[2019] La voie vers les projecteur [Evan]

Damen, prépare-toi. Planté devant son reflet, Damen hésite. À quel point doit-il jouer le jeu du gamin sage ? Fils prodigue, grand héritier des Irridval, digne représentant de son père. Franchement, qui y croira ? Même s'il tient le rôle une seconde, une minute, une heure ? Le monde entier sait qu'il n'en est rien. Qu'il n'est ni sage, ni prodigue, ni digne. Ni grand, d'ailleurs, mais c'est encore autre chose, et rien qu'une paire de talons hauts ne saurait arranger. Il n'a pas envie de jouer ce rôle, il n'a pas envie de faire semblant pour le bien de son cher paternel, tout juste bon à être son géniteur quand il ne s'emploie pas à vouloir devenir celui d'un autre. Et pourtant il est là, face à la glace, à réajuster la veste de son costume, boutonner correctement sa chemise, arranger un nœud papillon autour de son cou. Son reflet a l'air du blondinet modèle, c'est agaçant.

» Damen ? La réception commence dans une heure, tu es prêt ?

Il tourne la tête. Le visage exaspérant de Natasha, l'assistante de campagne de son père, apparaît devant lui. Est-ce que sa mère a raison ? Il n'en sait rien. Peut-être que son père a un faible pour les Nat, peut-être qu'il se tape vraiment sa secrétaire, mais lui, il la trouve laide. Elle ne vaut même pas un 3/10 dans ses critères, et elle est bien en-dessous de toutes les filles avec qui il s'est réveillé ce mois-ci. Son père a vraiment des goûts détestables, s'il couche vraiment avec cette nana ; coup de bol qu'il soit tombé sur une fille aussi belle que sa mère pour le mettre au monde. Car le gars qu'il voit dans ce miroir a peut-être pas mal d'imperfections, à commencer par sa taille et ce bouton sur l'arcade sourcilière, mais il est tout de même plutôt pas mal.

» Je n'aime pas trop ce nœud-là... Tu peux m'en trouver un autre ?

Il la tutoie, et sa voix ne reflète aucun semblant de respect. De toute façon, la dernière fois qu'il a interagi avec elle, c'était pour lui coller son coude dans l'estomac, elle doit bien se douter qu'il ne ressent pour elle qu'un mépris teinté de dégoût. C'est à cause d'elle, de son attitude familière et de son comportement d'allumeuse que sa mère va mal, elle ne mérite aucune compassion.

Ni un seul semblant de vérité, d'ailleurs. Il se fout royalement de ce nœud papillon. Pendant qu'elle s'absente, Damen ouvre le tiroir de la commode de sa mère, fouille parmi son maquillage. Du fond de teint, pour effacer le suçon violet qui trône dans son cou et qui ne manquera pas de lui valoir une remarque désobligeante s'il ne le fait pas disparaître, et du vernis à ongles. Quelle couleur ? Il parcoure tous les tubes. Hm... bleu. Le bleu, c'est bien, ça sera assez flashy pour qu'on le remarque quand il le voudra, mais assez clair pour qu'il le cache jusque là. Souriant, Damen applique le pinceau sur chacun de ses ongles, bénissant le séchage ultra-rapide quand il glisse à ses mains les gants blancs qui complètent son déguisement d'enfant parfait. Il fait danser ses doigts devant lui. Invisible. Parfait à l'extérieur, fou à l'intérieur. Voilà qui lui ressemble déjà bien plus.

» J'ai ramené des...
» En fait celui-là me va très bien. Mais si tu veux encore courir, je t'en prie, va donc ranger ce que tu as traîné jusqu'ici.

Aucune compassion, disait-il. Elle lui lance un regard noir mais il l'ignore, préférant se regarder une dernière fois dans le miroir pour arranger sa coiffure. Passer un demi-trait d'eyeliner pour souligner la couleur de son regard. N'est-il pas mieux, comme ça ? Sûrement. Dommage qu'il n'ait pas réussi à faire disparaître totalement ce stupide bouton sur son front mais... une mèche et il n'y paraîtra plus. Il fait donc tourniller un cheveu autour de son doigt, le dépose stratégiquement devant la marque disgracieuse, puis il quitte sa chambre pour rejoindre sa famille au rez-de-chaussé. Sa mère et son père, bien apprêtés. Natasha, en retard, qui les rejoint malgré le regard haineux que la mère et le fils posent sur elle. Mal aimée et détestée de tous, sauf de l'homme qui aurait dû la chasser pour ne pas laisser les choses s'envenimer.

