Deux mois déjà se sont écoulés depuis sa rencontre avec ce garçon étrange, dans un bar proche de l'école. Depuis ce jour-là, par superstition ou par méfiance, elle a mis un point d'honneur à ne pas remettre les pieds dans cet endroit. Le Time Out est entré dans sa très courte liste noire de bar à ne jamais re-visiter, ne serait-ce que pour éviter de le recroiser ou, pire, qu'il pense qu'elle venait l'espionner. La dernière chose qui peut lui venir en tête, actuellement, serait de croiser volontairement un gars qui a eu, même un instant, l'idée de lui tirer une balle. Est-ce que ça veut dire qu'elle progresse psychologiquement ? Probablement pas.

En tout cas, comme à son habitude, elle fait bonne figure malgré la demi-bouteille qu'elle a bue avant le petit-déjeuner. Elle a essayé. Aujourd'hui, elle s'était jurée de ne pas boire pour pouvoir gérer son événement sans la moindre contrariété, mais elle n'y arrive pas. Elle se sent trop... mal pour essayer. Mais elle se tient droite, elle essaye de parler de manière cohérente. En presque un an, il faut croire que son corps s'est assez habitué pour ne plus afficher d'effets. C'est sans doute mieux comme ça, au moins elle ne se fera pas griller par les psys et l'administration. Ni par Brook. C'est la seule amie qui lui reste, la seule dont l'avis lui importe encore, et donc la seule à qui elle cache ce genre de choses. Que ce soit l'alcool, ou cette histoire de flingue pointé sur son crâne.

Elle a tenu sa promesse. Personne n'est au courant, parce qu'elle n'a rien à y gagner et qu'elle a le peu qu'il lui reste à y perdre. Si ça se sait, elle perdra sa liberté, son amie, et la seule manière qu'elle a eu de gérer la douleur tout le long de cette dernière année. Tout ça pour quoi ? Se mettre un ennemi mortel à dos ? Non merci.

» Tebby ?
» Oui ?
» Tu joues avec nous ? On a besoin d'un Medic.
» Pas tout de suite. Un des gars d'une autre école a hérité d'un casque défectueux. J'en ramène un et j'arrive, faites-en une ou deux sans moi.

Ça se passe plutôt bien, cette journée. Elle ne pensait pas avoir autant de succès mais visiblement, beaucoup des écoles de la ville ont leur propre club de gaming et l'idée de se mesurer à Indarë dans des parties officielles semble les intéresser bien plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Est-ce que c'est parce que leur école a une certaines réputation, ou juste parce que ça fait longtemps qu'ils attendent ce genre de tournoi ? Qui sait, en tout cas elle, ça l'arrange. Ça prouve son implication et ça fédère son club, tout en retenant l'administration de fourrer trop son nez dans ses affaires. Si elle est assez lucide pour organiser ça, on ne la soupçonnera pas de boire.

Mais pour l'instant, elle a un casque à récupérer pour que l'école d'à côté ne l'accuse pas de tricher. Elle peut comprendre : jouer sans casque est déjà une plaie, mais à un jeu comme Overwatch, auxquels ces gars-là sont scotchés depuis leur arrivée, c'est tout bonnement impossible. Elle n'y joue pas souvent, mais elle sait qu'une bonne partie du gameplay est basée sur le son des attaques adverses.

Tessa récupère la petite bouteille d'eau – officiellement – dans son sac avant de s'écarter un peu de la foule. En théorie, elle a demandé de déplacer du matériel dans les vestiaires pour ne pas avoir besoin de traverser la cour jusqu'à la salle info justement en cas de problème du genre, mais elle espère vraiment qu'ils ont pensé aux casques.

Récupérer un casque, récupérer un casque... Tessa passe une main sur son visage avant de prendre une gorgée de sa bouteille. Elle ne se sent pas hyper sereine, comme si elle avait un mauvais pressentiment. Ou peut-être juste parce qu'elle a trop fait d'efforts pour être celle qu'elle était avant, la Tessa joyeuse et hyper positive, ou qui faisait bien mieux semblant qu'elle. Avec un soupir, elle referme sa bouteille et se dirige vers le vestiaire.

