Les examens de fin d'année approchent. Ça devrait probablement être la seule chose à l'inquiéter, à son âge, mais c'est bien la dernière qu'elle a en tête. Par quoi commencer ? La maladie mentale qui lui ronge l'esprit, le monde en noir et blanc, l'alcool, ou le dernier de ses problèmes en date, une conversation qu'elle n'aurait pas dû entendre et l'ombre pesante d'un inconnu, capable de lui tirer une balle au premier mot de travers ?

Elle n'a jamais cherché à savoir qui il est. Pendant une période, elle s'était même prise à espérer qu'elle ne le reverrait pas, mais il l'avait détrompée à l'occasion d'un événement organisé par son club. Il n'était venu qu'un instant, mais c'était suffisant pour lui rappeler qu'il savait qui elle était, où elle était, et qu'il pouvait la trouver n'importe quand. De quoi être tout sauf sereine. L'avantage, au moins, c'est que le reste est passé au second plan.

Est-ce que c'est parce que l'idée lui a effleuré l'esprit, comme un démon qu'on invoquerait en une simple pensée, ou juste une atroce coïncidence, que ces types sont tombés sur elle ? Londres, la capitale d'un pays entier, des semaines sans la moindre nouvelle et le moindre signe, et au moment où elle aurait peut-être pu penser à se croire en sécurité, elle sent une main se plaquer sur sa bouche au coin d'une rue. L'autre la ceinturer. Un quart de seconde, c'est trop peu pour avoir le temps de crier. Assez pour celui de comprendre. Elle tente un coup de coude, mais son bras ne frappe que le vide. Alors elle s'immobilise, un peu, pour essayer d'analyser. Trouver une opportunité de fuir. Savoir, peut-être, pourquoi on s'en prend à elle. Encore une fois.

» C'est elle ?
» Oui. C'est la même que sur les photos, et elle a l'uniforme.

Ah. La prochaine fois, penser à enfiler un pull et un jean avant de sortir. Cet uniforme lui attire beaucoup trop d'ennuis. Il serait peut-être temps de le re-changer, visiblement la dernière modification a eu un effet néfaste. Sa respiration a dû s'emballer malgré elle, parce qu'elle entend un ricanement.

» Panique pas, ma jolie. On va rien te faire. On te retient juste un moment, le temps qu'il vienne te sauver.

Qui ça "il" ? Et comment espèrent-ils que qui que ce soit la trouve au milieu d'une rue à peine fréquentée, voire pas du tout ? Au moins, ils ont le mérite de répondre assez vite à la deuxième question.

» Prend son téléphone. Elle doit bien l'avoir dans ses contacts.

Tessa lutte pour rester stoïque tandis qu'elle sent une main s'approcher de sa poche. Juste une demi-seconde. Une demi-seconde d'inattention. Elle perçoit une ouverture, assez longue pour que son talon vienne s'écraser sur les orteils d'un homme qui s'est relâché devant son apparente docilité. Une demi-seconde. Elle en profite pour forcer sur les bras qui la retiennent, essaye de s'élancer en courant, sent une poigne se refermer sur ses cheveux. Le cri qui lui échappe résonne en écho avec celui de son agresseur.

» Reviens ici, sale garce !

Elle serre les dents. Il doit bien y avoir un moyen d'en réchapper, non ? Elle sent à peine la douleur dans ses cheveux passé le choc de départ. C'est presque une petite fulgurance qui la fait attraper son téléphone, celui qu'ils ont voulu lui arracher des mains, et l'envoyer au visage de celui qui la retient. Pile dans le nez, comme si le destin avait décidé, pour une toute petite fois dans sa vie, de lui accorder un coup de chance.
Et maintenant, cours.

Parce que l'idée lui a effleuré l'esprit, comme un démon qu'on invoquerait d'une simple pensée. Alors qu'elle s'enfuit en espérant qu'elle finira par les semer, elle se sent percuter quelque chose. Non, quelqu'un. Elle relève la tête et son regard en croise un qu'elle aurait, vraiment et de plus en plus, espéré ne jamais avoir vu de sa vie. Il lui faut moins d'une seconde pour que la connexion se fasse, elle s'écarte comme si on l'avait brûlée.