L'homme qui toise Damen, le dévisage comme s'il cherchait la moindre raison de pouvoir le critiquer. Comme toujours. Mais il ne voit rien, il ne voit que ce magnifique déguisement aussi crédible qu'une sardine dans une boîte de maquereaux. Comment peut-il seulement y croire ? Croire que cette réception pour sa campagne se passera bien, que son imbécile de fils ne fera pas tout rater ? Croire qu'on peut inviter Damen à quelque chose qui ressemble à une fête et penser que ça ne va pas dégénérer ? Doux et naïf petit agneau. Mais l'adolescent glisse ses mains dans ses poches, s'installe à l'arrière de la voiture qui va les mener à la salle de réception. Et il envoie un message loin des regard indiscrets.

Pendant qu'il sera là-bas, il a prêté sa maison à des amis. Des potes qui connaissent le code de l'alarme extérieure et qui cherchaient un endroit pour fumer tranquillement et peut-être organiser une soirée si la sienne s'éternise. Mais l'essentiel, c'est surtout ce qui va se passer à la réception. Car il a mis partout dans son école des affiches affirmant qu'aurait lieu là-bas la "soirée du siècle", l'endroit où il faut être absolument. Un mensonge, pour l'instant, mais il ne tient qu'à eux, qu'à lui, de transformer ça en vérité. Il veut attirer des fêtards, des gens influençables, des filles un peu faciles, des mecs qui le seraient tout autant. De l'alcool, aussi, pour accompagner ces vides et fades coupes de champagne. Et là, la fête pourra vraiment commencer. Son père n'a pas la moindre idée du risque qu'il a pris, en le forçant à assister à ses stupides simagrées politiciennes.

Ils arrivent finalement à l'endroit. Une grande salle de réception en ville, décorée avec faste, avec des mets un peu trop précieux pour des électeurs un peu trop corruptibles. En entrant, il voit les tables du buffet, leurs nappes blanches bordées d'or, les plats, les traiteurs, des tables joliment disposée pour laisser la place d'honneur à son père. À vomir, tout ça. Il faudra faire un peu de ménage, quand l'heure sera venue. Il voit aussi les caméras, déjà là, et un type dans l'arrière-cour qui ne se privera pas de faire des photos en douce en espérant avoir celle qui fera passer la presse à scandales en première place pour couvrir l'événement. Damen sourit. Si c'est ce qu'il veut, comment pourrait-il ne pas le satisfaire. Il réajuste son nœud papillon, s'installe paisiblement dans un coin de la pièce en attendant qu'arrivent les invités de son père... et les siens.

Cette soirée s'annonce bien ; raison de plus pour la faire tomber en ruine. Ça ne tarde d'ailleurs pas : des personnes que Damen identifie facilement comme des élèves de son école commencent à arriver. Ils se sont assez bien habillés, c'est tout à leur honneur, mais leur style fait quand même facilement tâche dans le gala bien organisé de son père. Père dont le garçon croise d'ailleurs le regard, et à qui il retourne un haussement d'épaules faussement innocent. Lui, responsable de tout ça ? Jamais, voyons.

Les paparazzis ont déjà de quoi faire quelques histoires. Des lycéens locaux s'incrustent au buffet de campagne d'un député aspirant maire. Mais ce n'est tellement, mais tellement pas assez. Charles l'a tiré ici de force, il a voulu faire de lui un gamin sage, respectable, parfaitement raccord avec son image de campagne. Il a encore voulu l'utiliser comme le font les américains, pour donner des Irridval l'image de la parfaite petite famille à qui tout réussi. Il espère vraiment faire croire ça ? Alors que tout s'est écroulé de l'intérieur depuis longtemps déjà ? Non, la famille Irridval est pourrie jusqu'à la moelle, Damen est juste le seul à oser l'afficher à la face du monde.

