"Je N'ai Jamais..." [Pv: Damen]

Dans le quartier de Kensington, du côté des belles baraques que la moitié des gens juge et que l'autre envie, il est rare de ne pas entendre de musique ou de ne pas croiser de jeunes plongés dans l'ivresse qui noient leurs problèmes de riches dans des boissons hors de prix coupés à des jus de fruit de mauvaise qualité... ou à d'autres alcools hors de prix. La plupart du temps, toutes ses choses sont concentrées dans la demeure même du maire de Londres, dont chaque absence est synonyme de débauche pour ceux qui savent où aller. Mais pas ce soir. Ce soir, le maire et tranquillement en train de se reposer chez lui, persuadé pour une raison qui échappe encore à son fils que ledit fils est dans sa chambre, sous surveillance et forcé de respecter la stupide privation de sortie qu'il a essayé de lui coller sur le dos depuis près d'un an.
Seize ans de vie commune, et Damen se demande encore comment cet homme peut être aussi confiant dans son autorité inexistante.

Cette naïveté est bien le propre de Charles Irridval, car personne d'autre dans cette ville, parmi ceux qui s'intéressent un tant soit peu à la presse à scandale, ne doute un seul instant que Damen est encore dehors, bien loin de son propre lit et probablement décidé à profiter de celui de quelqu'un d'autre. En l'occurrence, il a obtenu, d'un de ses contacts de l'université, l'adresse d'une soirée étudiante dont le but est aussi clair que simpliste : oublier le stress des examens de toutes les manières possibles. Ce n'était pas loin, il y est allé à pieds, reste à savoir s'il retrouvera son chemin dans le sens inverse. Pas son problème pour l'instant.

Il erre un moment dans la soirée à sa manière, draguant deux-trois personnes de passage sans trop de conviction. C'est un jeu qui l'amuse la plupart du temps, mais ça dépend beaucoup de son état d'esprit et, pour l'instant, il a envie de noyer son esprit dans l'alcool. Il ne s'en prive pas, d'ailleurs, jusqu'à ce qu'une fille dont la tête lui est vaguement familière le tire jusqu'à un groupe assis au sol avec un sobre - contrairement à elle - "viens jouer avec nous". Pourquoi pas, après tout ? Il se laisse faire sans protester, fait remplir son verre après l'avoir vidé d'un trait, par principe, et s'installe en tailleur pour dévisager les autres. Ils ont l'air... classiques. Le genre de personnes dont il est amusant de briser l'image parfaite avec des questions indiscrètes.

Alors le jeu commence. Assez doucement au début, la présence de Damen aide nettement la conversation à dériver sur des sujets moins innocents, tant les gens cherchent à trouver quelque chose qu'il n'a jamais fait. Ils peuvent chercher longtemps, mais c'est amusant de les voir essayer. Et puis...

» Je n'ai jamais... Fais de plan à trois.

Le sourire qui étire les lèvres du blondinet en dit long sur ce qu'il aimerait lui répondre mais il se contente de boire en silence tandis que le suivant réfléchit à sa propre réplique. Ils ne sont que deux à l'avoir déjà fait. Classiques et sages. Avant que le joueur suivant ne prenne la parole, quelqu'un d'autre vient s'installer dans le groupe sans véritablement demander la permission et Damen élargit son sourire. Il a une tendance mal dissimulée à apprécier les gens qui son assez d'assurance pour faire ce genre de chose. Et il y a quelque chose qui titille une partie de son esprit, chez lui... Quoi donc...

Pour le coup, l'affirmation du garçon suivant interrompt ses pensées autant qu'elle le fait hésiter. Damen lutte contre l'état déjà bien entamé de sa conscience pour essayer de fouiller sa mémoire. S'est-il déjà retrouvé embarqué dans un commissariat ? Sûrement, vu l'état dans lequel il se retrouve certaines nuits, seul en pleine rue.

» Hm.
» Damen ?