» C'est à cause de toi...

Un mélange de panique et d'indignation dans la voix, elle ose pour la première fois depuis qu'elle le connaît détourner le regard de lui. Pour regarder derrière elle. Elle sait qu'elle ne les a pas semés, pas complètement, mais combien de temps avant qu'ils la rattrapent ? Si c'est lui qu'ils cherchent, alors...
Rester ici ou continuer à courir. Elle perd de précieuses secondes à réfléchir, sans trouver la réponse.

Elle a fui, mais pas assez. Pas assez loin, pas assez vite. Elle n'est pas en sécurité, loin de là. Ces gars sont probablement toujours après elle, et s'ils cherchent vraiment celui qu'elle vient de percuter, ils sont dangereux. Forcément. Seuls des gens dangereux, ou stupides, pourraient s'en prendre à lui en connaissance de cause. Et ils ne lui ont pas paru stupides.
Tout ça, c'est parce qu'il l'a entraînée dan ses problèmes. Elle n'a rien demandé, elle, à part qu'on la laisse tranquille !

Elle l'entend à peine répliquer. De quoi elle parle ? Comme s'il ne savait pas ! Ce sont ses histoires à lui qui lui tombent dessus. Elle a presque assez de courage, accumulé assez d'indignation, pour lui lancer un regard noir, mais le son trop familier, trop reconnaissable, d'une arme qu'on pointe sur elle ne lui en laisse pas le temps. Ni même celui de se retourner, en fait ; les doigts du brun se referment sur son poignet avant qu'elle puisse l'envisager. C'est la troisième fois qu'elle sent cette main enserrer son bras mais, aujourd'hui, ce n'est pas pour la menacer. Le changement ne l'arrange pas tant que ça, cela dit. Pas tant qu'elle sera visée par un flingue.

Le problème quand on passe un tiers de sa vie derrière un écran, le deuxième dans les livres et le troisième à se noyer l'alcool, c'est que ça nuit très vite aux capacités sportives. L'adrénaline aide, mais elle ne fait pas de miracles. Tessa finit par sentir la brûlure dans ses poumons, et dans ses jambes. Elle ne dit rien, cependant, pas tant que sa respiration ne lui donne pas l'impression de se noyer. Là, seulement, son corps se permet un petit gémissement plaintif. Elle sent la prise sur son bras se relâcher peu après. Mais sa question fait brûler un mélange d'incompréhension et d'indignation dans son regard. La seconde l'emporte d'une courte tête.

» Pourquoi je te donnerai rendez-vous ?

Elle serre les poings, obligée de s'interrompre à cause de la douleur qui lui dévore la poitrine. Qui commence doucement à lui brûler les yeux.

» C'est de ta faute ! C'est parce que tu es venue me voir, parce que tu as fait croire que je te faisais une déclaration, parce qu'ils pensent qu'on est amis...

Idiots. Imbéciles. Aveugles. Comment ont-ils pu croire une chose pareille ? Elle aurait voulu ne jamais le croiser. Ne jamais le rencontrer. Tout ça parce qu'il avait choisi un lieu public pour faire ses trafics. Tout ça...

» Tout ça... Tout ça, c'est à cause de toi !

Si elle ne crie pas, c'est pour ne pas rameuter ses agresseurs, mais elle n'en est pas loin. Les larmes qui lui serraient la gorge se sont invitées dans son regard. C'est la vraie elle qui parle, loin des masques et des faux-semblants. Si elle s'était écoutée jusqu'au bout, elle aurait hurlé. Mais une once de bon sens semble avoir survécu.

» C'est de ta faute s'ils sont là... C'est toi qu'ils veulent...

Ses bras se resserrent autour d'elle et elle baisse les yeux. Toute cette histoire l'épuise. Elle n'a pas la force d'affronter ça. Elle ne l'a jamais eue. Elle qui n'a jamais pu affronter l'absence de sa mère, comment pourrait-elle tolérer une chose pareille. Elle se tait, réfugiée dans ses propres bras, le regard rivé au sol. Puis un murmure.

