Libre de voler autour du monde [Tsume]

Si tu es libre, combien de temps leur faut-il pour essayer de te passer des menottes aux poignets ? Damen observe ses mains, en équilibre sur la pointe des pieds, sur une marche de l'escalier qui mène au toit. Il en a encore une légère trace, de ses menottes aux poignets de la nuit dernière, mais elles étaient beaucoup plus agréable que celles qui auraient pu le mener en cellule. Comment s'appelait ce gars, déjà ? Bah, peu importe, ce qu'il retient, c'est que c'était amusant. Et qu'il a réussi à dormir. Fermant les yeux, Damen se laisse pencher en avant jusqu'à être sur le point de basculer. Là, à quelques millimètres du vide, d'une chute la première dans l'escalier. C'est là qu'on se sent vivant. Il repose les talons sur sa marche avec un soupir. Il y a tellement de vertiges à explorer pour avoir cette illusion. Ce n'est pas pour ça qu'il est là.

En sautillant, il franchit les dernières marches qui mènent au toit. "Castel uniquement". Ben voyons, comme si quoi que ce soit pouvait lui être interdit. Un verrou électronique n'est qu'un verrou. Sourire ironique, et il sort la carte grise qu'il a subtilisé à un employé de l'école. Simple comme bonjour. La porte s'ouvre après le bip de la victoire, et le rictus sur ses lèvres s'élargit. C'est triste le nombre de personnes qui manquent ça parce qu'elles pensent que le système de sécurité les empêche d'accéder à ce genre d'endroit. Tout ce qui est sécurisé a une faille, il n'existe pas de prison parfaite.

Quand il pousse le battant, il ferme les yeux, respire l'air frais des sommets. Il n'y a pas de meilleur endroit qu'un toit. On peut tout voir, on est au bord de la chute vertigineuse qui pourrait tout arrêter et qui, en même temps, permet de tout commencer. Damen s'approche des barrières. Regarde l'école qui s'étend sous ses yeux, les petits uniformes bleus et rouges qui s'agitent pour arriver à l'heure en cours, rejoindre leurs amis, avoir les pc de la salle informatique en premier. Tellement, tellement de raison de courir. Aucune raison de planer. Dommage pour eux.

Lui a toutes les raisons de planer. Les moyens, aussi. Il n'est pas sur ce toit par hasard, c'est là qu'il a demandé à ce qu'on dépose les choses diverses et variées qu'il commande chez ceux de l'école qui parviennent encore à faire du trafic sans se faire virer. Pas du très lourd, aujourd'hui, il a juste acheté un bière et un peu d'herbe pour reposer son cerveau. Contrairement à ce que les magazines se plaisent à raconter, il n'enchaîne pas crack, cocaïne et héroïne quotidiennement, sinon il aurait flingué sa boîte crânienne depuis un moment. Il tenait à garder son cerveau en un nombre de morceaux suffisamment bas pour pouvoir être recollés. Sait-on jamais, si un jour il en avait besoin.

Damen s'empare donc de la canette de bière et roule un joint qu'il glisse entre ses lèvres sans l'allumer avant d'entreprendre d'escalader la grille. Pas pour passer de l'autre côté, non : juste pour se percher au sommet, allumer sa clope, et prendre une première bouffée en penchant la tête en arrière, sa bière posée sur le haut de sa cuisse. Un peu de calme, pour une fois, n'a jamais fait de mal.

La liberté. Un concept flou, une chose dont beaucoup rêvent, que beaucoup cherchent sans pouvoir ou vraiment vouloir l'obtenir. Là, perché sur sa barrière de toit, Damen estime qu'il l'effleure. Ou peut-être la vit-il au quotidien ? Son regard se perd dans les nuages puis il ferme les yeux, profitant du vent qui agite ses mèches blondes et fouette son visage. Oui, il est libre, sans contraintes ni autorité, sans attachement ni émotions. Si tout le monde était comme lui, cette planète se porterait bien mieux.

Un bruit vient perturber sa méditation narcissique. Une porte qui s'ouvre, derrière lui, témoignant de l'arrivée d'un nouvel acteur sur ce toit. Damen ne tourne pas la tête tout de suite. Il recrache une bouffée de fumée, pose un moment son regard sur la bière vissée entre ses genoux, puis reprend sa contemplation des nuages. Une voix, finalement, l'en décroche. Une voix adulte, responsable. Ennuyeux, donc. Il hausse les épaules.

» Je n'ai aucune raison de m'excuser. Une dame ne s'excuse pas.

Étrange, bizarre, incompréhensible. La dame de Damen, sa plus belle parure, faite d'or et d'inattendu. On s'habitue, paraît-il, à sa conception floue de lui-même. Homme ou femme, ou ni l'un ni l'autre. Certains s'y font assez pour ne plus pouvoir l'appeler autrement. Comme Emily.

» C'est plutôt à toi de t'excuser. Tu viens brimer ma liberté sous le couvert d'une autorité qui t'es donnée par quoi ? Un nombre d'années, un salaire ?