Il réfléchit encore quelques secondes. Il ne se souvient pas d'un réveil ou d'un long séjour sur place, mais c'est sans doute parce que son père est toujours contacté rapidement quand il a ce genre de problèmes - au grand désespoir de l'un comme de l'autre. Il a cependant un vague souvenir de son père qui lui hurle dessus parce qu'il a dû venir le chercher en cellule et que ça nuit à son image. Ça fera l'affaire ; il boit le contenu de son verre et entend le garçon lâcher un petit grognement désabusé.

» J'y ai cru.
» Quoi, votre but c'est de m'empêcher de boire, maintenant ?

Pendant que le gars lui répond quelque chose d'absurde dans la lignée du "on cherche à trouver tes limites", Damen observe un instant le nouveau venu. Son visage en tant que tel ne lui dit pas grand chose, mais il y a quelque chose avec ses cheveux... Comme si une information lui échappait. Il n'arrive pas à mettre le doigt dessus.

» C'est à toi.
» Ouiii... Alors...

Quelque chose qu'il n'a jamais fait... Ca commence à devenir difficile à trouver, au fil des années qui passent. Il regarde leur petit cercle, voit qu'une des filles est blottie dans les bras d'un des types. Tiens, c'est vrai que...

» Je n'ai jamais été en couple avec quelqu'un.

Ou comment faire boire au moins la moitié des gens du groupe, peut-être même plus.

Comme il s'y attendait, sa petite affirmation ne laisse pas grand monde loin de son verre. Il faut dire que pour trouver quelque chose qu'il n'a jamais fait, il faut parfois taper dans le banal plus que dans le spectaculaire, il a toujours eu tendance à se donner en spectacle - les aléas d'être célèbre depuis sa naissance. Un petit sourire malicieux vient se dessiner sur ses traits.

» Quoi, c'est pas le but du jeu ?

En tout cas, ils ont tous bu à l'exception d'une fille qui fixait son verre avec un air maussade, et du nouveau venu. Il semble hésiter, comme s'il n'était pas véritablement sûr de lui mais, finalement, il boit comme les autres. Damen hausse un sourcil.

» Question compliquée ?

Un petit chuchotement qui n'est adressé qu'à lui, puis la fille suivante reprend la parole avec le mensonge le plus évident qu'il ait entendu de sa vie. Rien qu'à la tête qu'elle fait, et surtout parce qu'il l'a vue dans les bras d'une fille il n'y a pas si longtemps. Elle ne tarde d'ailleurs pas à dénoncer son propre mensonge et Damen lève les yeux au ciel. Ça manque cruellement de subtilité. Il boit sans vraiment chercher plus loin. Le sexe de l'autre n'a jamais vraiment été un facteur déterminant, mais puisque c'était la question...

Un petit blanc s'installe le temps que le joueur suivant trouve sa propre affirmation. Il semble y réfléchir au moins aussi intensément que Damen avant lui, et cela ne fait qu'accentuer la curiosité du blondinet. Il a vraiment envie de savoir pourquoi ce gars lui est familier, et pourquoi il semble avoir au moins un peu de mal à trouver quelque chose qu'il n'a jamais fait. Et puis, finalement, il prononce une phrase qui laisse tout le monde un peu perplexe. Même lui met un petit moment à remettre ses neurones en marche pour reclasser la négation dans le bon sens.

» Donc il faut boire seulement si on a jamais fait de mal à personne ? Et vous buvez tous ?

Il ricane, laisse son verre sagement posé sur sa cuisse pour la première fois depuis qu'ils ont commencé ce petit jeu. Il est probablement, dans cette pièce, celui qui a le plus fait de mal autour de lui. C'est presque devenu sa marque de fabrique.

» Vous manquez cruellement de crédibilité.
» Tu ne bois pas ?
» Bien sûr que non. Je fais plus de mal en une semaine que toi dans toute ta vie, chérie.

Est-ce qu'il en est fier ? Pas plus que ça, mais cela fait bien longtemps qu'il le sait et qu'il l'assume : sa présence est toxique pour son entourage, et ceux qui le détestent ont de plus grandes chances de survie que ceux qui l'apprécient.