» S'ils te trouvent, je serai tranquille...

Ce n'est pas une menace, ni même un constat. Plutôt un espoir, à la limite de la supplique pour un dieu auquel elle n'a jamais cru. Comme ça semble devenir une habitude quand elle le croise, sa voix est plus désespérée qu'autre chose.

Il a raison, au fond. Ça ne la dérange pas, de les mettre en danger. Elle ne tient pas à la vie plus que ça, et elle se fiche des risques qu'il prend. Si elle vit et qu'il meurt, elle se débarrasse d'un problème. S'il vit et qu'elle meurt, elle se débarrasse du problème. Mais elle pose quand même sa question. Sa piètre tentative de diversion tandis qu'elle essaye de récupérer une arme. Pour quoi ? Qui ? Elle ou lui ? Elle n'a pas le temps de vraiment chercher la réponse qu'elle sent une main se refermer sur sa mâchoire, un mur frapper contre son dos et lui couper le souffle.

Le temps de retrouver l'air qui lui a été soustrait par le choc, elle l'entend crier. Les mots la frappent sans vraiment l'atteindre. S'il n'a pas le temps pour ses conneries, pourquoi il ne l'a pas juste laissée prendre cette arme et en finir une bonne fois pour toutes ? Pendant l'instant de silence, elle relève les yeux. Son regard se vide à mesure qu'il continue de lui cracher une colère qu'elle n'a jamais entendue, même la fois où il était proche de lui tirer dessus. Alors il pense qu'elle fait semblant ? Qu'elle prétend vouloir mourir simplement pour s'attirer la sympathie des gens ? Peut-être que c'est ce qu'elle aurait dû faire. Est-ce que ça aurait mieux marché que son comportement habituel ? Sa façon de s'adapter à tout le monde ? Peut-être. Maintenant qu'elle est seule, c'est un peu tard pour y penser.

La pression sur son menton se relâche subitement et elle n'a pas le temps d'assimiler l'information. Ou plutôt, ses jambes n'ont pas le temps d'assimiler que tout repose désormais sur elles. Elles se dérobent, la laissant se débrouiller seule, comme tout le monde, et elle se retrouve par terre, à genoux, les poings serrés sur ses cuisses.

» Bien sûr que je me rends compte...

Elle réalise bien plus de choses qu'on ne veut bien lui dire. Elle sait qu'elle est malade, qu'elle est folle, que l'attraction qu’exercent les armes à feu sur elle est tout sauf saine. Elle sait qu'elle est égoïste, égocentrique, détestable. Elle sait que ce monde n'a jamais été un endroit pour elle. Un monde où personne ne reste, où l'abandon est la seule valeur partagée par tous les êtres humains. Tout le monde l'a toujours abandonnée, n'a-t-elle pas le droit d'abandonner ceux qui restent ? Qui la pleurerait, de toute manière ?

Elle n'a pas envie de se relever. Elle n'a même pas envie de lever la tête. Pourtant, quand elle l'entend s'éloigner, son corps agit malgré elle. Ses mains s'appuient contre le sol, puis le mur, pour lui donner une impulsion suffisante. C'est debout et presque affalée contre les briques qu'elle voit une arme apparaître dans son champ de vision. Ses yeux se relèvent, sa tête reste immobile. Son bras n'attend même pas qu'elle réfléchisse ; elle a déjà refermé ses doigts sur la crosse de l'arme avant qu'il ait fini sa phrase. Un sourire amer se dessine malgré tout sur ses lèvres, suivi d'un murmure tout aussi vide d'émotions.

» Si tu penses que c'est ça, mes problèmes, c'est que tu ne me connais pas aussi bien que tu as l'air de le croire...

Ces trois choses ne sont que des conséquences, pas des causes. Conséquences de quelque chose de bien plus profond qu'une maladie, plus que le résultat d'un tir raté, plus qu'une pommade plus destructrice que réparatrice. Elle s'apprête à poser l'arme contre sa tempe, s'arrête. Non. La dernière fois, c'est comme ça qu'elle a survécu. C'est comme ça que le monde est devenu plus gris et plus noir qu'il ne l'était déjà. La main qui le dirigeait vers le haut de sa tête fait brusquement volte-face, place le canon dans sa bouche et presse la détente. Sans même une demi-seconde d'hésitation.

