce n'est pas le mot. Mais il semble lui manquer des notions avec lesquelles il vit au quotidien. Damen hausse les épaules, passe une main sur sa lèvre pour vérifier qu'il n'y a plus de sang. Aucune trace. Parfait. Ça laissera de la place si la demoiselle décide de reprendre là où les autres se sont arrêtés.

» Je n'ai fait que coucher avec elle, chérie. Je n'ai jamais dit qu'elle était à moi, ni cette nuit ni jamais. Et puis si je peux me permettre, elle a fait pareil avec moi, d'un certaine façon. Elle m'a dragué, elle a couché avec moi, et elle est partie. Ce n'est pas parce que je suis le mec que c'est elle l'objet. C'est très réducteur comme vision.

Nouveau haussement d'épaules sans perdre son sourire, et il fouille dans sa poche à la recherche d'une cigarette, il la regarde mordre dans son bonbon comme si c'était lui qu'elle voulait faire éclater. C'est sûrement le cas, à bien y réfléchir.

» Elle n'est pas plus à moi que je ne suis à elle. On fait tous des choix, dans la vie. On a choisi de coucher ensemble entre personne consentantes, fin de l'histoire. Si monsieur voulait se la faire, il n'avait qu'à lui dire avant.

Il allume sa cigarette en dévisageant sa camarade. Elle est d'une innocence assez effrayante, en fait. Pense-t-elle que les femmes ont plus de sentiments que les hommes ? L'image de l'assistante de son père s'impose à son esprit et il réprime un éclat de rire en toussotant. Non, la compassion n'est pas une affaire de femmes, et draguer sans penser aux conséquences n'est pas une affaire d'hommes. Loin de là.

» Pardonnable ?

Damen haussa un sourcil, s'approche un peu d'elle pour planter son regard dans le sien.

» Je n'ai commis aucun crime. Je n'ai fait que froisser l'ego d'un petit adolescent qui pense qu'une fille sur qui il a posé son regard une fois lui appartient.

Il ricane à nouveau, se détourne, observe la cigarette qui traîne entre ses doigts sans vraiment essayer de la porter à sa bouche. Puis il lui fait face à nouveau.

» Et même si c'est sa nana... Moi je n'ai vu qu'une fille qui voulait passer la nuit avec moi. Le sexe n'a ni possession ni coupable, tant que les deux sont d'accord.

Il sourit, se décide à placer sa clope entre ses lèvres, et souffle une bouffée de fumée dans sa direction. Ses bouche s'étire en coin, avec un air narquois et malicieux qui lui tapera à coup sûr sur les nerfs.

» Mais tu comprendras quand ta vision de la chose ne sortira pas d'une église.

Elle n'a jamais couché avec qui que ce soit, il en est à peu près sûr. Au fond de lui, il entend la voix d'Emily. Peut-être que tu devrais apprendre à t'arrêter...

Il l'énerve, il le sait, il le voit. Mais Damen ne sait pas s'arrêter. C'est ce qui a fait de lui ce qu'il est aujourd'hui. Il énerve le gens, il les blesse, il les détruit, il plonge au fond de leur cœur pour trouver le point sensible, quelque chose à en arracher ou quelque chose à exploiter. La différence avec ce qu'il était avant, c'est que maintenant il l'a accepté. C'est une part de lui. Personne ne l'aime et il n'aime personne, à part sa mère, et à part la petite tête bleue qui persiste à s'attacher à lui alors qu'elle devrait faire comme tous les autres. Il hoche doucement la tête. Oui, il en a fait son affaire et basta. C'est comme ça que ça fonctionne.

» C'est bien, tu progresses.

Il fait tourner sa cigarette dans sa main en écoutant la suite de sa phrase. Des bonheurs éphémères... Sûrement. Mais elle qui n'en profite pas, est-elle plus heureuse pour autant ? En tout cas, elle n'en a pas spécialement l'air. La haine qu'elle dégage sur lui ne peut pas venir que de ce qu'il a dit, si ? Enfin d'un autre côté, il a tendance à avoir ce genre d'effet sur les gens, ce n'est pas totalement impossible.