» C'est à moi ?
» Ouais.
» Euh... je n'ai jamais... couché avec une célébrité.
» Ça peut s'arranger.

C'est dit avec tout le naturel du monde. Comme pour le plan à trois dont elle avait fait mention plus tôt, la nouvelle affirmation de cette fille ne conduit pas grand monde à boire. Et comme avant, Damen le fait sans hésiter. Même si c'est au Japon, Eri reste quelqu'un de célèbre. Il soupire en voyant que son verre est déjà vide, le remplit distraitement tandis que le garçon suivant prend la parole à son tour.

» Je n'ai jamais trafiqué une boisson.
» Avec de l'alcool ou de la drogue ? ... Remarque, peu importe, j'ai fait les deux. Le président du club de danse m'en veut encore.

Comme si le mentionner avait causé un déclic dans sa mémoire, Damen tourne le regard vers le garçon aux cheveux blancs. Ah, oui, c'est là qu'il a déjà vu cette couleur... et ça explique pourquoi son visage ne lui est pas familier. Un sourire joueur étire le coin de sa bouche. La soirée prend une tournure un peu plus intéressante.

L'hypocrisie est une maladie contagieuse. Après sa petite affirmation, Damen regarde parmi ceux ayant bu, lesquels semblent un peu honteux d'avoir été pris à mentir. Les gens n'aiment pas admettre leurs défauts, c'est un trait récurrent. Et plus on monte dans les classes sociales, plus cette tendance s'accentue ; il n'y a qu'à voir son père pour comprendre que l'argent s'accompagne souvent d'une couche d'hypocrisie plus ou moins bien dissimulée. Lui est conscient d'avoir des défauts; beaucoup. À commencer par son influence néfaste sur tous ceux qui s'approchent un peu trop de lui et qui finissent par s'y brûler les ailes, le cœur et tout ce qui avait un peu de valeur chez eux. Alors à la question qui lui est posée, il répond par un petit ricanement.

» Ça dépend des jours, des gens et de mon humeur. Cela dit si j'ai brisé des cœurs, c'est qu'ils ont fait l'erreur de s'attacher à moi et, à ce stade, c'est de leur faute.

Quand on ne cache pas sa nature toxique mais que les gens persistent à s'accrocher quand même, c'est bien que quelque chose a cloché à un moment, non ? Qu'ils ont aveugles, totalement brisés, suicidaires ou juste désespérément optimistes, comme Emily. Il y a probablement bien plus d'une personne qui est morte à cause de lui, de son influence et de ses actions. Ne serait-ce que d'une overdose.

Il serait bien entré dans les détails, il n'a jamais été vraiment du genre secret, mais la reprise de parole de la fille qui rêve de plans à trois et de célébrités le coupe dans son élan, et il ne ramène pas le sujet sur le tapis. Le jeu suit son cours comme si cette petite parenthèse n'avait pas eu lieu, de question en question, jusqu'à ce que vienne cette histoire de trafiquer des boissons. C'est un souvenir comme un autre pour lui, mais c'est ce qui a conduit le fameux président à le détester. Et, surtout, en parler lui a permis d'enfin comprendre qui se tenait à côté de lui.

C'était donc lui, la personne responsable de la présence d'alcool au bal de fin d'année. Pas assez à son goût, il l'aurait sûrement chargé plus que ça s'il avait été à sa place, mais suffisamment pour compléter ce qu'il avait bu avant d'arriver sur place.

» Le Prez' fait du favoritisme, hein...

Il ricane à nouveau. Et il a prétendu ne pas être attaché à ce gars, tu parles. Il avait eu une réaction totalement opposée à la même action. Ou alors c'est juste parce qu'il ne s'est pas réveillé avec une fille en étant persuadé qu'il s'était passé quelque chose qu'il avait oublié ?
Tiens, c'est peut-être le moment de vérifier à quel point il était dans le vrai quand il s'est amusé à le chercher.

» Et il a couché avec toi quand même après ça ? Tu lui a vraiment tapé dans l'œil.