Évidemment, que l'arme n'est pas chargée. Pourquoi s'est-elle permise de penser autre chose, même l'espace d'une seconde ? Sans doute une forme d'espoir. Au fond, quoi qu'il en pense, elle n'a pas peur de mourir. Elle ne fait pas ça pour le spectacle, pour les autres : au contraire, pour les autres, elle est normale. Elle sourit, elle va bien, et personne ne vérifie le contenu de ses bouteilles. C'est sans doute mieux comme ça. Elle a déjà assez de psys sur le dos, assez de questions, assez de présomptions. Oui, elle est malade.

La gifle la sort de ses pensées avec une violence beaucoup trop inattendue, suffisamment pour faire ressortir les larmes qu'elle ravale depuis bien trop longtemps. Elle se recroqueville, la main plaquée sur sa joue et le visage repliée contre elle, sans un mot, sans essuyer l'eau qui coule sur son visage. Au moins son corps a-t-il la décence de ne pas sangloter et de la laisser cacher cet état, encore plus pitoyable que celui dans lequel elle est déjà au quotidien. En quoi est-ce surprenant que personne ne l'apprécie, finalement ? Elle n'est rien qu'un vide caché derrière un sourire. Elle a envie de répondre qu'elle ne le croyait pas, mais qu'elle a voulu l'espérer. Que l'espace d'une seconde elle s'est permise d'avoir ce genre de sentiment. Mais à quoi bon ? Ce n'est pas comme s'il en avait quelque chose à faire.

Tessa ne relève même pas la tête en l'entendant recharger son arme. Elle le voit, à travers la masse de cheveux noirs qui lui atterrit sur le visage. Elle entend ses paroles et un rictus amer se dessine sur ses lèvres. L'utiliser comme appât ? Et alors ? Ce n'est pas comme si leur appât allait fonctionner. Il n'a aucune raison de venir la sauver, sinon il ne s'amuserait pas à lui pointer un flingue au visage à chacune de leurs rencontres. Elle lève les yeux.

» Tu n'as qu'à pas venir me chercher. Ils finiront par se rendre compte que je ne leur sers à rien…

C'est pourtant simple, non ? Un appât ne fonctionne que si la cible peut mordre à l'hameçon. Ses yeux se fixent sur l'arme pointée sur son crâne. Comme la dernière fois, l'idée qu'il la tue ne l'effraie pas tant que ça. Il pourrait la blesser, comme il a déjà menacé de le faire. Mais la première fois, il cherchait des infos. Là, il veut quoi ? Qu'elle lui fiche la paix pendant qu'il va tuer des gens ? Eh bien, ok. Même si l'idée qu'il presse la détente et qu'il mette fin à la mascarade de sa vie est tentante, elle ne s'abaissera pas à le lui demander. Et une part d'elle, profondément enfouie, n'a pas le courage de le provoquer pour qu'il le fasse de lui-même. C'est ce qu'elle a fait la dernière fois, après tout. Inconsciemment, peut-être, mais il l'a compris tout de suite, et il le comprendra tout autant. À moins qu'elle ne le supplie, il ne la tuera pas. Et elle préfère encore vivre un millier d'années que d'en arriver là.

» Je n'ai pas l'intention de venir te voir tuer des gens…

Sa voix est vide, dénuée d'expression, comme lors de sa phrase précédente. Elle ne sait même plus ce qu'elle veut. L'espace d'un instant, elle a cru qu'elle allait mourir, et que tout serait résolu. Mais elle est visiblement tombée sur quelqu'un d'encore plus sadique et tortionnaire qu'elle se l'imaginait. S'il ne veut pas la laisser mourir, comment peut-il croire que l'arme qu'il pointe sur elle la fera trembler ? Pour une raison qui lui échappe totalement, il semble avoir envie de la sauver. Ironique.  

