[2019] La cruauté n'a pas de couleur

10 sept.
2019

La cruauté n'a pas de couleur

Jimmy Sissfer

Le monde des humains est un piège à rats qui se referme sur les gens trop gentils, trop imprudents, trop curieux. Le monde des adolescents est pire. Plus sournois, plus vicieux. Malsain, basé sur de la honte, de la culpabilité et des réputations, il s'infiltre dans les esprits et il les tord, jusqu'à effacer tout ce qui aurait pu y être bon, ou positif. Il les prépare à un monde adulte qui, au fond, leur semblera sans doute composé d'enfants de chœur à côté de ce qu'ils ont déjà vécu.
Les meilleures années de notre vie, tu parles. J'ai tellement hâte de me barrer d'ici.

Chelsea était perdue dans ses pensées. Réfugiées dans ses pensées, plutôt. C'était le lendemain de la rentrée, et l'environnement lui donnait déjà des angoisses. Il y avait des gens, autour d'elle. Des lycéens, des regards qui se posaient sur elle, l'impression malsaine qu'on la regardait, qu'on la jaugeait, qu'on la jugeait. Hier, elle était restée dans son école, elle avait mangé non loin de ses camarades de classe, recroquevillée à sa table, dans son coin, loin des gens. Et puis elle avait réfléchi. Si les gens de sa classe la voyaient comme ça, ne deviendrait-elle pas une cible ? Une cible potentielle, à chaque cour, dans les couloirs de l'IRS, pour tous ces gens qu'elle était obligée de voir tous les jours ? L'idée qu'autant d'adolescents puissent la jauger lui avait donné la nausée.
Le soir, elle avait acheté un sandwich à la cafet et était allée le manger dans sa chambre avant que ses colocs reviennent.

Aujourd'hui, pendant les deux heures de pause avant son premier cours de la journée, elle avait épluché le règlement de l'école de long en large à la recherche d'une et un seule information : avait-elle le droit d'aller dans le réfectoire de l'autre école ? Sa carte ne semblait pas le lui interdire, le règlement non plus. Alors elle avait subi ses deux premiers cours puis elle s'était pressée de quitter son école pour rejoindre l'ISS avant que la file d'attente ne soit trop longue. La plupart des gens n'allaient pas manger pile à l'heure, si ?

Et elle était arrivée là. Dans ce réfectoire où la plupart des gens portaient un uniforme rouge et elle, son uniforme bleu qui contrastait tant avec le reste. Chelsea avait les mains serrées sur son plateau à s'en blanchir les phalanges. Elle détestait ça. Les lycéens, encore plus en groupe, être à la vue de tous en attendant de pouvoir s'asseoir ; et la perspective de son cours de sport dans l'après-midi lui serrait déjà les entrailles. On allait fouiller ses affaires avant qu'elle entre dans les vestiaires, lui confisquer son téléphone, attirer l'attention sur elle. Et elle devrait se changer devant d'autres filles, comme avant, comme quand elle...

Ses angoisses furent interrompues par un choc brutal contre son plateau au moment où elle se retournait pour aller s'asseoir. Avant qu'il ne tombe, une bonne partie de son repas et de sa boisson atterrit sur son uniforme et son visage, l'autre sur la personne qu'elle avait percutée. Avant qu'elle ait le temps de prononcer le moindre mot pour s'excuser, une voix s'éleva. Intonation hautaine, prétentieuse, de quoi accentuer son mal de coeur. Une Lena, à n'en pas douter : une princesse qui a l'habitude de donner des ordres. Elle aperçut des cheveux noirs et ondulés, mais elle ne leva pas la tête pour en voir plus.

- Tu peux pas faire gaffe, un peu ? Tu t'es crue où ? On n'est pas chez tes sauvages de l'IRS, là ! Apprends à respecter un peu les autres, connasse !

Elle ne connaissait pas cette fille, et cette fille ne la connaissait pas. Pourtant, Chelsea se recroquevilla comme si on l'avait brûlée. Elle essuyait frénétiquement sa joue alors que la sauce qui l'avait touchée n'y était plus depuis longtemps.
Maintenant tout le monde la regardait. Maintenant tout le monde la jugeait. Son poing se serra. Ça ne servait à rien de s'énerver.
Ça ne servait jamais à rien.