Ah, les surveillants, les employés, les professeurs. Qui se pensent mieux qu'eux sous prétexte qu'ils disposent d'un bulletin de salaire leur accordant moins que ce que lui dépense en une journée. Sous prétexte qu'ils ont arpenté cette terre, coincés dans leur prison mentale, pendant cinq, dix, vingt petites années de plus que leurs élèves. Pourquoi se plieraient-ils à leurs lois ? S'ils ont celle de l'âge, Damen a celle de l'argent. Et elle a toujours été la plus forte de toutes. Avec de l'or on achète sa liberté.

Indifférent, provocateur ou juste joueur, Damen prend un main sa canette, sans descendre. Si elle veut qu'il pose pied à terre, qu'elle vienne le chercher.  Aucun mot ne saura le décrocher de son perchoir. Il boit une, deux gorgées sans se soucier de l'indignation qu'il peut et va provoquer. Cette surveillante ne sera jamais plus difficile à ignorer que son père et Damen a, de toute manière, toujours été le roi de l'indifférence. C'est celui qui laisse le mieux glisser les critiques, les ordres et les reproches qui gagne la partie.
Le premier qui s'énerve a perdu.

Elle veut le faire descendre ? Qu'elle est mignonne. Damen n'essaye même pas de vraiment lui répondre, à part de sa manière habituelle : désintérêt et nonchalance. Le jour où quelqu'un pourra lui imposer sa volonté n'est pas près d'arriver. Il est libre, il l'a toujours été, et ce n'est certainement pas une surveillante rabat-joie aux cheveux verts qui y changera quoi que ce soit. Dès qu'il a fini de parler, il se désintéresse d'elle. Mais elle est plus tenace que certains autres.

Mais pas moins à l'ouest. Déjà, elle choisit mal son vocabulaire. Des règles ? Des devoirs ? Du respect ? Allons bon, pourquoi un seul de ces trois mots s'appliquerait à lui ? A-t-il vraiment l'air de quelqu'un qui se soucie ne serait-ce qu'une seconde de ses chères "sanctions disciplinaires" ? Son dossier est rempli d'heures de colle auxquelles il n'ira jamais, ou seulement pour continuer ce qu'il fait de mieux. Il ricane en continuant de boire sa bière. Comme c'est mignon, elle cherche à lui faire peur. Les surveillants sont vraiment tous les mêmes. Comme la plupart des adultes, au fond : incapable de comprendre que leur valeur n'a pas plus d'importance juste parce qu'ils ne sont plus au lycée.
Et pourtant, qu'est-ce qu'ils aiment s'écouter parler.

Il hausse les épaules tandis qu'elle continue de parler. Des infractions ? Oui, il est au courant, c'est même précisément pour ça qu'il le fait : parce que c'est interdit. Si c'était autorisé, en quoi serait-ce amusant ? Être normal, conventionnel, comme les autres, c'est le meilleur moyen d'être invisible, et le meilleur moyen de s'ennuyer. Il ne veut pas s'ennuyer. Il veut voir le monde brûler du haut de son piédestal, et être celui qui allumera l'incendie.

Cependant, la fin de sa phrase réussit à lui tirer une réaction. Probablement pas celle à laquelle elle s'attendait, cela dit, vu que Damen se contente d'éclater de rire, manquant de lâcher sa canette dans la foulée. Aurait-elle assommé quelqu'un en tombant du toit ? Peut-être. Rien que pour l'expérience, il aurait sûrement dû la lâcher. Mais elle est pleine, et il a soif.

» Mes parents ? Vous croyez vraiment que mes parents se dérangeront pour répondre à l'appel d'une pauvre petite directrice d'école ?

Alors ça, c'est la meilleure. Si ses parents se déplaçaient à chaque fois qu'il causait des problèmes, ils n'auraient pas une seconde pour respirer. Non, son père se contentera de lui hurler dessus quand il rentrera de l'école, Damen de l'ignorer, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes. Quant à sa mère… si quelqu'un ose se permettre de la déranger, le comportement excentrique de Damen est la dernière chose qui devra l'inquiéter. On ne touche pas à sa mère.

» Pourquoi je voudrais descendre ? On a une super vue, d'ici. Et l'air est frais.

Rien ne ce qu'elle dira ne pourra le convaincre. Peut-être qu'elle finira par s'en rendre compte et lui ficher la paix. En attendant, il tire à nouveau sur son joint. Bah, il faut voir les choses sous le bon angle : quand il aura fini ça, et sa bière, l'insignifiante surveillante le sera encore plus. Rien que cette pensée lui tire un petit sourire, et il lève un peu le nez vers le ciel.
Vraiment, quel dommage qu'il ne puisse pas voler…

Les surveillants, les professeurs et les "adultes intègres" de manière générale, lui ont toujours semblé d'une banalité affligeante. Ils n'ont à la bouche que reproches et menaces, comme si le monde devait soit leur plaire, soit les craindre. Et Damen est trop libre pour l'un ou pour l'autre.

» Des travaux d'intérêt général ? Pour ça ?