Ça l'amuse plus qu'autre chose, ça ne fait que prouver ce qu'il pensait : premièrement, qu'il ne l'aime pas pour des raisons futiles, deuxièmement, que Damen n'était probablement pas tant dans le faux que ça lorsqu'il se comparait au garçon aux cheveux blancs. Les points communs s'empilent tout de même assez vite.

Le petit groupe d'étudiants continue son jeu et Damen finit par décrocher son attention une seconde pour les reposer sur celui qui vient de lancer sa propre affirmation. Vingt ans de plus ? Difficile à dire. Il traîne surtout dans ses propres fêtes, des soirées étudiantes, ou des bars, mais ne se souvient pas d'avoir récupéré des personnes si âgées que ça. Ou alors il a oublié, envisageable également. Disons que s'afficher publiquement avec lui, c'est risquer de finir dans les magasines et d'être ouvertement exposé, donc les gens qui ne tiennent pas à afficher de penchant pour les adolescents évitent. Bah, autant considérer que non.

» T'as pas eu l'esprit d'aventure sur ce coup-là, Damen ?

Il se contente de hausser les épaules.

» Les pédophiles sont rarement fans des paparazzis.

Petit rappel à tout le monde qu'il n'est techniquement pas majeur, quand bien même l'argent lui achète souvent les quelques années qui lui manquent. Quand ça finit par être à son tour, Damen reste silencieux quelques temps. Il n'a pas d'idée en tête actuellement, mais il a surtout une petite curiosité qui vient gratter dans un coin de sa tête.

» Alors du coup, ce couple pour lequel tu as bu, c'était avec qui ?
» C'est pas ça le jeu, Damen.

À nouveau, il hausse les épaules, puis tend les jambes devant lui en s'appuyant sur les mains.

» Changeons de jeu, alors.

Pourquoi est-il aussi curieux ? Ça ne lui ressemble pas de s'intéresser autant à la vie des autres. ou peut-être que si, un peu, quand ce sont des gens qu'ils n'apprécient pas spécialement, et des gens suffisamment lucide pour ne pas l'apprécier. Combien de question indiscrètes a-t-il posé à princesse pureté et son mec, cet été, quand ils se sont croisés sur la plage ? C'est peut-être ça, il aime avoir des munitions à utiliser. Ou alors c'est juste l'alcool qui le rend sociable.

Une aventure il y a deux ans... Vraiment ? C'est fou comme ce garçon semble faire un pied de nez à toute la réputation du président du conseil. Connaissance de longue date, répétition de contact, et même cette façon qu'il a de sourire en parlant de lui. En tout cas, ça confirme ce qu'il pensait, et ce qu'il a affirmé la dernière fois qu'il a croisé ce roi trop raisonnable. Ses yeux et sa déduction ne l'avaient donc pas trompé, le soir du bal. Les autres semblent un peu idiots ; la plupart des gens savent qu'il s'est passé quelque chose dans les loges, au minimum, impliquant le Prez' - principalement parce que Damen s'est amusé à le balancer dans le micro - mais ils ne cherchent pas plus loin. Terrible manque de curiosité.

Le jeu continue un instant, pas spécialement intéressant ni original dans les affirmations qui se font et qui, au final, tournent quand même principalement autour du sexe sans que ça semble déranger qui que ce soit. Il ne va pas spécialement s'en plaindre : tant que personne ne s'amuse à le viser spécifiquement en mentionnant des choses qu'il est le seul à avoir fait, toutes les questions lui conviennent.

Mais sa curiosité revient bien vite et c'est lui qui finit par interrompre le jeu avec une question qui remonte un peu en arrière dans leur conversation. Donc il parlait d'une fille, une fille partie du jour au lendemain sans le prévenir. C'est triste. Même Eri lui a envoyé un message quand elle a dû repartir au Japon. D'accord, le contexte était différent, déjà parce qu'ils n'étaient pas ensemble, mais tout de même. Encore une fois, les gens manquent cruellement d'honnêteté.
Alors comme ça, le Prez' a véritablement peur de se rapprocher des gens ? Ça explique pourquoi il était autant en colère quand Damen lui a fait la remarque.

