Ekaterina Khaïlovna

Je naquis le 21 février 1946, à Leningrad. Pour vous, cela doit faire le 6 mars à Saint-Pétersbourg, n'est-ce-pas ? Ma mère était tireur d'élite dans l'Armée Rouge, mon père lieutenant dans les communications. Je vois votre question, oui, ils vécurent le siège. Vous voudriez que je vous parle d'eux, sans doutes. Oksana Seïrgoulov, ma mère donc, était kolkhozienne avant la Grande Guerre patriotique. Elle rencontra mon père, Vassili  Khaïlovna, un militaire de formation, à l'issue de celle-ci, quand elle s'engagea. Ce genre d'histoire était très commun vous savez. Et vous vous doutez qu'ils n'attendirent pas la reconstruction de la ville pour la repeupler. Quoi qu'il en soit, ma mère put se trouver un poste d'infirmière civile. On peut dire, en un sens, qu'elle m'appris la dévotion. Mon père, ce fut une autre forme de dévotion, pour un autre Père. Je me doute qu'à vous ça doit paraître choquant, mais, si vous voulez, je peux vous dire les histoires que me racontaient mes parents. Surtout ma mère, en fait, qui acquis l'expérience de son métier civil en le pratiquant bien souvent sur le terrain. D'autant plus que nous manquions cruellement d'industrie chimique pour les médicaments et antidouleurs. Non, quand on a vu des jeunes de dix-neuf ans ivres de drogues de combat foncer dans un combat perdu d'avance, ça remet ce qui doit l'être à sa juste place. Je ne vous ai pas parlé de la passion de ma mère pour la photographie et le dessin, d'ailleurs. Elle me la transmit, et je la transmit aussi à mes neveux.

Mais bref. J'eus une petite enfance heureuse. Je vais vous raconter quelque chose d'autre. Le 21 février 1953. Mon anniversaire. Pour vous, le six mars 1953. Le lendemain de la mort du Père des peuples. Ce fut la dernière fois que j'aimai fêter mon anniversaire. Mes parents m'offraient d'ailleurs plus de cadeaux à la Saint-Nicolas, car le 20, nous portions le deuil. Vous ne pourriez comprendre, mais il était un quatrième membre de la famille. On avait son portrait sur la cheminée, une petite cheminée, ce qui fait que son visage était au même niveau que le nôtre quand nous étions sur notre petite table carrée. Mes parents mangeaient face à face. Avant de manger, on le remerciait, et on avait un certain rapport avec lui. Je le retrouvais souvent légèrement changé de place, car on le bougeait pour le nettoyer souvent, je le prenais avec moi pour lui montrer mes bonnes notes, mes parents le regardaient avant d'aller au travail, je le vis retourné un matin. J'eus mon premier petit frère à mes dix ans, le 10 février 1956. Pour vous, ça fait le 15. Artyom, il s'appelait. Il était charmant. On s'aimait beaucoup. Mais je crois que mes parents me préféraient. Enfin qu'importe.

Je fis mes études à Leningrad, en mathématiques d'abord. Je voulais être ingénieur. Mes parents montaient bien dans les échelons, donc ils purent assez aisément me fournir de quoi poursuivre longuement mes études. Je ne m'en suis d'ailleurs pas privée une fois mes diplômes acquis, en changeant complètement de filière. Et pour cause, je pris langue et littérature française, puis de même en anglais. J'y restai moins longtemps. Ce fut tout de même très utile. La carrière civile ne m'intéressait finalement que peu.

En 1991, j'étais Подполковник, il me semble que chez vous l'équivalent est lieutenant-colonel. Oui, c'est bien cela. Oh vous savez, c'était plutôt inhabituel, mais un rôle secondaire et à l'ascension difficile me convenait très bien. J'étais très compétente à mon rôle. Je fus même décorée de l'Ordre du Drapeau Rouge. Pour excellence.

Mes parents se sont éteints paisiblement, avant d'avoir à vivre dans un monde où le stalinisme aurait totalement failli. Vous savez, dans l'Union soviétique, les anciens combattants donnèrent tellement que peu eurent une vie très longue. Mon frère se trouva un poste qualifié dans une usine à Perm.

A la chute de l'Union soviétique, je compris très vite que des têtes allaient tomber et que le plus loin on pouvait se trouver des couperets le mieux ce serait. D'autant plus que j'étais à ce moment là affectée à une base militaire qui stockait des armes dans le Caucase. Je vous passe les détails, mais pour faire court, je me réaffectai presque illégalement dans une école militaire à Vladivostok, loin de la capitale. Sous Poutine, le cours des événements fut beaucoup plus paisible. Là encore, je passe les détails administratifs mais j'utilisai mon expérience du terrain pour former les sous-officiers qui permirent de vaincre en Tchétchénie. C'était assez cocasse, d'ailleurs, car je fis le déplacement jusqu'au Caucase pour superviser en plus des officiers mes jeunes élèves. Que voulez-vous, la fibre professorale. Quoi qu'il en soit, cet ultime coup d'éclat fut assez inconsidéré quand j'y repense, car j'attirai la fureur de ces nouveaux officiers qui n'appréciaient guère, disons, mon ancienneté et ce qu'elle portait avec elle comme héritage.

Depuis 2013, j'enseigne dans le civil, à Moscou. Je vous passe les détails. Il est d'ailleurs temps de vous indiquer les raisons de ma présence dans votre charmante école. Tout d'abord, sachez que je viens accompagnée d'une jeune qui s'inscrira à votre IRS, mais qui ne sera cependant avec nous que dans quelques mois. Je vous la présenterais à l'occasion. Nous nous rencontrâmes avant mon départ, une personne tout à fait délicieuse, à qui j'espère transmettre ma passion du dessin et de la photographie.

En 2017, notre cher président décida, dans une logique purement géostratégique, de raffermir ses liens diplomatiques avec les pays de l'Europe. Et une idée du ministère qui est en charge de mon corps de métier fut de lancer des échanges d'élèves. Un contrat fut passé avec votre Institution. J'arrivai en mai, le temps de me familiariser un peu avec le corps professoral et les locaux. Très entre nous, je n'en suis pas dupe, mais si je suis ici, c'est principalement dû à votre statut, disons, particulier. Oui, enfin voyons, un de vos professeurs et un de vos élève contre une vieille officier soviétique en disgrâce et une jeune punk, en cas de guerre, la valeur d'otage des ressortissants n'est pas exactement la même.

Qu'importe, j'aime beaucoup la terre d'adoption de Marx, et si c'est pour la Russie.