Il agite le joint presque consumé qui se trouve encore entre ses doigts, puis il ricane. Allons bon, elle tentera vraiment tout, comme menace ?

» C'est pour les criminels, et j'en suis pas un. Mais c'est gentil de dire que je suis intelligent. J'apprécie.

Il sourit en balançant ses jambes au bord du vide, baissant une seconde le regard pour la voir prendre des notes. Ah, un mention de plus dans son dossier scolaire. Qu'aura-t-il, cette fois ? Un avertissement, une heure de colle ? Ça fera un peu de couleurs entre ses bulletins de note.

» Je te trouve bien prompte à juger les IRS, pour une madame parfaite.. Ils sont comme tout le monde.

Damen hausse les épaules avant de dénouer lentement sa cravate. Il déshonore son uniforme ? Très bien, il peut lui ôter ça de la conscience. Si elle est déterminée à rester là à le surveiller et à perdre au passage sa journée de travail, grand bien lui fasse. Lui, il laisse sa cravate s'envoler au vent, libre, puis il retire sa veste et la laisse tomber au sol, au pied de la grille.

» Voilà, le problème est réglé, je n'ai plus les couleurs de l'ISS à "honorer".

Le mépris qu'il ressent pour ce mot et ce qu'il représente est perceptible dans sa voix. L'honneur, le respect, la décence... Tant de paroles en l'air, de choses qu'il déteste, de séries de lettre vides de sens. Aucune ne mérite son attention.

Et la voilà qui s'en va, avec son petit bout de papier censé l'effrayer. Damen sourit, continuant de balancer ses jambes dans le vide, anonyme dans son uniforme sans couleur. Son regard se pose sur le sol, loin en-dessous de lui. Il n'y a pas si longtemps, il en aurait rêvé. Doucement, il se penche en avant, à peine assuré par la présence d'une de ses mains près de la grille. Il est si près du vide. Ce serait si facile. Pas étonnant qu'autant de monde cède à la tentation. Mais il ne veut pas tomber. Il veut voler, comme la cravate partie faire sa vie loin au gré du vent.

Avec un soupir, il jette son mégot du haut du toit, en se demandant vaguement, l'espace d'une demi-seconde, si quelqu'un va le recevoir sur la tête. Mais il n'y a personne dehors, à cette heure-là. Ils sont tous en cours comme de gentils moutons obéissants. C'est ce troupeau dont son père veut se faire le berger, alors...
Rien qu'à l'évoquer en pensée, sa main se serre autour de sa canette. Ce qui restait de sa bière se déverse par l'ouverture, tachant son pantalon trop propre. Voilà ce qu'il est, au fond : une tache tenace dans la vie trop propre d'un député. Et ça lui convient très bien. Personne d'autre ne saurait l'entacher autant, et c'est bien mieux que d'être une tache sur un trottoir.

Il ricane, au sommet de sa grille. Lance sa canette au loin pour la regarder disparaître à l'horizon. Elle ne volera pas : trop lourde. Elle s'effondrera, comme le monde, comme la carrière de son père tant qu'il est dans les parages, comme lui s'il se penche trop en avant. Elle s'effondre, touche le sol, rebondit avec un peu de chance, puis elle reste là, irrécupérable. Inutile. Un jour, son père sera inutile. Il observera autour de lui les ruines de l'empire qu'il n'a pas su construire. Les adultes ne valent pas mieux les uns que les autres ; ils ne savent parler que de contrôle, de responsabilités, de pouvoir. À quoi bon avoir du pouvoir si on l'utilise pour s'enchaîner, et pas pour être libre.

Aussi imprudent qu'à son habitude, Damen s'allonge. Le sommet de la grille longe sa colonne vertébrale et lui fait mal, mais peu importe. Il contemple le ciel, tournant à peine les yeux en entendant finalement se fermer la porte du toit, aussi lente qu'à son habitude. Alors sa surveillante est partie. D'un côté, c'est sans doute mieux pour elle : elle paniquait déjà en le voyant tranquillement assis, elle aurait sûrement fait une syncope quand il s'est allongé. Peut-on mourir à cause d'une responsabilité ? Suicide et stress mis à part, bien sûr. Peut-on mourir par peur pour un inconnu ? Sûrement. L'humanité est stupide, après tout.

Il ferme les yeux. S'il s'endort maintenant, il tombe. Il n'y a rien de mieux que de flirter avec le danger. S'il avait du pouvoir, il ne l'utiliserait pas pour s'enchaîner. Il ne l'utiliserait pas pour se détruire. Il l'utiliserait pour voir le monde s'effondrer, le voir brûler à ses pieds, dans la corruption qui a fini par le caractériser. Son père est un idiot. Ils sont tous des idiots. Si tu ne consommes pas le pouvoir, laisse-le te consumer. Au moins aura-t-il servi à autre chose que de réduire les "puissants" en esclavage. N'est pas puissant celui qui le croit.
La liberté est le seul pouvoir de ce monde. Et Damen la possède toute entière.