» Ajoute le sang que tu veux sur tes mains.

Même si, visiblement, il ne semble pas vouloir rajouter le sien. Elle a du mal à croire en une telle réticence de la part d'un gars capable de tuer avec précision deux hommes, sans le moindre semblant de remords. Sans doute est-ce parce qu'elle le souhaite. Les vrais tueurs cherchent des gens qui leur résistent, des gens qui veulent vivre. Elle ne doit sans doute pas assez plaire à son instinct.

Pourquoi est-elle restée ici ? Pourquoi l'a-t-elle suivi ? Dans l'espoir futile de prendre une balle perdue ? Sans doute. S'il n'avait pas prononcé ces mots, elle n'aurait pas bougé de cette ruelle, elle ne serait pas venue jusqu'ici pour le voir tuer deux personnes, lui donner un faux espoir puis la menacer d'une arme. Elle aurait pu choisir, là, de mourir. Mais elle ne s'abaissera jamais à le lui demander. Et une part d'elle lui souffle qu'il ne le fera pas, de toute façon. Comme si, au fond, il ne voulait pas qu'elle meure.

Il lui dit de partir, et elle n'a pas d'autre motivation que de l'écouter. Que peut-elle faire d'autre ici, de toute manière ? Attendre qu'il parte pour prendre une arme ? À quoi bon ? Même ça, elle n'en a pas la force. Elle n'a eu cette motivation que parce qu'il a mis ce flingue entre ses mains. Tendre le bras pour en attraper un, vérifier qu'il est chargé, et tirer, c'est trop d'effort. Avec un soupir, elle se relève et regarde derrière elle. Fuir... C'est ce qu'elle aurait dû faire la première fois qu'elle l'a rencontré. Mais l'alcool l'avait empêchée de réfléchir.

Au final, tout aurait pu s'arrêter là. Mais au lieu de juste la laisser partir et de lui tourner le dos pour s'en aller lui aussi, le sort lui a réservé un autre destin. Il s'effondre subitement et elle reste là, figée par un sentiment qu'elle n'arrive pas à identifier. Une fêlure dans l'image qu'elle avait de lui, le gars infaillible qui s'écroule. Mais elle ne se sent pas mieux pour autant. Quitte à ce qu'il tombe et disparaisse, elle aurait préféré que ce soit loin d'elle.

Tessa ne bouge pas d'un millimètre, les yeux rivés sur la scène. Elle ne sait pas quoi faire. Elle est autant en danger que lui. Mais les mots qu'il lui a dit un peu plus tôt ne quittent pas son esprit. "Ils ne te tueront pas". Bien sûr, il a dit ça parce qu'elle aurait été leur appât. Mais au fond... N'a-t-il pas raison ? Pourquoi la tueraient-ils ? Les hommes comme eux savent toujours faire pire. S'ils veulent lui soutirer des informations, ils pourraient encore se servir d'elle. Plusieurs images lui viennent en tête. Elle serre les dents. Elle ne veut pas souffrir. Elle ne veut plus souffrir, elle a déjà largement dépassé son seuil de tolérance, sinon ce canon n'aurait pas fini dans sa bouche, il y a quelques minutes à peine.

Elle est trop immobile, et lui est trop calme. À quel point a-t-il l'habitude de se retrouver dans ce genre de situation ? Et pourquoi se retrouve-t-elle dedans avec lui ? Tandis qu'il se relève, elle continue de réfléchir, son cerveau carburant pour la première fois depuis des siècles, comme un vieux rouage qui peine à se remettre en marche. Qu'est-ce qu'elle risque ? Trop de choses autres que la mort pour s'y risquer. Qu'est-ce qu'elle gagne ? La survie de la personne qui l'effraie le plus sur cette Terre.
Maintenant pèse le pour et le contre. Vite.

Il se lève, obéissant à l'injonction de son agresseur, sur une phrase qu'elle peine à comprendre. Des ressources secrètes ? Il ne peut pas parler d'elle, si ? Elle n'a rien d'une ressource, et elle n'est certainement pas capable de les sortir de cette situation. Pourtant, quand il lève les mains, elle aperçoit une arme dans son dos.