Totalement déconnectée de ce qui se passe autour d'elle, comme ça lui arrive de plus en plus souvent, elle n'entend pas les pas qui la suivent, pas plus qu'elle ne perçoit la fameuse présence responsable de son mauvais pressentiment jusqu'à ce que sa voix brise le silence, la faisant sursauter. C'en est une qu'elle aurait préféré ne plus jamais entendre de sa vie. Ses doigts se referment sur le casque qu'elle a fini par trouver et elle se retourne lentement, se faisant violence pour réussir à poser les yeux sur lui.

Il lui fait plus peur qu'elle ne le pensait, comme si le temps qu'elle avait eu pour ruminer leur première et dernière rencontre avait accentué cet effet. Elle a trop réfléchi, trop rejoué la scène, trop analysé. Et le ton de sa voix, son sourire, ne la rassurent pas franchement. Quand son visage et sa voix se durcissent, Tessa se crispe davantage. Elle fronce légèrement les sourcils.

» N...Non...

Depuis la dernière fois, elle est résolue à laisser son instinct de côté et à être autant elle-même que possible, même si ce n'est pas la chose la plus évidente à faire pour elle qui n'estime ne pas de personnalité propre.

» Il s'est passé quelque chose ? Je n'ai parlé à personne...

Elle ne boit pas assez pour commencer à perdre la mémoire... ou peut-être trop, justement. Mais elle sait que jamais elle n'aurait pris un risque pareil, même dans le pire état qu'elle ait pu avoir. Elle a beau ne pas tenir à la vie plus qu'un lemming au bord d'une falaise, elle tient à son intégrité physique, ou ce qu'il en reste. Morte ou vivante, elle préfère rester en un seul morceau, une balle qui ne lui serait pas fatale est la dernière chose qu'elle veuille risquer.

Elle ne comprend pas ce qu'il fait là. Sans même qu'elle s'en aperçoive, son bras s'est placé devant elle comme une protection dérisoire, les doigts serrée sur le bord de sa veste d'uniforme. Pourquoi est-il venu ? Elle ne se demande même pas comment il l'a trouvée, elle lui a donné son nom, il connaissait son école, elle n'est pas franchement la fille la plus difficile à repérer du lot.

Quand sa main se referme sur son bras, elle entend un souffle effrayé lui échapper malgré elle. Ce n'est sans doute pas plus mal comme ça. Si elle avait eu l'air sereine, il aurait encore pu croire qu'elle mentait. Elle n'est pas pressée d'avoir à nouveau une arme pointée sur le visage. Leurs regards se croisent et elle baisse les yeux. Non, elle n'a pas de flingue sur la tempe mais là, c'est tout comme. Elle se recroqueville un peu contre le casier. Et même si sa seule envie actuellement est de s'enfuir en courant, elle observe les preuves qu'il étale près d'elle. Ce n'est pas elle qui a écrit ça, elle n'est pas idiote – et surtout, ce serait un mensonge, vu qu'elle n'a pas la moindre idée de qui il est. Mais elle ne sait pas plus que lui qui a envoyé ce message.

Tessa s'efforce de lever les yeux, mais une des phrases qu'il prononce la fait soudainement tiquer. Gâcher ça... non. Elle préfère encore qu'il la tue. S'il détruit sa journée, il détruit le peu de chances qu'il lui reste d'être acceptée quelque part. Il attire l'attention de l'administration sur elle, aussi. Elle ne veut pas qu'on la prive, elle ne veut pas qu'on l'enferme encore plus.

» Je n'ai rien fait...

C'est un chuchotement trop faible qui parvient à peine à franchir sa gorge serrée. Mais malgré la peur, ses facultés d'analyse, celles qu'elle a entraînées toute une vie pour ne pas risquer d'être abandonnée, agissent malgré elle. Il a peur aussi. Elle l'entend dans sa voix quand il commence à s'énerver, dans certains petits tics de son visage. Elle fronce les sourcils l'espace d'un quart de seconde. De quoi peut-il avoir si peur ? Mais elle ne posera pas la question. Pas cette fois.

» Je n'ai parlé à...

La porte s'ouvre, l'interrompant dans sa phrase, et elle serre les dents. Pour la première fois depuis qu'elle a aperçu ce visage face à elle, une note d'agacement remplace la peur dans ses prunelles et elle toise la fille qui vient d'entrer, avant de détourner le regard. Mais l'agacement persiste une seconde de trop, se mêle à toutes les angoisses et toutes les peurs sur lesquelles il semble appuyer avec un peu trop de précision, et elle trouve la force de le regarder dans les yeux. Le même regard que celui qu'elle lui a lancé la dernière fois, après qu'il ait tiré. Sans défi, juste une indignation silencieuse. Jusqu'à ce qu'elle ouvre la bouche, en tout cas.