Du coin de l'œil, alors qu'il observe son sabotage qui se met petit à petit en place, Damen remarque un garçon un peu à l'écart. Intimidé ou perdu, il n'en faut pas plus au blondinet pour s'avancer dans sa direction. Les gens timides deviennent les plus dangereux, une fois qu'on leur a montré toutes les possibilités dont ils disposent, parce qu'ils se rendent compte de ce qu'ils ont raté. Ils sont les plus faciles à corrompre, les plus faciles à guider. Et généralement, ils se sentent bien mieux une fois libérés de leurs angoisses.

» Salut, toi. Tu ne viens pas participer à la fête ?

Damen a l'air normal, de prime abord, même si son grand sourire peut facilement dérouter ceux qui ont l'habitude de se renfermer ou de se cacher. Pour l'instant, il est ordinaire, bien habillé avec son nœud papillon, ses gants blancs et son air de fils modèle. Mais ça l'agace déjà. D'une main, pendant que le jeune homme réagit à sa question, il desserre le nœud. Sans l'enlever, pour l'instant, même s'il doute d'encore le porter ne serait-ce qu'au milieu de l'après-midi.

» Tu viens d'Indarë, c'est ça ? Dis-moi donc ce qui t'a motivé à venir, et je t'assure que tu l'obtiendras.

De l'alcool, la volonté de s'amuser, de la nourriture, une fille, un mec, peu importe : Damen peut tout lui fournir. Et ce qu'il ne lui fournit pas lui-même, son très cher père se chargera de le faire. C'est ça qui est beau, quand on s'incruste : on peut se servir sans vergogne, et en faire profiter tout le monde. À quoi bon être riche, si on ne profite pas à fond de son argent ? C'est en tout cas la mentalité avec laquelle il s'est écrit, tout ce temps. Et peu importe qu'il ne soit pas encore la définition même de l'excentricité, aujourd'hui : il a trouvé un agneau à guider dans sa direction, ça vaut toutes les bizarreries du monde.

Un gamin perdu dans un monde trop bizarre pour lui. Un agneau trop innocent pour la réalité. Certaines choses sont faites pour changer. Il avait face à lui une pâte à modeler géante à qui il pourrait donner toutes les formes qui lui plairaient. Et ça, c'était une idée délicieuse. D'ailleurs, l'agneau ne tarda pas à le lui confirmer. Comme si l'expression sur son visage n'était pas suffisante, il balbutie quelque chose. Oh, donc il ne comprend pas. L'inverse l'aurait surpris : il n'a vraiment pas l'air d'être le genre de gars qui va spontanément aller ruiner quelque chose juste pour s'amuser. Ou, parce qu'il faut être optimiste dans la vie, pas encore.

Les mains dans les poches de son costume, Damen observe sa petite foule pendant que son agneau réfléchit. Les gens se servent sans hésiter dans le buffet, comme s'ils ne savaient pas – ou plus vraisemblablement, se fichaient – qu'il n'avait pas été composé pour eux. Mettez des adolescents assez instables ou assez révoltés dans la même pièce que de riches électeurs, avec la possibilité de manger quelque chose qu'ils n'auraient jamais pu goûter autrement, et l'anarchie se fabrique toute seule. Il croise une seconde le regard de l'assistante de compagne de son père, à qui il décroche un sourire étincelant. Ça ne fait qu'empirer la colère qu'il lit dans ses yeux. Parfait. Tout pour niquer les plans de cette petite pimbêche.
Ah, l'agneau parle à nouveau.

» Comme moi, hein ?

Qu'il est mignon, et innocent. Il se jette naturellement dans la gueule du loup pour pouvoir porter sa peau. Le visage de Damen se pare d'un air bienveillant. Il le regrettera. Devenir comme lui n'est pas une bonne chose. C'est flirter en permanence avec le bord d'un gouffre, marcher en funambule sans savoir si on a envie de sauter ou de se mettre en sécurité sur le bord. Jusqu'au jour où on ne se pose plus la question, et où on décide de rester en équilibre pour l'éternité.

D'un regard, il jauge celui qui veut devenir son apprenti. Lui, un modèle ? L'idée lui donne envie d'éclater de rire. En tout cas, c'est un stade zéro qu'il a en face de lui. Une chenille. D'ici à ce qu'il arrive à en faire un papillon, une excentricité dans un monde d'uniformité, il y a du boulot. Mais pourquoi pas. Sinon pourrait-il vraiment se qualifier de main de la corruption ?