» La dépravation, c'est mon univers. Et ne t'en fais pas, chérie, mon père reconnaît très bien mon existence. Je n'ai pas besoin, et certainement pas envie, qu'un abruti pareil m'apprécie.

Damen sourit toujours, mais sa voix a, un instant, prit une tonalité un peu plus acerbe. Un éclat amer s'invite dans ses prunelles pour en disparaître presque aussitôt. Parler de son père lui fait souvent cet effet-là. Il n'y a personne qu'il ne méprise plus au moins, à part peut-être l'idiote qui le suit à la trace mais, au fond, ça l'emmerde d'admettre que son comportement est la seule manière qu'il a jamais eu d'attirer son attention. Ce n'est pas en étant comme elle, sage et loin des problèmes, qu'il aura l'occasion de rappeler à son père toutes les erreurs qui jalonnent la vie des Irridval.

» Tu t'inquiètes pour moi ? C'est mignon. Un peu cliché, mais mignon.

Il écrase sa cigarette à peine entamée sur un muret derrière lui avant de se retourner vers elle, suivant cette fois du regard les traits de son visage. L'agacement qui crispe sa mâchoire, et tellement d'expressions dans chaque pli de ses muscles.

» Meilleur ailleurs, tu dis ?

L'adolescent attrape lentement une des longues mèches rousses qui encadrent son visage, même s'il est parfaitement conscient qu'elle ne tardera pas à se dégager. Puis il secoue doucement la tête.

» Il n'y a rien de meilleur que la liberté. Je suis libre. Et toi, ma belle ?

Il glisse ses mains dans les poches de la veste, garde le regard posé sur elle. Plus calme, plus fixe et plus intense qu'avant. Comme s'il voulait vraiment entendre sa réponse à cette question.

Elle est mignonne, quand elle s'énerve. Alors comme ça elle ne s'inquiète pour personne ? Il en doute. les gens normaux s'inquiètent toujours pour quelqu'un, tant qu'ils sont ancrés dans la logique du monde. Sa famille, un ami, peut-être quelqu'un qu'elle aime. Non non, elle s'inquiète forcément pour quelqu'un. Les plus colériques sont les plus sensibles, car la colère est la meilleure des armes pour cacher le reste : méfiance, peur, tristesse, angoisse.

» Alors pourquoi tu me donnes des conseils pour changer ma vie, ma jolie ?

On cesse de donner des conseils quand on cesse de s'intéresser aux autres. Est-ce qu'elle a pitié de lui ? Ça serait dommage, il préfère la haine à la pitié. Les gens qui le détestent sont bien plus divertissants et bien plus intéressants que ceux qui le considèrent comme une petite chose fragile, à défendre ou à remettre sur le droit chemin. Ces derniers ont tendance à se casser les dents assez vite, d'ailleurs - n'est pas fragile celui qu'on croit.

» Donc tu ne veux pas d'attaches, mais tu juges ma façon d'être libre ? Drôle d'hypocrisie.

La distance totale rencontre le surplus de contacts et de liens. Il n'y a probablement rien ni personne de plus opposé à lui que cette fille. Sage, solitaire, détachée des autres, refusant de s'attacher ou de s'inquiéter à qui que ce soit mais probablement appréciée quelque part. Et lui, insolent, insupportable, hypersociable et toujours entouré, capable d'aimer n'importe qui sans jamais être aimé en retour. Il libère sa mèche de cheveux, les mains dans les poches, pour la dévisager un instant.

» Je ne joue pas avec ma vie. Pas ici, pas maintenant, pas entre les bras d'une brune ou d'un blondinet. Je suis juste moi-même. Parce que c'est quand on se cache qu'on disparaît.

Disparaître... Rien que l'idée qu'on ne le regarde plus ou qu'on ne prête plus attention à lui serait suffisante pour le tuer. Là, il jouerait avec sa vie. Mais heureusement, paparazzis et journaux à scandales se font un plaisir de lui fournir les regards et l'attention qui le pousseront toujours plus loin dans son univers dépravé et gangrené.

» À quoi bon vivre si tu n'existes pas ? Si personne ne te connais, tu es un fantôme. Et les fantômes sont morts. C'est toi, qui joue avec ta vie, pas moi.

