[2019] Un otage de moins pour la solitude

Il paraît que je traîne trop, que je m'amuse trop, que je vis trop. Je devrais être un enfant sage, un adolescent de quinze ans comme les autres. Mais est-ce que ça ne serait pas beaucoup trop ennuyeux ? Damen sourit en posant son regard sur le ciel où, déjà, les étoiles et l'obscurité s'évertuent à chasser les dernières lueurs du jour. La nuit... c'est autant son élément que son ennemi. Mais ce soir, au moins, il sait ce qu'il fera une fois qu'elle sera tombée. Les insomnies ne viendront pas lui rendre visite si l'alcool fait correctement son travail. Si tout le monde fait correctement son travail.

Calmement, il poussa la porte d'un bar, observant la foule locale. Quatre ou cinq petits groupes, et deux ou trois solitaires comme lui. Il laisse son regard courir sur les personnes présentes comme s'il cherchait une proie. En fait, c'est le cas ; il aimerait bien ramener quelqu'un à sa soirée, sortir quelqu'un de la solitude ce soir. Il sait à quel point elle peut être douloureuse et destructrice, et les personnes qui traînent seules dans les bars à cette heure sont rarement des modèles d'optimisme et de bonheur. Sinon ils seraient en train de faire des choses de gens heureux, ou de sortir avec des amis. Il paraît que les deux ne sont pas forcément liés.

Mais avant ça... avant ça il lui faut un verre. Il est dans un bar, oui ou non ? Il ne peut pas décemment y entrer et en ressortir sans avoir au moins commandé quelque chose à boire. Et quelle importance si la décence est un mot depuis longtemps oublié pour lui. Alors Damen s'avance vers le bar, dansant à moitié sur le son des voix, et il s'accoude au comptoir.

» Bonsoir. Je peux avoir un verre ?
» Si c'est un coca, ouais. T'as l'air très loin d'avoir l'âge de boire.

L'adolescent fronce les sourcils. Comment ça, un coca ? Non, un coca n'est bon qu'avec un peu de rhum dedans. Du whisky, éventuellement. Enfin, pas seul, quoi ! La base de ce genre de boissons, c'est qu'elles servent à faire des cocktails ! Il se détache du comptoir, croise les bras, toise le barman qui lui fait face. Jeune, un étudiant probablement, qui fait ça pour se payer ses années d'université. Facile à corrompre, ce genre de type.

» J'en suis pas si loin. Il me faut quoi, pour être majeur. Cinquante, cent, deux cents livres ?
» Quoi ?

Avec un petit sourire, Damen sort des billets de sa poche, les tend au-dessus du comptoir.

» L'âge n'est qu'un nombre. Un nombre qui s'efface avec des nombres plus grand. Non ?
» Je pourrais me faire virer si je te donne de l'alcool. Je risquerais pas mon job pour des billets.

Mais il voit dans son regard que c'est faux. Il voit la façon dont ce gars regarde l'argent qu'il agite sous son nez. Trop facile, oui. Il suffit d'être un peu persuasif, et il aura le verre qu'il veut. Et peu importe s'il se paye un rhum à 100£ au lieu de cinq, il n'est pas à ça prêt.

» Je ne dirais rien si tu ne dis rien. Ton patron n'est pas là, non ? À quel moment tu risques quelque chose ?

Le barman louche à nouveau sur les billets avant de soupirer et de tendre la main.

» Pas un mot.
» Comme j'ai dit : je ne dis rien si tu ne dis rien. Être majeur pour la soirée, c'est tout ce que je demande.

Et le gars hoche la tête, prend son argent, sa commande, lui sert un verre de rhum-cola – puisqu'il a si gentiment proposé de sortir la bouteille de coca, autant lui faire plaisir – et le laisse vagabonder dans la salle. Oui, l'argent vaut tous les faux papiers d'identité au monde. Tout le monde a besoin d'argent. Sauf lui-même, peut-être. Les billets de son père n'ont d'intérêt que s'ils lui servent à faire ce que cet homme déteste. Satisfait de son petit tour, Damen s'avance vers un garçon aux cheveux violets assis tout seul. Il aime bien, le violet, ça lui annonce qu'il n'a au moins pas affaire à un gars lambda qui va l'envoyer balader pour se noyer dans l'alcool et pleurer dans son coin sur il-ne-sait quel désespoir. Un peu d'excentricité ne fait pas de mal.

» Tu es assis sur mon siège. Il y a mon nom cousu dessus, tu peux vérifier.