» Eh bien, ta relation avec lui a l'air de tenir du record.

Chacun son exception ; le seul qu'il déteste et le seul auquel il semble s'attacher, du moins dans ce sens, en train de discuter tranquillement. Sans doute qu'il ferait une crise en voyant ça.

» Chacun ses goûts, ma belle, lance-t-il en réponse à celle qui vient de lâcher un commentaire.

Briseuse de cœurs ou collectionneuse de déceptions ? Probablement un peu des deux.

Finalement, sa proposition de changer de jeu semble se faire un petit chemin dans l'esprit des gens, jusqu'à ce que quelqu'un propose une alternative qui semble être acceptée à l'unanimité, même si la sagesse du suggérant tire à Damen un petit sourire moqueur. Et on a osé lui dire qu'il n'avait pas l'esprit d'aventure.

La première question lui est destinée. La pire chose qu'il ait faite sentimentalement parlant... L'image de Leo s'impose à son esprit et, l'espace de quelques courts instants, son visage se referme, ses doigts se raidissent autour de son verre. C'est probablement la pire chose qu'il ait faite tout court ; c'est aussi la seule dont il n'ira jamais se vanter. C'est donc une autre qu'il mentionne :

» Cette fille... que tout le monde a vu des milliers de fois avec moi... Eri. Sa mère l'a sortie d'Indarë en décembre pour la ramener au Japon de force et l'éloigner de moi.

Il repense au message qu'il a reçu, ou elle le suppliait de venir la chercher. Ça fait un moment, maintenant, elle doit avoir compris qu'il ne viendrait jamais.

» Elle m'a demandé de venir la chercher et de la récupérer là-bas parce qu'elle se fait utiliser comme une marionnette par sa mère.

Quand bien même il a essayé des centaines de fois de l'aider à se dresser contre ses ordres et ses manipulations.

» J'ai effacé son message et je lui ai jamais répondu. Elle doit sûrement me détester, maintenant. J'ai envie de dire qu'il était temps.

Eri était amoureuse de lui, il s'en était bien rendu compte. C'est probablement une des raisons principales pour lesquelles il n'a même pas voulu lui répondre : elle était déjà bien trop proche de la destruction pour continuer de s'attacher à lui. Au moins, au Japon, elle est en sécurité. Elle ne risque pas de boire le verre de trop ou de prendre le cachet de trop et d'être retrouvée dans un fossé le lendemain matin. Ou de se trancher les veines à défaut de pouvoir couper les fils qui l'accrochent à sa famille.

» Je sais pas si c'est la pire, mais c'est au moins la plus récente.

La pire est un secret que jamais personne n'entendra sortir de sa bouche.

» On procède comment ? On continue en mode tour de... euh... de cercle, ou on fait le classique "celui à qui on a posé la question pose la sienne" ? Parce que ça risque de tourner en rond très vite.

Pas besoin d'être devin pour savoir entre qui risquent de se faire les allers-retours de questions.

Le regard de Damen se pose sur la rouquine qui vient de ricaner. S'ils les gênent ? Pas plus que d'autres, mais ils n'ont rien de spécialement plus intéressant qu'un autre. Au final, le blondinet se content d'un haussement d'épaules, là où son centre d'intérêt du moment se permet une réponse plus directe, du genre qui ne va pas plaire à tout le monde. Damen ne peut retenir un rire à sa remarque, mais il suffit de voir la réaction d'un des gars du groupe pour voir que tout le monde n'a pas le même humour. Susceptible, le petit ? C'est quel terme, qui l'a le plus énervé, entre la chèvre, l'ado puceau, ou l'allusion à son haleine ? Vu le comportement du type, sûrement le deuxième ; il a l'air du genre de personne qui juge sa valeur au nombre de nanas passées dans son lit. Ou de mecs, mais vu sa façon de lorgner sur la poitrine de la fille à côté de lui, c'est peu probable. Du coup...
Tandis que le garçon aux cheveux blancs se relève pour aller fumer, le petit blond se penche vers le type agacé.