Quand un arbre tombe et que personne ne peut l'entendre, fait-il quand même du bruit ? C'est le même concept. Quand on existe mais qu'il n'y a personne pour le voir, est-on quand même vivant ? Pas à ses yeux. Mais pour être vivant, il faut un cœur. Et cela fait bien longtemps qu'il n'en a plus.

» Si tu te penses libre, c'est que tu ne connais rien à la liberté. Être libre, ce n'est pas fuir les gens, c'est les empêcher d'avoir de l'emprise sur toi. Si tu en as peur, tu as déjà une cage.

Essaye-t-il de l'énerver ou juste de lui ouvrir d'autres possibilités ? Il ne le sait même plus lui-même. Cela fait bien longtemps qu'il a oublié ses propres motivations. Il se contente de laisser le courant le porter au fil des émotions et des pensées qui se bousculent dans sa tête.

Pas dans son droit ? Il a tous les droits. Pas parce qu'il est riche, non, mais parce qu'il l'a décidé. C'est comme ça que ça marche, après tout. Pourquoi la vie ne se résumerait-elle pas à se faire remarquer ? N'est-ce pas ce que font tous ceux qui l'entourent ? Chez lui, à l'école, dans le monde en général, c'est à celui qui attirera le plus l'attention. Pour une fois qu'il fait comme tout le monde...

» L'argent n'a rien à voir là-dedans. Je fais ce que je veux parce que je l'ai décidé. Et tu n'as pas plus de droit sur ma vie que les autres.

La mauvaise route, dit-elle. Comme si se cacher dans l'ombre à attendre la mort était la bonne. Il n'a pas beaucoup hésité quand il a eu à choisir. Quand on ne craint plus la mort ou les conséquences de ses actes, il ne reste que deux choix : ne plus rien faire, ou tout faire. Le deuxième l'aide au moins à dormir. Il hausse les épaules. Elle ne peut pas dire qu'elle ne le juge pas, avec ce genre de phrase. D'ailleurs, elle ne répond pas à cette remarque, preuve de plus.

Elle répond à l'autre, par contre. Elle s'énerve, même, et Damen esquisse un léger sourire. Eh bah alors, il a touché une corde sensible ? Il n'a jamais prétendu savoir quoi que ce soit, elle a été la première à juger sa façon d'être dès qu'elle a ouvert la bouche. Capable de critiquer sans tolérer le retour en arrière, hein ? Pas très surprenant de la part d'une fille comme elle.

» Nos passés similaires ?

Et elle prétend que lui ne sait rien. Elle ne connaît pas sa vie ni son passé, mais elle estime qu'ils sont similaires ? Non, elle n'a rien à voir avec lui. Si c'était le cas, elle ne serait pas comme ça.

» Mais à quel moment n'ai-je pas assumé ma façon d'être, princesse ? Je ne suis pas en cage. J'ai choisi d'être libre et de ne laisser personne me dire quoi faire. Pourquoi tes choix seraient meilleurs que les miens ? Parce que tu ne parles à personne ? Parce que tu évites les gens ?

Il s'étire, passe une main dans ses mèches blondes et secoue la tête avec un sourire désabusé.

» Je ne te dicte rien. C'est toi qui juge ma vie depuis que tu as ouvert la bouche. Mauvais choix, mauvaises décisions, mauvaises actions. Moi je suis parfaite et toi tu fais des trucs pas bien.

Il a pris une voix plus aiguë, volontairement méprisante, avant de croiser les bras.

» Tu as raison, je suis le méchant, ajoute-t-il avec un sourire sarcastique. C'est comme ça que je vis. Sans me cacher, sans avoir peur, sans attendre que les petits gens tout parfaits comme toi me disent qui être, quoi faire, ou m'aiment. Est-ce que j'ai vraiment envie d'être apprécié par des agneaux innocents sans intérêt ?

Damen hausse finalement les épaules avec un petit soupir.

» Tu devrais peut-être retourner dans ton mutisme, ma belle. Parce que pour une fille qui n'aime pas qu'on juge sa vie, tu juges fortement celle des autres. Oh, et...

Il desserre sa cravate d'une main, comme gêné pour respirer. Toujours sans lâcher son sourire.

» … je ne suis pas un adulte. Les adultes sont formatés, stupides, et ennuyeux.