» Si tu veux être comme moi, il va falloir partir des bases.

Il se plante face à lui, pose ses mains sur ses épaules pour redresser un peu sa posture, ébouriffe légèrement ses cheveux noirs.

» Essaye d'avoir l'air sûr de toi. Fais semblant, au pire. Personne n'aime les airs de victimes.

Il croise un peu les bras, l'observe encore un moment.

» Damen.
» Je suis occupé.

Et, ignorant radicalement la jeune femme qui vient d'essayer de lui faire la leçon – comme s'il avait une raison de l'écouter – il passe son bras autour de épaules du garçon.

» On va commencer par te trouver un verre. Ça donne tout de suite l'air plus confiant, d'avoir un verre dans la main.

En tout cas, c'était une leçon facilement apprise quand on voyait son père avec un whisky dans toutes ses soirées électorales. Whisky qu'il ne buvait qu'une fois sur trois. Les deux autres fois, Damen le récupérait sur la table avant qu'il finisse gâché dans un évier.

Natasha fulmine, il peut presque le sentir. Son père fulmine sûrement aussi de son côté. Les invités fulminent probablement de voir des intrus. Tout le monde fulmine et, un jour, ce sera suffisant pour mettre le feu. Au bâtiment, à la ville, au monde. Mais pour ça, il faut d'autres personnes prêtes à le faire, prêtes à enflammer les esprits et les consciences jusqu'à laisser tomber les convenances.

» Damen ! Ne m'ignore pas !

Il lui jette à peine un regard. Cette fille ne vaut pas la peine qu'on s'intéresse à elle, pas pour autre chose que la ridiculiser, en tout cas. Au lieu de cela, il cherche un verre pour son nouvel élève. Un truc qui fasse cool sans faire pompeux, surtout avec son allure de crevette. Un whisky, c'est trop, ça ferait forcé – sans compter que s'il ne boit pas d'alcool souvent et qu'il se sait pas gérer, ça risque de mal finir. Une coupe de champagne c'est trop pompeux. Enfin, de manière générale, pour une première fois, mieux vaut commencer doucement. Et ça ne s'applique pas qu'à l'alcool.

Évidemment, dans ce genre de soirée, à part du vin, du whisky et du champagne, c'était difficile de trouver à boire. Mais si on voulait inviter un groupe d'adolescents à s'incruster dans une soirée électorale, il fallait arranger ce genre de détails. Il écouta distraitement, comme à son habitude, le prénom du garçon, avant de se tourner vers un groupe à proximité.

» Eh, Jack ! T'as ramené des bières ?

Un des gars se retourna, avant de fouiller dans son sac et de lui tendre une bouteille.

» T'en veux deux ? demanda-t-il en s'apercevant qu'il n'était pas seul.
» Ouais.

Une autre bouteille sortit du sac, et Jack la tendit directement au petit agneau. Damen sourit. Oui, quitte à l'initier à un monde, autant le faire par étape. Il ne voulait pas le faire fuir et le pousser à redevenir sage. Ça aurait été du gâchis. Il sortit un briquet de sa poche pour ouvrir leur deux bouteilles.

» Alors dis-moi, pourquoi tu veux être comme moi ? C'est pas commun comme demande. Dommage, d'ailleurs.

S'il y avait plus de gens comme lui sur terre, le monde se porterait mieux. Moins de frustration, plus de libertés et plus de franchise. Tout ce qui manquait à cette planète pour ressembler à autre chose qu'un nid de vipères.

» Mais bon, tu as raison. Tu verras, il n'y a rien de plus fun que d'être moi.

À part être n'importe qui d'autre, en vérité, mais une gorgée de bière lui suffit à faire passer cette réalisation. Il avait décidé que le monde était amusant, point final. Il s'y tiendrait.

Ah, Natasha. Rien que de voir sa tête lui a donné envie de vider les réserves de champagne de la soirée. Il ne supporte toujours pas son petit visage de fouine, ses trop grands sourires et son faux air innocent. Quand est-ce qu'elle se décidera à démissionner – ou mieux, à crever ? Voir sa tête de ratte traîner près de sa famille lui donne la nausée. Agacé, il prend sa bière un peu trop violemment des mains de Jack, qui ne s'en formalise pas. On se formalise de très peu de choses, quand on connait Damen.