» Calme-toi, tu n'as pas si mauvaise haleine.

Il pose ses lèvres sur les siennes sans plus de commentaire puis, avant que le gars ait le temps de réaliser et de potentiellement péter un plomb, il se relève avec un petit clin d'œil. Eh bien, il semble l'avoir fait buguer suffisamment pour calmer ses ardeurs ; au moins, celui-là ne l'a pas repoussé violemment en arrière, ça change un peu de ce cher président du conseil. Le gars reste juste là, les yeux écarquillés, et des petits rires commencent à naître autour d'eux. Il faut dire que sa tête ferait une bonne couverture de magazine... ou un simley très émotif. Quand le gars finit par cligner des yeux en se remettant visiblement de ses émotions, Damen recule d'un petit pas nonchalant. Bien, c'est le signal du départ.

Les mains dans les poches, il efface en quelques pas l'avance qu'avait sur lui ce gars dont il n'a pas retenu le nom - a-t-il donné son nom, déjà ? - et le suit dans son petit coin d'herbe à l'écart des autres. Il n'aura pas tenu longtemps dans leur groupe, et il n'a pas l'air d'avoir envie d'en aborder un nouveau.

» T'es du genre asocial ou c'est la rouquine qui t'a mis de mauvaise humeur ?

Sans se presser, il s'installe à côté de lui, demandant d'un geste s'il peut lui fournir aussi de quoi fumer. Pour un type qui a tout l'argent qu'il veut, c'est sans doute ironique de taxer des choses aux gens autour de lui mais bon, c'est plus convivial. La plupart des gens apprécient plus de partager un moment s'ils ont déjà partagé un objet, et il garde de toute façon les siennes pour ses propres soirées ou pour ses moments de solitude, et cet instant n'est ni l'un ni l'autre.

S'il le pense asocial… Plus ou moins. Il a un petit côté assez similaire à lui, ce que Damen trouve toujours amusant d'un certain point de vue, mais de là à savoir s'il utilise autant le social pour essayer de contrer la solitude, il y a une marge.

» Autant que moi.

Ce qui veut tout dire et rien dire à la fois. Pour Damen, s'entourer, c'est essayer de combler le vide au creux de son estomac que la vie a laissé là et que le Prez' a eu l'agaçante idée de raviver. Qu'il l'ait fait volontairement ou non n'entre pas en ligne de compte, il a tapé un peu trop près du cœur pour que le blondinet s'en sorte véritablement indemne, d'où le coup de poing bien insignifiant qu'il lui a balancé en réponse. Il passe une main sur sa tempe, récupère ce que lui tend l'autre et entreprend de rouler son propre joint en essayant de tenir ses souvenirs à distance.

À l'entendre, il est presque raisonnable. Pas envie de se bourrer la gueule à se point, éviter les risques d'être embarqué par les flics. C'est étrange, d'entendre ça de la bouche de quelqu'un qui vient de lui filer de la drogue, douce certes, mais illégale quand même. S'il se fait choper avec ça, assistance à personne en danger ou non, il court tout de même un risque de se faire embarquer, d'autant plus en l'ayant donné à un mineur. Enfin, de toute manière, la présence de Damen dans ce genre d'endroit attirerait surtout des ennuis à l'organisateur qui l'a laissé entrer et boire. Comme si quelqu'un pouvait vraiment l'en empêcher.

L'évocation simplifiée des programmes d'Indarë le prend par surprise en pleine inspiration et lui tire un rire chargé de fumée. Toussotant un peu pour chasser ce qui reste de ses poumons, il souffle du nez dans un semblant de second rire.

» Ironiquement, vu les descriptions que tu as choisies, dans le seul où je ne devrais pas avoir ma place. Quoique, je suis peut-être un gosse de riche basique, selon le point de vue.