C'est un mensonge, il n'a même jamais mis les pieds dans ce bar, alors y réserver une chaise... D'ailleurs, est-ce que c'est possible ? Peut-être qu'il devrait se réserver un siège dans tous les bars de la ville. Voir son nom partout attirerait encore plus l'attention de ses paparazzis chéris, non ? Et son père ne pourrait plus aller boire un verre sans penser à lui. Ah. Lequel des deux serait le centre du monde, alors ? Mais pas maintenant. Pour l'instant, il a un gars aux cheveux violets à tirer de sa solitude.

Il est calme, pour un gamin de quinze ans qui boit un verre illégal au milieu d'un bar et qui vient de payer cent livres pour qu'on ferme les yeux sur le sujet. Calme pour quelqu'un qui vient de sortir une des phrases les plus absurdes qu'on ait entendues, et c'est déjà un petit exploit. Mais aussi calme qu'il soit, Damen laisse échapper un petit rire. Non, il l'aime bien, cet inconnu aux cheveux violets. Il a une répartie intéressante, et assez de réflexion pour ne pas vérifier que le nom est vraiment écrit. Parce que oui, il connaît des gens qui l'auraient fait. Ce sont généralement les gens à qui il refile le plus facilement de la drogue en soirée, et ceux qui ont tendance à en prendre trop.

» Tant pis, hein ? Ouais, tu as sûrement raison. Ce ne seront pas les premières fesses à me toucher.

Tant pis pour tout, ça a toujours eu tendance à être sa façon de penser. Tant pis aussi pour les convenances, il s'assoit sur le bord de la table, regardant la surface du verre presque vide s'agiter au mouvement du meuble. Heureusement qu'il n'était pas plein, il en aurait sûrement renversé une partie, ça n'aurait pas fait plaisir à son nouvel ami barman. Mais le garçon aux cheveux violets se penche vers lui pour lui dire quelque chose qui transforme son sourire en petite grimace ; mais elle ne remonte pas jusqu'à ses yeux, toujours habités d'une expression amusée.

» Non, non, j'ai dit que je ne dirais rien.

Il secoue la tête, prend une gorgée de son verre à travers sa paille avant de froncer les sourcils. Le gars n'a pas l'air de vouloir le dénoncer. Qu'y gagnerait-il, de tout manière ? Un barman de moins ? Peut-être qu'il veut lui piquer son job ? Non, mais non. il a ajouté "plus sérieusement", c'est qu'il plaisantait. Décidément, il y a un petit quelque chose chez lui qui plaît bien à Damen. Le côté spontané, un peu moqueur, la façon de parler. C'est un ami potentiel, ce genre de personne. Reste à lui trouver une raison de quitter ce bar.

» J'ai dix-huit ans, c'est justement à ça que servait cet argent.

Oui, il vient littéralement de dévoiler ce qu'il avait affirmé ne pas vouloir et devoir dire il y a à peine une minute mais bon, il était déjà grillé de base. Damen balance un peu ses pieds dans le vide en regardant autour de lui avant de reporter son attention sur son nouvel ami. Au final, il n'a répondu à aucune des deux questions ; il n'a pas donné son âge, et à aucun moment il n'a précisé l'origine de cet argent. Les billets du paternel, la seule chose qui l'intéresse encore chez l'homme qui l'a mis au monde.

» Et si je posais ma propre question ? Pourquoi tu es tout seul dans un bar ? Personne pour boire avec toi ?

Une façon comme une autre de préparer sa future invitation. Tâter le terrain, savoir ce qui motive sa présence et, après, il pourra lui proposer sa soirée. Elle est nettement plus intéressante qu'une soirée tout seul à la table d'un bar avec une bière bon marché. Déjà, il aurait plus de diversité dans les boissons, plus de contact social, et puis il y a une piscine. Tout est toujours mieux avec une piscine, non ?

Il l'aime bien, ce gars. Pourquoi ? Bah, sans raison particulière. Parce qu'il lui rappelle un peu lui, à lui prêter une attention limitée alors qu'il regarde son téléphone. Il doit sûrement se demander pourquoi cet imbécile de blondinet le colle alors qu'il veut juste boire un verre tranquille. Oui, à sa place, il se poserait sûrement la même question, mais il peut-être un peu moins l'air blasé. Il faut dire que l'ennui est un sentiment qu'il a de plus en plus du mal à reconnaître.

» Ah. Visiblement on vient de la même école.

