Amie? (Tessa)

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Rouvrir le club de gaming... Elle a longtemps hésité, surtout qu'elle a passé l'été plus ou moins recluse dans sa chambre à ne parler à personne d'autres qu'aux psys qui essayaient de décortiquer son cerveau. Difficile de s'adresser aux gens quand tout ce à quoi elle arrivait à penser, c'était le manque qui lui rongeait les entrailles. On l'a surveillée depuis le bal, pour l'empêcher de se procurer de l'alcool, et la violence du sevrage qu'elle a plus ou moins acceptée parce qu'elle savait qu'on ne la laisserait pas faire autrement a eu un effet violent sur son moral. On l'a fait boire de l'eau. Beaucoup d'eau. Pour chasser les symptômes physiques. Mais sa douleur psychologique, elle, n'a pas bougé. Elle ne voit pas comment la chasser, comment s'en débarrasser sans alcool. Elle s'est trop enfoncée dedans. Quand elle ferme les yeux, elle voit le visage de Campbell, la photo de lui avec cette femme. Elle voit Willow, elle voit sa mère. Elle voit la main de Brook dans celle de Tess. Elle voit aussi les événements du bal, ceux avant le bal, ce gars qui a tendance à apparaître beaucoup trop souvent dans sa vie comme s'il la suivait et les morts qu'il a laissés derrière lui. On lui demande de gérer tout ça, et une maladie qui la fait douter de tout ce qu'elle pense ou ressent, mais on lui enlève son seul palliatif.

Mais au fond, elle a besoin de ce club. Pour sa réputation, en partie, parce que le bal, tout comme son isolement de l'été, l'a fait assez souffrir et que rouvrir son club, potentiellement attirer des nouveaux élèves et repartir de zéro... Peut-être que c'est en partie ce dont elle a besoin. Compenser. Peut-être que compenser une addiction par une possible autre addiction n'est pas la meilleure chose à faire, mais c'est la seule chose qu'elle connaît vraiment à propos d'elle-même. Alors elle a fait une demande pour le rouvrir dès que ça a été disponible, et elle n'a plus qu'à tout installer.

C'est donc là qu'elle se rendait quand elle aperçoit la silhouette de Brook dans la pièce. Un instant, elle se fige, recule d'un pas par réflexe. Mais son cerveau tourne à plein régime. La colère qui apparaît en priorité se prend une gifle instantanée. Des mots qui lui remontent à l'esprit pour emprisonner ses premiers réflexes. Tu ne t'es pas dit que tu pourrais peut être essayer de changer. Tu as directement supprimé la véritable Tessa, dans le but de ne pas être abandonnée, et tu as crée ce miroir à la place ! Les interactions sociales ne marchent pas comme ça ! Les miroirs ne fonctionnent pas ! Elle relève les yeux vers Brook. Combien de temps ont-elles été amies ? Deux ans ? Son regard se pose sur le bracelet qu'elle a toujours autour du bras et que Tessa, elle, a enlevé le soir du bal. À quoi bon garder le gage d'amitié d'une personne qu'elle avait perdu. Elle t'a abandonnée, souffle la voix qui rythme son cœur depuis qu'elle est enfant. Tu ne le feras pas parce que tu es terrifiée ! Tu as tellement peur de l'abandon des autres que tu ne cherches même pas à t'en sortir ! crie celle qui la terrifie depuis la première fois qu'elle l'a entendue.
Être honnête, lui a-t-on dit ? Alors, qu'est-ce qui est honnête, vraiment ?

» Je ne sais pas quoi faire...

C'est la seule chose vraie et sûre dans le tourbillon d'émotions et de pensées qui n'arrivent pas à s'agencer de façon cohérente. Elle sent déjà des larmes lui monter aux yeux et elle détourne le regard pour cacher la brillance que celles-ci lui imposent.

» J'ai tellement peur... qu'on m'abandonne... j'ai toujours préféré m'éloigner des gens qui allaient le faire.

"Ai toujours". Est-ce une porte ouverte, une main tendue ? Elle n'en sait rien. Analyser ses propres pensées est un jeu qu'elle ne maîtrise pas.

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Le contact physique, comme tout le reste, créa un nouveau tourbillon d'émotions qu'elle n'arriva ni à saisir, ni à analyser, ni à canaliser. Son cœur se serre. S'accélère. Ralentit. Se demande à quel moment il peut exploser pour arythmie incompréhensible. Elle reste là, figée physiquement tandis que son esprit cherche douloureusement à éviter la noyade. À éviter les griffes de la haine facile qui essayent de le saisir à la gorge pour l'entraîner par le fond. À éviter la peur et la peine qui s'enroule autour de son ventre, lui noue les entrailles et cherche à l'éloigner de la surface. À ignorer, tout en la regardant du coin de l'œil, la petite fille perdue qui l'observe comme si elle attendait de voir qui des deux allait l'emporter. Elle n'a jamais eu la force d'affronter les émotions. De les ressentir non plus.
Je ne compte pas t'abandonner, souffle une voix à son oreille. Une voix plus réelle que celles qui se battent en duel dans sa tête. A-t-elle déjà donné une seconde chance ? Mais qui l'aurait méritée ? Sa mère ? Certainement pas. Willow non plus, qui est allée vivre avec elle en ignorant totalement le mal qu'elle avait fait à Tessa. Mais Brook... Brook pleure en la serrant contre elle. Même en étant aussi incapable d'empathie qu'elle l'est, Tessa ne peut pas mal interpréter cette émotion. Elle la connaît trop bien.