10 sept.
2019

La cruauté n'a pas de couleur

Jimmy Sissfer

La colère était un sentiment déstabilisant. Non, pire que ça. Chelsea n'osait même pas relever les yeux. Son esprit se noyait d'images bien loin de la fille qui lui hurlait dessus, comme si chacun de ses mots rappelait un mauvais souvenir. Elle se recroquevillait de plus en plus. Peut-être que venir à l'ISS pour déjeuner était une erreur. Elle faisait tâche, avec son uniforme bleu. Et puis, tous les gens ici étaient des adolescents normaux, non ? Alors tous les gens ici étaient des monstres.

Elle entendit une voix différente entrer dans le mélange, et à l'intonation employée, il lui fallut quelques secondes pour réaliser que la personne en question n'était pas venu en rajouter contre elle. La petite tête brune se releva d'un millimètre pour observer celui qui, pour une raison inconnue, était venu prendre sa défense. Elle ne le connaissait pas – mais en même temps, elle ne connaissait personne dans l'une ou l'autre des écoles. Il portait l'uniforme rouge des ISS et elle ne se sentait pas bien plus en sécurité qu'un peu plus tôt. Parce qu'il criait. Parce qu'elle sentait une aura de menace autour de lui. Et même si ça n'était pas contre elle, les frissons qu'elle ressentaient étaient bien réels.

- T'as de la chance, connasse ! Mais si je te recroise alors que ton blondinet est pas dans le coin, on réglera ça !

Ne m'invente pas des amis. Je ne le connais pas. C'était un coup de chance. Juste un coup de chance... j'espère. Peut-être qu'il cherchait quelque chose ? Qu'il lui demanderait de faire quelque chose en contrepartie pour l'avoir sauvée ? Les mecs étaient comme ça, non ? Peut-être qu'il avait des ennemis. Et si elle récupérait ses ennemis, à cause de ce qui venait de se passer aujourd'hui ? Elle était déjà partie pour avoir la fille et sa clique... C'était assez de nouvelles menaces en une journée...

Elle entendit les murmures autour d'eux cesser après une dernière invective du garçon et, d'un coup, un silence s'installa dans sa tête. On ne la regardait plus. Les choses s'arrangeaient, non ? Pouvait-elle vraiment penser ça alors que son uniforme était bon pour le lavage et qu'elle venait de s'afficher comme cible aux yeux de toute l'ISS ? Elle n'arrivait pas à se détendre. Elle leva quand même les yeux quand il s'adressa directement à elle, mais son visage restait caché sous ses cheveux.

- Ça va...

C'était un mensonge, mais c'était toujours le cas, non ? Personne ne disait jamais "ça va" en le pensant sincèrement. Enfin, au moins, elle s'était débarrasser de son tic nerveux, c'était un début de progrès.

- Je... Je ne sais pas...

Est-ce qu'elle voulait vraiment qu'il lui garde une place, manger avec un inconnu, ou même se payer un autre repas ? Actuellement, son instinct lui hurlait surtout de partir en courant, se rouler en boule sous la douche et ne plus jamais mettre les pieds dehors. Malheureusement, ça lui était interdit. Si elle restait trop longtemps dans les douches, ils étaient capables de croire qu'elle avait réussi à infiltrer un téléphone et qu'elle prenait ou envoyait des photos d'elle.

- Tu es assis où...?

En y réfléchissant, ça pouvait très bien être une échappatoire. S'il était dans un coin à l'abri des regards, elle passerait peut-être au moins un repas tranquille dans cette école avant de chercher une nouvelle solution alternative pour ne plus avoir à manger au lycée. Il n'avait pas l'air spécialement méchant, mais il lui faisait peur. Elle l'avait entendu crier, s'énerver, menacer. Certes, une fille comme Lena sur laquelle n'importe qui aurait eu envie de hurler, mais ça n'aidait pas ses angoisses naturelles.

- Je vais... reprendre un truc à manger... alors...

Tant pis, elle paierait deux fois son repas. De toute façon, ce n'était pas son argent. Elle espérait juste que la somme chargée n'était pas absolument égale au nombre de repas qu'elle était censée prendre dans l'école, sinon elle devrait se priver de manger au moins une fois dans l'année...