Un petit sourire en coin et il croise les jambes, posant un coude sur sa cuisse pour pouvoir appuyer sa tête sur sa main. Un élève d'Indarë, alors ? Décidément, cette école semble avoir le chic pour créer des élèves en état mental discutable. Oui, selon lui, pour être seul dans un bar à cette heure, il faut avoir un état mental discutable, pas juste vouloir échapper aux criminels de l'école d'en face. Eh bien, si l'ISS est censé avoir une bonne influence sur l'IRS, il semble que quelque chose ait été inversé en chemin.

L'inconnu aux cheveux violent lui demande ensuite, d'une certaine façon, de lui payer un truc à boire. Pas comme si ça le dérangeait, il a plus d'argent qu'il n'en faut et puis il a apprécié cette espèce de je-m'en-foutisme qui s'est détaché de ses paroles et de son attitude. "En fait j'm'en fiche", il a presque l'impression de se revoir face à son père à chaque fois que celui-ci essaye d'engager la conversation.

» Si tu veux, attends.

Damen profite du fait que le barman le fixe depuis tout à l'heure pour lui faire un signe plus ou moins clair lui signifiant d'apport deux verres. Il ramènera sûrement deux rhum-cola, du coup, en se basant sur la commande d'avant mais peu importe. Il lui a dit "carte blanche", il n'aura qu'à faire avec les caprice du barman.
Par contre, il a commandé deux verres, et il n'a pas encore fini le sien. Irrespectueux, non ? Il en siffle quasiment la moitié en une gorgée avant de descendre de sa table, un bond souple pour atterrir sur ses pieds et poser une seconde son verre là où il avait juste avant posé son postérieur.

» Mais si tu veux vraiment boire, j'ai peut-être mieux pour toi.

Il ménage un instant de silence pour reprendre une gorgée de son cocktail, d'autant plus qu'il voit le barman commencer à préparer les suivants et qu'il est bien déterminé à l'avoir fini avant qu'il arrive. Puis il ferme les yeux, pose son verre, les rouvre.

» Je sais où trouver une soirée avec de l'alcool, de la musique et ! Une piscine. Gratuitement. C'est pas plus tentant que de rester seul dans ton bar ?

Il glisse une main dans sa poche, se décale pour laisser le barman poser leurs nouvelles boissons sur la table tout en lui tendant l'argent nécessaire à payer leurs consommations, puis l'arrête en le saisissant par la manche.

» Attends.

Juste le temps de terminer son verre et de le lui rendre, pour qu'il ne fasse pas le retour les mains vide. Damen perçoit quelque chose dans le regard de l'employé. Une note de jugement, ou de surprise, ou les deux peut-être. C'est vrai qu'il a bu son verre assez vite. Mais c'est le principe des cocktails, non ? Il laisse partir le garant de sa majorité avant de reporter son attention sur son nouvel ami du soir.

» T'en penses quoi ?

Est-ce une manière d'essayer de l'influencer ? En tout cas, il prononce cette phrase en poussant vers lui le verre qu'il vient de lui payer.

Rentrer dans une de ces catégories ? Quelles étaient-elles, déjà ? Tueurs, violeurs, membres de gang, dealers... Peut-il considérer le suicide de Leo comme un meurtre de sa main ? C'est ainsi qu'il l'a toujours vu, en tout cas. Il n'a jamais forcé personne, donc violeur est hors de propos, membre de gang, non, et il n'a pas l'intention d'avoir une nouvelle personne pour l'enfermer. Quant à dealer... Eh bien, il les distribue gratuitement au lieu de les vendre, donc ce n'est pas le cas, non ?

» Pas que je sache.

Ce qui laisse quand même un sacré doute sur ses activités mais avec de l'alcool et de la drogue dans le sang, beaucoup de choses peuvent se produire. Peut-être qu'un jour il deviendra vraiment l'une de ses choses, et qu'il se réveillera avec des menottes au poignet ailleurs que dans un lit. Enfin bon, puisqu'il ne peut prétendre qu'au rôle de dealer pour le moment, et que c'était son but dès le départ, autant en profiter pour l'inviter à sa soirée, c'est le moment parfait, non ?

Leur conversation est temporairement interrompue par l'arrivée du barman, et Damen se permet de rappeler sa question après avoir taquiné le pauvre homme plus que nécessaire. Cependant, sa réponse lui tire de de même un léger rire.

» Te... piquer ton argent ?

L'idée qu'il puisse vouloir voler l'argent de quelqu'un, encore plus d'un gars qui vient lui-même de dire qu'il n'a pas de quoi se payer un simple verre. D'ailleurs le gars lui-même semble se rendre compte de l'absurdité de ce qu'il vient de dire.

» L'ennui est un ennemi mortel. S'en débarrasser vaut bien quelques emmerdes.