Laissant ses considérations personnelles de côté quelques minutes, il sort son briquet pour ouvrir leurs bouteilles. L'expression admirative sur le visage du garçon rend un peu d'éclat à son sourire. C'est pour ça, qu'il est comme ça. Pour oublier toutes les choses qui lui donnent envie de cogner sa tête dans les murs, ou celle des autres. Enfin d'une autre en particulier. Un simple regard dans sa direction lui fait serrer les dents et il prend une longue gorgée de bière. Il est là pour s'amuser, il est là pour pourrir la vie de son père, et c'est en étant incontrôlable qu'il le fera, pas en étant en colère.

Pendant ce temps, l'agneau goûte sa bière. Il ne faut pas être un génie pour deviner que c'est sa première. Damen sourit mais ne relève pas, préférant se concentrer sur les raisons pour lesquelles il souhaite lui ressembler. Ah, s'il savait. Mais au fond, il peut lui donner exactement ce qu'il veut. En devenant comme lui, il enfilera un masque qui lui permettra de cacher tout ce qu'il n'aime pas. Et c'est probablement ce qu'il veut. Une seconde, il fait tourner sa bouteille dans sa main.

» L'agneau montre déjà les dents, marmonne-t-il avec un sourire en coin.

C'est une bonne chose. Effectivement, les raisons ne le concernent pas. Et c'est la meilleure chose à dire, la meilleure première étape. Ne pas trop parler de soi, montrer sans être. Il commence déjà à apprendre.

» Vraiment ? Tu penses vraiment qu'il y a une chose que tu pourrais me donner que je n'ai pas déjà ?

Sans prétention, personne ne peut lui donner quoi que ce soit qu'il veuille vraiment. Parce qu'il n'y a rien qu'il veuille vraiment ? Peut-être. Ou peut-être parce qu'on ne pouvait absolument rien lui donner.

» Je n'ai pas besoin de quoi que ce soit. Ça, tu vois...

Il montra la bière dans la main d'Evan, corrigea un peu sa posture, jeta un œil autour de lui avant de reprendre une gorgée.

» C'est ce que je fais. Mon quotidien.

Sa bière ne se vidait pas assez vite. D'un signe de tête, il lui indiqua de boire un peu plus.

» Tu verras, le goût devient agréable avec l'expérience.

Maladroit et hésitant. Adorable, vraiment, mais ce n'est pas en étant adorable qu'on devient comme lui. Adorable, c'est un qualificatif d'enfant, pour les sages et les petits agneaux qui suivent le troupeau sans hésiter. C'est pour ceux qui manipulent les gens avec un air innocent, ou ceux qui sont trop innocents et se font manipuler. Pas pour les gens comme lui. Mais on ne se débarrasse pas si facilement d'une toison blanche pour en revêtir une noire. Ou arc-en-ciel, parce qu'on ne devient pas Damen en se dissimulant dans l'ombre. On le devient en brillant plus que la masse.

À nouveau, l'adolescent hausse les épaules. Pourquoi voudrait-il y gagner quelque chose ? Être un guide, ôter à quelqu'un son duvet de poussin pour lui permettre de parader avec ses vraies couleurs, ce n'est pas suffisant. Soit. Si son apprenti veut qu'il y gagne quelque chose, il devrait bien trouver une idée histoire de calmer les angoisses qui ne lui vont pas au teint. Une seule lui vient, cependant.

» Un mouton de moins dans le cheptel de mon père.

Parce que rien ne lui fait plus plaisir que de lui ôter ses petits chien obéissants aveuglés par des œillères aussi grosses que leur tête. Parce que plus il y aura de gens comme lui, plus la politique sera gangrenée, plus le monde cessera de mentir. Dans sa tête, on n'est pas heureux. Mais au moins, on est honnête. On est soi. Et on emmerde le reste du monde. C'est pour ça qu'il sourit, puis rigole doucement, à la question du garçon. Décidément, il est beaucoup trop ancré dans ce monde pour son propre bien.