La peur. Peur du rejet. Peur des ombres. Peur de perdre quelqu'un à qui on tient. C'est l'émotion qui a mis son cœur au pas pendant des années. Tu as peur, songe-t-elle. Peur des mêmes choses que moi. Les doigts de Tessa se serrent à l'emplacement du bracelet qu'elle a retiré quelques mois plus tôt. Pourquoi n'a-t-elle jamais pu réagir ainsi. Pleurer, dire aux gens qu'elle a peur qu'ils l'abandonnent ? Orgueil, ou égoïsme ? Elle a toujours préféré se réfugier dans la haine et dans la colère. Si les gens veulent la laisser seule, qu'elle reste seule. Sauf que Brook ne veut pas la laisser seule. Et ça, c'est quelque chose qu'elle ne connaît pas. Parce que je n'ai jamais écouté. Et parce que contrairement à tout ce qui était faux autour d'elle, au fond, elle sait que les mots qu'elle vient d'entendre sont vrais. Mais comment parle-t-on à la vérité ? Elle n'a toujours affronté que des illusions et des mensonges.
Je suis un miroir. Non... Pas cette fois... Elle ne peut pas n'être qu'un miroir... Sa voix tremble quand elle reprend finalement la parole.

» Laisse-moi t'aider...

Si elles sont ensemble... si elles sont ensemble alors elle aura moins peur. Elle pourra lutter de toutes ses forces contre la réaction qui lui colle à la peau depuis tout ce temps. Celle qui l'a fait trembler et qui l'a poussée tant de fois à éloigner les gens. Peut-être qu'elle est bel et bien un monstre d'égoïsme, que sa raison de vouloir aider est bien trop égocentrique. Ne devrait-elle pas vouloir l'aider simplement par compassion ? Elle ne sait pas faire ça. Pas encore, pas comme ça. Mais l'aider et la soutenir le temps que le lien se reforme, que la peur s'éloigne, qu'une seconde chance s'ancre pour la première fois depuis une éternité... oui, assurément, c'est égoïste, mais c'est mieux que de simplement la chasser comme elle l'a toujours fait avec ceux qui s'éloignaient.
Non ?

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N'en parler à personne... à qui aurait-elle pu en parler ? Elle a de moins en moins d'amis dans cette école, si tant est qu'elle en ait encore, et son monde s'effondre autour d'elle depuis bien trop longtemps. La question est plutôt : à qui Brook craint-elle qu'elle en parle ? Tess, peut-être ? Mais elle ne peut pas s'en approcher. Quels que soient les efforts qu'elle fait, se retrouver face à celle qui a cristallisé toutes ses peurs l'espace d'une soirée ne ferait que ressortir le plus sombre de son cœur. Alors Tessa hoche simplement la tête, acquiesce. Elle n'a aucun intérêt à en parler à qui que ce soit. Si elle doit l'aider, elle l'aidera seule... car sans ça, elle n'arrivera jamais à laisser sa phobie de côté.

Ses parents... L'histoire de Brook lui revient en mémoire ? Kidnappée, séquestrée pendant des années. Et ses parents ne sont jamais revenus, ne l'ont jamais retrouvée, même quand on l'a sortie de sa prison. Tessa n'en est pas spécialement surprise. Elle sait que les parents toujours aimants ne sont qu'une fable qu'on vend au grand public mais que certains, plus souvent qu'on ne le pense, n'ont de parent que le nom. Après tout, n'est-ce pas sa propre mère qui a planté la graine de la folie dans son crâne ?

» Tu es sûre que ce n'est pas dangereux ? Pas un piège ?

Les mensonges sont nombreux dans ce monde. Les arnaques, les manipulations, les faux semblants. Là aussi, elle est bien placée pour le savoir. Elle est l'image même des mensonges et des masques, une personnification pleine de peur et de haine qui ne laisse jamais le monde la regarder en face. Va-t-elle vraiment aller seule dans un pub, prendre le risque de rencontrer un inconnu qui prétend savoir quelque chose sur des figures parentales illusoires ?

La suite ne la rassure pas beaucoup plus. Quelqu'un cherche à l'emmener. À l'enlever. Elle a peur de sortir mais pourtant, elle compte se rendre à un mystérieux rendez-vous ? Pourquoi ? Pourquoi prendre tant de risques pour des personnes qui n'ont jamais cherché à la retrouver, à l'aimer, pour des personnes qui l'ont abandonnée à son sort pendant tout ce temps ? Tessa ne parvient pas à comprendre.
Puis viennent les mots qui la figent quelques instants de plus. Tu me pardonnes ?