» A qui tu veux que j'en parle ? Je n'ai ni ami, ni famille, parce que tout le monde m'a laissée tomber, et je ne leur donnerais pas à la seule qu'il me reste une raison de le faire en lui parlant d'un gars qui m'a menacée avec un arme, du bar où je n'avais aucune raison d'être, ou du fait que je t'ai presque demandé de me tirer une balle !

Elle a parlé d'une traite, presque sans respirer, comme si elle était pressée qu'il s'en aille. Elle l'est, en fait. Se retrouver seule avec un gars capable de la tuer au premier regard de travers ne l'enchante pas, mais si en plus d'autres personnes entrent, autant qu'il le fasse. Au mieux elle aura une réputation de fille désespérée et les gens s'inquiéteront pour elle et la surveilleront de plus près, au pire ça tombera dans l'oreille d'un psy et on s'assurera pendant des semaines ou plus que ce n'est pas une manifestation de la soit-disant maladie qui l'a traînée ici. Elle n'a envie d'expérimenter ni l'un ni l'autre. L'indignation s'évapore lentement, comme si elle avait juste eu besoin de lancer cette tirade, et elle baisse à nouveau les yeux, toute velléité de révolte envolée. Ne reste qu'une voix monotone, plus faible et sans note de protestation, pour continuer de s'exprimer.

» Je n'ai peut-être pas de raison de vivre... mais je ne suis pas idiote... Je sais ce que je risquais à en parler. Mourir, je m'en fiche. Mais je ne mettrai pas en jeu le peu qu'il me reste...

Ce qu'elle déteste la vraie elle. Une enfant terrifiée par tout et n'importe quoi, incapable de soutenir un regard, incapable de se défendre autrement qu'en pleurnichant. Ce n'est pas comme s'il en avait quelque chose à faire de ses raisons - déjà, c'est à supposer qu'il la croie – il veut juste savoir qui lui a envoyé ce message. Et elle ne sait pas plus que lui.
Ça aurait été plus simple, si elle savait. Tellement plus simple...

Il la croit. Il la croit, pas vrai ? Même avec son talent pour le mensonge et la falsification d'émotions, jamais elle n'a été doué pour feindre la peur. Elle ne fait pas semblant. C'en est même désagréable. Elle n'a jamais eu peur de personne, avant. Elle n'a jamais ressenti une telle sensation d'impuissance. Et elle tient trop au contrôle de ses pensées, ses paroles et ses actes pour ne pas très mal le vivre. Et pourtant, la légère angoisse qu'elle a perçut chez le jeune homme en face d'elle est toujours là. Sûrement parce qu'il la croit. Car comme il le dit si bien juste après...
Si ce n'est pas elle, alors qui ?

Elle n'est pas sûre de vouloir savoir quel est le sérieux problème qu'il doit affronter. Elle n'a pas envie d'y être mêlée, non plus, mais c'est apparemment une chose à laquelle elle aurait dû réfléchir ce soir-là, avant de s'approcher de trop près, avant d'entendre leur conversation et de ne pas considérer ça comme un signe pour s'enfuir. Il finit par s'écarter et le regard de l'adolescente l'observe un instant. Sans le dévisager, comme si elle avait peur qu'un regard trop appuyé lui vale une nouvelle menace. Il fuit quelque chose, elle le sait depuis la première seconde où elle a posé les yeux sur lui, depuis la première fois qu'elle a entendu sa voix. Mais à leur rencontre précédente, elle n'avait pas vu l'angoisse qui y est associée.

Elle s'adosse au casier pour reprendre son souffle et son calme tandis que lui récupère ses affaires. Une légère grimace s'imprime sur son visage quand il parle pour la dernière fois. Éviter d'aller se souler n'importe où, hein... Il doit bien être la seule personne à avoir ce genre de détails, et c'est encore plus frustrant. Comme s'il n'avait pas assez de moyens de pression sur elle...

Mais il s'arrête là. Il n'a aucune raison de la menacer, ou en tout cas pas de la menacer encore plus que ce qu'il n'a déjà fait. Tessa se permet enfin de respirer. Elle se laisse glisser le long du casier en fermant les yeux. Elle retournera à son événement. Dans deux min... cinq minutes. Le temps de se remettre de tout ça.