» Allons, chaton. Si je t'apprends à être comme moi, je t'apprends à être libre. Au-dessus des critiques, au-dessus des regards des autres, parce qu'ils seront forcément éblouis.

Il reprend une gorgée de bière, croise le regard furieux de son père, l'ignore, pose une main douce sur l'épaule de son petit agneau.

» Si je te demandais de devenir mon esclave, ce serait contre-productif, tu ne trouves pas ? Et puis...

Cette fois, son regard se pose plus longuement sur son père, puis sur l'assistante de campagne, toujours aussi furieuse, qui ne se prive pas pour autant de parader dans sa stupide robe, avec sa stupide coiffure trop sophistiqué et son stupide déhanché de pouffiasse.

» Il y a déjà assez de larbins dans ce monde. C'est mon père, qui aime en créer. Moi je préfère en avoir le moins possible dans les pattes.

Il en a une et c'est déjà une de trop. Les lèche-bottes et les flatteurs ne sont pas son élément : il préfère le mépris, la haine, l'indifférence, les gens qui sont honnêtes avec leurs émotions et qui ne cachent pas ce qu'ils pensent vraiment derrière une couche de sourires et de gloss.

Participer aux événements qui lui pourrissent la vie, hein. Il ne le lui demandera pas, pas plus qu'à Emily qui vient quand même alors qu'il sait qu'elle déteste ça, pas plus qu'à qui que ce soit. l'époque où il voulait qu'on le suive et qu'on l'admire est révolue depuis longtemps. Elle est loin, la petite diva qui se faisait appeler Dame et qui s'entourait d'un groupe de suiveurs attirés par son argent, sa popularité et le pouvoir de son père. Maintenant, plus rien ne lui importe d'autre que la liberté.

» Ne sois pas de mon côté. Soit du tiens. Considère ça comme une... deuxième leçon ?

Si la première était de corriger sa posture et l'image qu'il renvoyait, la deuxième serait là. C'est en vérité la seule dont il devrait avoir besoin : ne jamais se ranger sous l'opinion de quelqu'un d'autre si on ne la partage pas, ne jamais laisser quelqu'un nous changer de force si on n'en a pas envie. Être soi, pour soi, et ne pas laisser les autres influencer ce qu'on veut devenir. Ou ce qu'on veut être, à défaut de rêver d'avenir. Damen fixe un instant le liquide qui tourne dans son verre puis relève les yeux, détaille une nouvelle fois l'agneau qui lui fait face. Avare de changement et d'évolution, de popularité. Probablement quelqu'un qui s'est fait écraser. Probablement quelqu'un que Dame aurait écrasé. Mais il lui sourit.

» Ça commence dans ta tête. Tu ne dois garder ce que tu sais être ta volonté, tes décisions, ta façon d'être.

Soit une personne, pas une poupée, pas une boule de pâte à modeler. Les gens respectent la confiance en soi, l'amour-propre.

» Assume ce que tu es. Et si tu ne veux pas l'être, alors agis comme si tu avais déjà atteint ton objectif.

Nonchalamment, il s'assoit sur la table du buffet après en avoir chassé une assiette malencontreusement placée sur son chemin. Il pioche dans un plat de canapé au saumon, croque dans une tartine et pose sa boisson à côté de lui en réfléchissant. Ce gamin veut être populaire, c'est bien ce qu'il a dit ? Donc il veut que les gens l'aiment. Il veut que les gens le respectent, il veut dégager assez d'assurance pour qu'on n'essaye pas de lui marcher sur les pieds. Faisable. Bien plus facile que d'être entièrement libre, en tout cas. La popularité n'est qu'une question de volonté et de réputation.

» Tu veux être populaire, c'est bien ça ? Alors agis comme si tu l'étais déjà. Aies l'air sûr de toi. Non, sois sûr de toi. Ce n'est pas qu'une attitude, une apparence. Ne doute de rien. Si tu dis quelque chose, ça sera forcément intéressant. Si tu fais quelque chose, ça sera forcément bien, ou cool. Si tu hésites, si tu doutes, ou si tu montres de la timidité, ça veut dire que tu n'y crois pas. Et si tu n'y crois pas, personne n'y croira autour de toi.