Les richtos, les criminels ou les dépressifs. D'une certaine façon, il pourrait être dans les trois. Il est plus ou moins conscient que son état psychologique général est loin d'entrer dans la normalité - les gens normaux ne s'amusent pas à marcher au bord du toit  d'une école ou à se laisser tomber dans le vide devant la télé nationale - et beaucoup de gens voient facilement en lui un criminel, même si personne n'a jamais songé à le blâmer pour ce qu'il considère être son pire crime parmi tous. Quant au fait d'être riche... c'est une évidence difficile à nier, à son niveau.

» Vraiment ? Soit ils sont très bons acteurs, soit ils sont un peu idiots.

Ou fous, peut-être. L'idée qu'on puisse l'apprécier en étant parfaitement sain d'esprit lui semble plus aberrante encore que celle de faire la paix avec son père.

» Les personnes avec un peu de bon sens ont tendance à se tenir aussi loin que possible. Mais c'est pas dans ce genre d'endroit qu'on les trouve.

Parce que les personnes avec un peu de bon sens évitaient aussi les soirées comme celle-là, où le nombre de comas éthyliques par pièce égalait rapidement celui de la moyenne de verres par personne.

Son point de vue à lui, hein. Est-il un gosse de riche basique ? C'est e qu'il a prétendu à l'autre alien, pendant le voyage en France. Que tous les gosses de riches sont pareils : On boit, on fume, on dilapide l'argent des parents . Ouais… C'est la base de ce qu'on voit dans les magazines, mais la seule personne dans ce monde assez folle pour essayer d'aller voir ce qui se passe derrière, c'est Emily. Même lui préfère éviter autant que possible l'intérieur de sa tête.

» Je suis juste un sale gosse.

C'est ce qu'a dit Eri, la première fois qu'il l'a vue. Avec un soupir, Damen reporte le joint à ses lèvres. Il n'a clairement pas assez bu ce soir, si sa mémoire a assez d'éléments pour lui renvoyer des répliques et des souvenirs. Il n'aime pas penser à Eri. Plus que de croire que les gens l'apprécient, l'idée que quelqu'un ait pu tomber amoureuse et penser une seconde qu'il était capable de la sauver de quoi que ce soit lui semble issue d'un rêve malsain. Peut-être qu'il l'a entièrement imaginée et qu'elle n'existe que dans sa tête, après tout. Ça ne le surprendrait pas tant que ça, la drogue finira bien par avoir ce genre d'effet un jour.

» Et ne voir que la vitrine ne fait pas d'eux des idiots ?

Il n'a pas tort, la plupart des gens s'en fichent. Ils n'ont envie de voir que le gamin incontrôlable qui se plaît à pourrir la vie de son père pour s'amuser et qui n'a aucune intention d'avoir un avenir. C'est vrai, sans doute, du moins jusqu'à un certain point. Son amie d'enfance s'amuse tellement à l'analyser qu'elle pourrait écrire un livre sur le môme incompris que tout le monde a condamné trop vite, et personne n'irait le lire, parce que ça n'aurait pas le strass et le scandale des magazines.

» Oh, non, je suis seul que quand j'ai envie de l'être, mais si les gens d'Indarë étaient munis de bon sens, ça se saurait. La moitié a une étiquette officielle de cinglés sur le front, l'autre moitié a fait assez bien semblant pour y échapper. Donc ça n'a rien d'étonnant d'être entouré en permanence.

Et puis il n'est pas idiot. L'argent a une aura, la folie maîtrisée aussi. Il serait sans doute nettement plus seul si les gens comprenaient ce qu'il y a derrière sa rébellion adolescente. Ils lâcheront sûrement la leur quand ils atteindront la vingtaine, pour reprendre une vie sage et paisible dans un monde aseptisé. Lui… Il n'en a pas la moindre idée. Il faut déjà qu'il survive jusqu'à la vingtaine.

Le rire de son compagnon du soir est assez communicatif pour que Damen réponde sur le même ton. Le chien-chien des ISS qui se foutait de leur gueule, hein ?

» Qu'est-ce que tu es allé leur raconter pour devenir leur jouet de prédilection ?