Il sent qu'il l'a déjà à moitié convaincu. Ce n'est probablement plus la peine d'insister, alors il le regarde juste en sirotant son verre et en attendant la réponse positive qui ne va pas tarder à arriver. Quand il le voit lui tendre la main, son sourire s'élargit. Et il accepte sa poignée de main.

» Damen Irridval. Ennemi public n°1 de tout ce qui est normal.

Il lâche sa main pour boire quelques gorgées supplémentaires, ramène ses mèches blondes en arrière d'un geste souple.

» Futur mec le plus populaire de l'école parce que j'organiserais la totalité des soirées intéressantes.

De la prétention ? Un peu. Et il n'a pas tenu à préciser ce que tout le monde sait ou saura bientôt sur lui, à savoir la parenté qui lui a donné à la fois ce nom et cet argent. Charles Irridval n'aura jamais d'importance dans sa vie. Maintenant, il ne reste plus qu'à embarquer cet inconnu avec lui.

» On finit nos verres et je t'embarque, alors ? Peu importe combien je le paye, je doute que le barman nous laisse emporter sa vaisselle.

Même s'il a totalement les moyens de lui payer les fameux verres pour pouvoir les embarquer, très franchement.

Ah, le haussement de sourcils. Celui du jugement ou de l'interrogation, celui des gens qui se demandent pourquoi ils ont eu la malchance de tomber sur un type aussi bizarre aujourd'hui, et pourquoi Dieu, le destin ou le hasard n'a pas eu la gentillesse de leur refiler une rencontre normale. Bonjour je suis Damen et je viens te faire reconsidérer ton existence, enchanté. Il n'y a rien de mieux dans ce monde que la méfiance et l'incompréhension des gens normaux ; c'est une preuve de supériorité. Si on ne le comprend pas, c'est qu'il est insaisissable. Et spécial. Comme il vient de l'affirmer, c'est comme ça qu'il deviendra populaire. Les magazines et les paparazzis ne sont qu'une marche de plus.

"Si tu le dis", lui répond-il, empli de doutes. Mais il comprendra, comme tous les autres, quand il sera devant le fait accompli. Ou quand il tombera, un jour, sur de la presse people avec Damen en prmière page. Point positif de plus chez ce garçon, cela dit, il finit son verre plus vite que lui. De plus, mais c'est suffisant. Par défi, par fierté ou simplement parce qu'il a une meilleure descente ? Qui sait...

» J'aime ta mentalité. Mais t'en fais pas. Si tu t'ennuies, je te paye un autre verre en compensation.

Comme si ça risquait d'arriver. Personne ne peut s'ennuyer avec de l'alcool, des filles – ou des mecs, d'ailleurs – et une piscine. Dans le pire des cas, rien qu'une petite pilule ne saurait résoudre. À la mention du barman, Damen tourne les yeux vers le comptoir. L'homme a effectivement l'air d'hésiter entre le soulagement et l'angoisse, comme s'il attendait que le blondinet ait posé le pied dehors avant de pouvoir se détendre. C'est sûrement le cas, d'ailleurs.

» Peut-être qu'il n'aurait pas dû accepter cet argent s'il a si peur de se faire prendre. Ce n'étaient que cent livres, rien de vital.

Il n'a même pas conscience de l'image que peut donner sa phrase. C'est ce qui arrive, quand on ignore la valeur de l'argent. Cent livres, c'est le prix d'un repas. Le prix de son jean. Rien de vital, rien d'exceptionnel.

» Suis-moi.

Il n'a pas le droit d'être là, en pleine nuit, ni d'organiser cette soirée ; il n'a pas appelé le moindre employé de son père. Comme le commun des mortels, et comme chaque fois qu'il fait le mur, Damen prendra donc le bus. Ce transport a, de toute manière, un charme dont manquent cruellement les limousines. L'adolescent entraîne son ami du soir dans un bus vers l'ouest de la ville, les quartiers huppés où se trouve la villa de son père. La sienne et celle de dizaines d'autres personnes, ce soir. C'est ce qui arrive quand on est assez naïf pour le laisser seul.

» Au fait, tu m'as dit ton nom ?

Si c'est le cas, il a déjà oublié. Mais très honnêtement, les chances sont très élevées pour qu'il l'appelle juste "violet" ou "mec" tout le reste de la soirée. Les noms et lui, ça a toujours fait au moins soixante-douze. Il y en a qui ça vexe, d'autres qui s'en foutent, mais pour une raison qui lui échappe, Damen demande toujours aux gens de se présenter. Une réflexe, sans doute.