Non. Non, elle ne peut pas faire ça. Il ne peut pas décemment compter sur elle pour faire ça. Elle ne sait pas s'en servir. La seule personne sur qui elle a jamais tiré, c'est elle-même. Ce n'est pas comparable ! Jamais elle ne pourra... Elle n'est pas comme lui. Si elle prend cette arme, elle se fera simplement tirer dessus. Une idée tentante, si le regard des hommes face à eux ne lui indiquait pas clairement qu'ils atteindraient tout sauf sa vie. Un souffle légèrement angoissé lui échappe. Jamais elle ne s'est sentie aussi piégée. Impuissante. Elle est incapable de faire ce qu'il semble attendre d'elle. Quel choix lui reste-t-il ?

» Laissez-moi partir... Je n'ai rien à voir avec lui...

"Regardez-moi. Regardez-moi juste une minute". Elle aurait dû crier, attirer plus l'attention, mais elle n'a réussi qu'à parler avec une voix vaguement tremblante. Peu importe. Elle veut attirer leur attention, juste attirer leur attention...

» Vous l'avez, maintenant ! Je ne vous sers plus à rien.

Oui, elle risque de se faire descendre avec ce genre de phrase. Et alors ? Au mieux elle fait une diversion suffisante, au pire il mourra. Non ?

Qu'es-tu prête à m'offrir en échange de ta liberté ? Tessa ne le regarde même pas. Elle ignore totalement et radicalement l'homme qui vient de s'adresser à elle et garde les yeux rivés sur celui qui, depuis leur rencontre, n'a eu de cesse de lui faire peur. Elle veut voir le moment où il aura l'occasion de bouger, où il se décidera à le faire. Ses mots n'étaient qu'une diversion et, maintenant que l'idée a germé dans son esprit, elle ne se prive pas pour prendre toute la place. C'est à peine si la jeune fille réagit en sentant une main se poser sur son bras et, plus que le tressaillement auquel s'attendait sûrement le type en question, c'est un mouvement réflexe pour le repousser, comme on chasserait une mouche. C'est seulement le cri qu'il pousse à l'attention de son camarade qui détourne un instant le regard de Tessa et l'incite plus d'une seconde à poser les yeux sur lui. Elle s'en fiche, ce n'est pas lui qui tient l'arme. Ce n'est pas auprès de lui qu'elle voulait faire diversion.

» Dégage...

À peine un murmure, tandis qu'elle essaye de récupérer son poignet. Pourquoi lui fait-il tellement moins peur ? Pourquoi ne lui inspire-t-il, au mieux, qu'un vague agacement ? Son cerveau a du mal à analyser les informations, lui qui l'a toujours fait avec une facilité déconcertante. Il est collé contre elle, un bras autour de sa taille, elle sent une haleine qui lui aurait donné un haut-le-cœur instantané il y a quelques mois et qui lui rappelle qu'elle a trop d'alcool dans le sang pour tolérer correctement une nausée, mais elle reste trop figée. Stoïque. Depuis qu'elle a pressé la détente de ce flingue pointé dans sa bouche, les émotions brutes qui la gouvernent depuis quelques mois ont reculé, pour laisser à son cerveau trop analytique le droit de revenir sur le devant de la scène. Pas le moment le plus adapté pour ça.

» Tu n'es pas très gentille, souffle une voix à son oreille, pour quelqu'un qui veut survivre.
» Tu n'as pas de flingue à pointer sur ma tempe pour m'y forcer.

Et à vrai dire, s'il en avait eu un, elle aurait sûrement fait de son mieux pour être encore plus désagréable, histoire qu'il presse la détente une bonne fois pour toutes. Elle s'efforce de ne pas réagir en sentant une main se glisser sur sa hanche. Ce genre de type cherche des réactions. De la peur, la plupart du temps. Elle n'est pas assez naïve ni assez détachée de la réalité pour ne pas savoir ce qu'il veut. Mais elle se sent anesthésiée. Elle n'arrive pas à avoir peur comme elle le devrait.
Ou elle ne le montre pas. Le masque reprend les droits qu'elle lui avait enlevés.