Un bien grand mot que le pardon. Un bien grand mystère, aussi ? A-t-elle déjà, un jour, pardonné quelque chose ? Oui... elle a pardonné les paroles de Cam. À son réveil à l'hôpital, elle était prête à "reprendre leur relation là où elle s'était arrêtée", malgré tout ce qu'il avait dit. Mais c'était la maladie qui s'était exprimée à sa place. Maintenant qu'elle a réussi à croire, à admettre que cette histoire n'existait pas, elle comprend les affres du maléfice qui l'avait fait s'attacher à Campbell.
Mais Brook... sa relation avec elle ne découle pas d'une maladie. Elle n'est pas amoureuse, elle ne pensait pas Brook amoureuse d'elle non plus. L’érotomanie n'était pour rien dans leur rapprochement. Alors... peut-elle pardonner quelqu'un sans être sous l'influence de sa folie ?

Elle repense aux mots que Brook vient de prononcer. À cette mystérieuse menace qui essaye de s'en prendre à elle. Elle sait qu'elle pourrait l'aider de manière radicale. Elle si qui elle pourrait contacter, et quand bien même il la terrifie, quand bien même elle est persuadée qu'il ne ferait jamais ce genre de chose pour elle, elle aurait été prête à lui demander. À trouver le diable avec qui elle a signé un pacte mortel, simplement pour sauver Brook des griffes d'un prédateur. N'est-ce pas là la réponse à sa question ? On ne prend pas de risques pour ceux qu'on déteste.

» Oui...

Un souffle. Un mot qu'elle n'aurait jamais cru prononcer un jour dans ces circonstances. "Je te pardonne de m'avoir abandonnée". Mais elle ne l'a pas abandonnée. Tessa se martèle cette information de toutes ses forces pour essayer de l'assimiler. Ce n'est pas un abandon qu'elle lui pardonne, c'est un silence. Juste un silence. Un secret. Elle doit le croire de toutes ses forces. Car les secrets font moins mal que la solitude.

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L'indifférence au danger... C'est ce que lui évoque ce haussement d'épaules. Une indifférence totalement en désaccord avec la peur qu'elle affichait un peu plus tôt. Est-ce surprenant qu'elles se soient entendues si facilement ? Qui se ressemble s'assemble, dit-on, et il n'y a pas plus proche d'une contradiction qu'une autre contradiction. Mais elle n'a pas le temps de creuser cette histoire avant la question fatidique qui les laisse toutes les deux en attente. Le mot que Tessa souffle en réponse est plus une promesse qu'une vérité. Pour le moment, elle ne sait pas ce qu'elle pense, ni ce qu'elle ressent. Rien n'est plus nouveau pour elle que de tourner la page sur la solitude. Oublier la peine et la peur. Elle n'est pas sûre de pouvoir y arriver.
Mais si vraiment elle n'y parvient pas, Brook n'aura pas à penser qu'elle la déteste...

Malgré tout, malgré son cerveau en pleine ébullition, la main de Tessa vient naturellement se placer contre le dos de Brook lorsque celle-ci se jette dans ses bras. Si elle veut... si elle veut vraiment appliquer du baume sur ses blessures, laisser sa phobie se résorber, tout signe et tout geste est bon à prendre, à appliquer de force sur sa mémoire pour se convaincre, seconde après seconde, que la réalité est différente de ce qui se passe dans sa tête. Brook s'éloigne rapidement, visiblement gênée, mais Tessa ne dit pas un mot. Elle voit la question silencieuse dans son regard et, d'une certaine manière, elle l'attend, sans trop savoir de quoi il s'agit. C'est sans doute pour ça que les mots qu'elle prononce la font tiquer. Elle se recroqueville un peu, serrant ses bras autour d'elle.
Parler, moi ? De qui ? Comment ?

» Hein ? Non c'est... c'est rien...

Depuis combien de temps n'a-t-elle pas laissé son cerveau penser clairement ? Un an, un an et demi... Tout a commencé avec une photo. Une simple photo, innocente, prise par un apprenti photographe de l'école, un couple dans un parc de Londres... Assez pour détruire tellement d'illusions. Tout ça pour un homme qui l'avait remplacée sans le moindre remord. Tout ça pour un homme qu'elle aurait sûrement dû tuer. Tout ça, pour rien. Un sourire pâle se dessine sur son visage. Ça fait un an déjà que cette pensée a traversé son esprit, et pourtant elle est incapable de s'en débarrasser. Malgré tout ce qui s'est passé entre temps, malgré la colère, la douleur, la peur, les thérapies. Au final, le visage de Campbell lui brûle toujours autant la mémoire.

» Ne t'en fais pas pour moi... Ils ne me laisseront plus faire, de toute façon.

Les psys lui ont arraché l'alcool sans le remplacer par quoi que ce soit. Petit à petit, certes, dans une sevrage qui a duré tout l'été, mais ça n'efface pas le manque. Et ça n'efface certainement pas les souvenirs et les émotions que tout cela lui permettait de noyer.

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