» On est plus très loin, lâche-t-il en regardant le paysage défiler par la fenêtre.

De plus en plus d’opulence de l'autre côté de la vitre. Encore cinq minutes, peut-être, et les choses deviendront intéressantes.

Mathieu, donc. Il s'en souviendra probablement encore dix minutes avant de l'oublier. Il a toujours eu une très mauvaise mémoire des noms. Au mieux, Emily le lui rappellera plusieurs fois si nécessaire. À supposer qu'elle soit présente, elle n'a jamais caché son manque d'intérêt pour ce genre de soirée… et de manière générale pour toutes les choses trop excentriques ou illégales qu'il lui prend l'envie de faire régulièrement. Il note tout de même la petite pique. Ah, si seulement les prénoms faciles pouvaient être retenus en un clin d'œil, sa vie en serait grandement simplifiée. Peut-être qu'il aurait dû faire l'effort d'y porter plus d'intérêt. Ça jouait sûrement.

Il l'interrompt sans même s'en apercevoir pour lui signaler qu'ils sont bientôt arrivés. À vrai dire, il s'est perdu dans ses pensées un moment et n'a même pas remarqué que le jeune homme lui avait parlé. La corruption devient distraite, ces derniers temps. Sans doute parce qu'entraîner les gens à sa suite est de plus en plus facile avec chaque jour qui passe. De toute manière, quelle que soit sa question, il la reposera si elle est vraiment importante, non ?

Dès qu'ils sont arrivés, Damen descend du bus à la suite de son ami de la nuit. Ils doivent être les seuls ici à être partis du quartier un peu paumé où se trouve le bar – paumé dans sa vision des choses, en tout cas, le genre qui a son charme particulier. Il laisse à son camarade le temps de découvrir un peu l'ambiance du quartier, de comprendre qu'il ne se trouve vraiment pas dans le genre d'endroits où il a l'habitude d'aller. Le but est soit de l'impressionner, soit de l'intimider. Le haussement d'épaules qu'il obtient en réaction lui tire un petit sourire. Décidément, ce garçon a quelque chose d'appréciable.

» Le plus grand et le plus classe de tous, évidemment.

Et bien évidemment, aussi, ce n'est pas vraiment le sien. Il n'est que le petit prince qui joue à l'empereur mais, après tout, ce rôle lui sied à merveille, au point que même le roi n'ose pas lui traîner dans les pattes. Après avoir remis ses cheveux en place d'une main, Damen guide donc M-quelque chose jusqu'à la villa de son père. De loin, on entend déjà un soupçon de musique, même si l'espacement entre les maisons empêche les voisins de se plaindre quel que soit le volume (dommage). Ils franchissent les grandes grilles noires censées sécuriser l'endroit et qui sont grande ouvertes malgré l'heure tardive et l'absence de sécurités.

Il y a déjà une petite foule à l'intérieur, signe que ses hôtes habituels ont reçu son invitation. Il aperçoit deux filles déjà ivres dans un coin qui semblent inventer un concept de danse assez… original. Des petits groupes plus calmes que les autres avachis dans les chaises longues de son père, qui valent une fortune et qui ont déjà fait connaissance avec une partie des cocktails, visiblement. D'un geste, il invite son camarade à contourner la grande piscine qui trône au milieu de la cour, squattée par quelques personnes, jusqu'à atteindre une table de salon en verre envahie de bouteilles.

» Damen ? Qui c'est ?

Damen se retourne, aperçoit la silhouette familière de son amie. Emily la petite brune et son air soucieux habituel, un verre de jus de fruit à la main. La connaissant, il est presque certain qu'il ne contient pas d'alcool.

» Un nouvel invité pour la soirée. Je l'ai rencontré dans un bar de la ville.

La jeune fille jauge le "nouvel invité" en fronçant doucement les sourcils avant de sourire.

» Salut. Moi c'est Emily. Et toi ?

Parce que Damen n'a effectivement pas pris la peine de donner son prénom quand il l'a présenté. Il faut dire qu'il l'a… déjà oublié, en fait. Avec un haussement d'épaules, il se tourne vers la table et se sert un verre de vodka-cola, avant d'à nouveau faire face à son invité.

» Tu veux boire quelque chose ? Je suis un barman hors pair, il paraît, et je suis gratuit.

À côté de lui, Emily lève les yeux au ciel. Visiblement, elle n'est pas vraiment d'accord avec lui, mais elle ne dit rien. Elle a l'habitude, maintenant, de supporter son comportement. Et les soirées sont le dernier endroit où elle veut tenter de l'améliorer.