Croire en ce qu'on est et en ce qu'on veut. Très simple, e vérité, quand on laisse la peur de côté. Damen a abandonné la sienne le jour où on a écarté le verre de ses poignets, le jour où il a commencé à marcher sur le bord des toits sans craindre de basculer. Quand il a accepté que le vide continuerait de l'appeler mais ne pourrait pas l'atteindre. Quand il a accepté qu'il ne serait jamais une bonne personne, jamais adulé, mais qu'il pouvait être lui-même malgré ça. Qu'être le diable en personne était un objectif comme un autre.

» Alors, tu te sens capable de croire dur comme fer que tu es la personne la plus intéressante de la pièce ?

Il comprend la surprise qu'il a lu dans le regard de ce garçon. Après tout, un mec comme lui devrait vouloir son propre groupe d'admirateur, vouloir que tout le monde soit de son côté. Non ? Non, il a eu son lot de personnes qui suivent le moindre de ses pas et la moindre de ses paroles. L'admiration aveugle le débecte, tant il voit son père s'y complaire. Il ne veut pas d'une armée, il ne veut pas spécialement qu'on l'apprécie. Il ne mérite ni louanges, ni éloges. C'est ainsi que le monde fonctionne. Autrefois, il était comme les autres. Il suivait le mouvement, le fonctionnement qu'il pensait être celui de tous. Si tu es riche et populaire, tu rabaisses ceux qui le sont moins que toi. Les gens doivent t'aimer pour que tu te sentes toi-même. Tu dois être parfait. Tu dois être supérieur. Tu dois être adulé. Admiré. Tu dois être hautain. Méprisant. Cruel. Son cœur se serre un instant et il cache cette douleur à la poitrine derrière un énième sourire, reposant ce qu'il s’apprêtait à manger pour terminer sa bière, à la place.
Ce n'est ni le lieu, ni le moment de faire remonter des souvenirs.

Il continue son explication, sa leçon. S'il y a bien une chose qu'il ne souhaite pas aux autres, c'est d'avoir sa vie. Mais avoir sa mentalité sans son potentiel de destruction, ça ne peut pas faire de mal. C'est libérateur, de cesser de se soucier de toutes les limitations du monde. Ou peut-être qu'il essaye juste de s'en persuader ? Il a corrompu tant de personne, détruit tellement de choses, qu'il ne sait plus quand il aide les autres ou quand il fait du mal. Ou peut-être qu'il s'en fiche.

» Tu as tout compris, dit-il en souriant, remplaçant la nourriture par un nouveau verre.

De whisky, cette fois. Les mauvais souvenirs lui ont coupé l'appétit, et la brûlure de l'alcool ne lui fera pas de mal. Son père aurait sûrement écarquillé de grands yeux en voyant le degré de remplissage de son verre - raison de plus pour ne pas cesser de verser jusqu'à s'approcher du bord. Le sourire de Damen s'élargit en voyant son petit agneau prendre subitement confiance jusqu'à demander une nouvelle bière. Eh bien, certaines personnes apprennent plus vite que d'autres. En le voyant comme ça, on aurait du mal à imaginer que, quelques instants plus tôt, il était mal à l'aise, en train d'essayer de se trouver une place.

» Alors ? Est-ce que le goût est plus agréable, ou bien tu as juste décidé que tu voulais voir à quoi ressemblera le monde quand tu en auras bu plusieurs ?

Pas de moquerie dans sa voix, juste une question simple et directe. Il a grimacé à la première gorgée, donc Damen ne voit qu'une de ses deux raisons pour qu'il demande un nouveau verre. Ou peut-être une troisième : s'il n'a jamais bu d'alcool de sa vie, c'est parce qu'il obéissait aux règles ? Est-ce si simple de faire naître une graine de rébellion ? Ou bien était-elle déjà là, cachée, parce qu'il n'osait pas faire ce qu'il voulait ?

» Je ne te spoilerai pas, mais je te conseille d'essayer. Au moins une fois.

Jack - mais était-ce vraiment son nom ? probablement pas - revint avec une bière, un sourire aux lèvres, qu'il tendit sans hésitation au petit agneau. Puis il repartit avec son groupe, pas très loin, qui entreprenait de vider le buffet sans aucune considération pour le prix des aliments.

» Tu vois ? Ça fonctionne déjà.