» Tu ne resteras pas calme aussi longtemps. Je croyais que tu voulais partir, que tu voulais qu'on te laisse t'en aller ? Il faudrait peut-être te montrer un peu plus coopérative...

Le bas de sa robe frémit un instant et elle détache une seconde fois son regard du type armé qui n'a pas bougé. Tessa analyse, à nouveau, comme elle le faisait quand elle ne noyait pas ses capacités cérébrales dans le whisky et la vodka. Tu comptes laisser ton ami devenir un violeur d'enfants ? Elle voulait une diversion, elle l'a, même si elle aurait préféré quelque chose de plus direct et dépendant moins des talents de conversation de quelqu'un d'autre. Un souffle dans son cou renforce la nausée qui lui serre l'estomac.

» Je n'ai pas peur de toi, lâche-t-elle d'une voix froide.

Mais elle a volontairement laissé celle-ci monter un tout petit peu plus dans les aigus pour qu'il puisse s'imaginer qu'elle ment. Attirer l'attention, détourner l'arme, être une diversion. Elle peut faire ça sans problème. Elle a toujours été meilleure en théâtre qu'en humanité.

» Peut-être que tu devrais...

Sa voix doucereuse à la con lui tape sur les nerfs. Une partie d'elle a simplement envie de lui planter ses ongles dans les yeux et de le laisser hurler sur place. La main qui remonte sur sa cuisse lui rappelle que cette voix n'est pas seule et devrait être le dernier de ses problèmes. Au lieu de viser ses yeux, ses doigts se serrent autour du poignet accroché à celle-ci. Il ricane en contrant sans problème le peu de force qu'elle est capable de lui opposer. Et elle, elle rappelle à son esprit des souvenirs et des images pour réveiller un peu ses capacités rouillées par l'alcool. Le mensonge, le théâtre, la comédie. Feindre des émotions, elle sait faire. La peur ? Rien de plus simple. Elle n'a qu'à lever les yeux pour trouver quelqu'un qui a su lui rappeler le goût qu'elle avait.

Une main qui se referme sur son bras. Le son et la sensation d'un casier contre son dos. Un regard glacial qui lui gèlerait même les os s'il lui en prenait l'envie. Une menace. L'indignation et la peur qui brûlent dans ses souvenirs sont suffisantes pour lui tirer un frisson, renforcé par la nausée de cette haleine trop près de son visage, et donner plus de crédibilité au ton de sa voix. Elle se débat un peu. Plus. Assez pour le sentir raffermir sa prise sur sa jambe et celle qui l'enserre. Puis elle ouvre la bouche pour autre chose que le mépriser.

» Lâche-moi !

Steve !! Ca suffit ! Arrête ! On n'est pas là pour ça, bordel !! Bingo. Elle relève la tête d'un coup, ravale le sourire satisfait qui n'a rien à faire dans cette situation. Une diversion plus efficace que la première. Ça ne l'empêche pas de frémir, pour de vrai cette fois, et de sentir sa nausée s'accentuer bien trop brutalement en entendant le coup de feu et en voyant s'écrouler le corps du premier gars. Ne reste que le deuxième, celui qui la tient et qui fixe son ami comme s'il ne croyait pas à sa mort.
Réalise-t-il que c'est de sa faute ?

Comme il ne la lâche pas mais ne la surveille pas non plus, le regard courant entre son allié et l'arme pointée vers lui, il ne comprend pas tout de suite d'où lui vient la violente sensation douloureuse dans son estomac. Mais il recule d'un coup, par réflexe, et Tessa s'écarte en se frottant l'épaule, peu habituée aux mouvements brusques et secouée par le soudain coup de coude qu'elle vient de donner. Elle s'éloigne, de l'un comme de l'autre. Un peu à l'écart, les bras serrés autour d'elle, fermant les yeux comme si ça allait l'empêcher d'entendre le coup de feu qui ne tardera sûrement pas à suivre.
Qu'est-ce qu'elle fait là, exactement ? Pourquoi elle, de toutes les personnes qui auraient pu s'y retrouver mêlées ?