Un concert de contrastes [Jun]

Le réveil est difficile. Les jours se font courts et le temps se gâte de plus en plus, me donnant ainsi une mince envie de sortir de mon lit. Je m'étends, je baille légèrement tout en faisant, malgré moi, dépasser mes petits orteils de la couverture. Mes yeux s'entre-ouvrent légèrement, guettent, comme chaque matin, les alentours avant que je me redresse avec cette même lenteur. La main cachant le bâillement que l'on ne saurait voir, j'émerge à mon rythme, défiant constamment la volonté de regagner les bras de Morphée.

Une fois assis sur le rebord du lit, j'enfile mes pantoufles et mon peignoir fait de soie blanche afin de conserver une chaleur semblable à celle de l'endroit qui m'a bordé toute la nuit. Lassement, je m'avance dans ma demeure comparable à une villa, muni de mes lunettes de soleil posées sur le nez, les bras collés à la poitrine empêchant ainsi au tissu non lassé de s'échapper. Arrivé à la cuisine, je me sers un café auquel j'ajoute du lait et un sucre. Appuyé sur le plan de travail, je me perds dans mes pensées et tout en dégustant la mousse qui s'est formée sur le sommet de la boisson, je revois dans ma tête ce "Nick Ballentine" que j'ai rencontré ou qui m'a plutôt ramassé à la petite cuillère lors d'une soirée dans un bar de Londres. C'est étrange... mais... je ne peux m'empêcher de penser à lui, à ce qu'il s'est passé... à ce que nous nous sommes dits...

Puis, un bruit m'interpelle, m'attire hors du cocon dans lequel je me trouvais. Faisant appel à la curiosité, je me rends compte que du mouvement se fait ressentir à l'extérieur des murs. Je dirais plutôt dans les rues de Londres. Je m'avance alors d'un pas plus vif vers la fenêtre et tire délicatement sur le côté une part du rideau, me glissant entre lui et la fenêtre. La tasse toujours à la main, je tente de repérer d'où provient ce qui m'a dérangé et après quelques minutes à scruter les moindres détails, je me rends compte que des choses semblent pour le moins... différentes... sans pour autant être capable de préciser où, comment, pourquoi ou de quelles manières ces changements auraient opérés.

Du monde se précipite dans les rues et tous paraissent soit interrogés soit paniqués par ce qui est censé représenter notre bien connue ville anglaise. Comme la veille ou le matin même du réveillon de Noël, beaucoup s'agitent en tous sens et se perdent eux-mêmes au sein de leur terre natale. Non loin de se transformer en un mouvement de foule pris d'affolement, je me décide à rapidement prendre une douche ainsi que me laver les dents afin de voir de mes propres yeux ce qui a bien pu se produire en une nuit. Est-ce une mauvaise blague ? Ou pire, un incident se serait-il engendré ? Je n'en ai, pour le moment, aucune idée. Je "coiffe" ma chevelure blonde qui se fait désormais assez longue, je m'habille d'un large pull beige et brun sous lequel se cache un t-shirt uni blanc que j'accompagne d'un jeans classique. Les chaussures mises aux pieds et les lunettes recadrées sur le nez, me voilà prêt à sortir.

Une fois dehors, un peu "masqué", je tente de suivre le regard des effrayés jusqu'à découvrir, avec grand mystère, que des immeubles semblent méconnaissables, que des parcelles de la ville ne sont plus identiques à celles que l'on pouvait encore facilement observer le jour précédent ! Étrange... alors que rien ne semble démoli par une quelconque rénovation ou autre... et puis même, cela demeure impossible puisque qu'aucun gros travaux n'avaient été prévus ces derniers temps. Et en restant un minimum cohérent, ils ne se font pas la nuit, en douce, comme ça ! Des personnes se seraient plaintes, il y aurait eu un boucan pas possible. Enfin bref, cela relève de l'impossible, pour moi, de comprendre ce qui a bien pu se produire en moins de 24 heures afin que de si grandes surfaces changent entièrement de visage avec, à l'appui, pas la moindre trace qu'elle soit matérielle, visuelle ou auditive.

D'ailleurs, en parlant d'audition... alors que je suis en pleine introspection concernant ces modifications brutales et inexplicables, j'entends au loin une sorte de foule en délire, entraînée par de la musique. Un concert ? Une fête ? Mais décidément, que se passe-t-il, en ce jour pourtant initialement si banal ?! A en écouter les acclamations du public, voilà que mon passé me revient dans la figure, me remémorant la sensation que cela procure d'être, l'espace d'un instant, divinisé par ces gens qui hurlent notre prénom ou notre nom de scène et les paroles de nos chansons. Il m'est même arrivé que certains soient en quasi transe en me voyant m'approcher de leur côté. A la fois stressant, parfois effrayant, mais surtout incontestablement satisfaisant, je peux dire que cela me manque de ne plus être la starlette que tous sifflent de manière positive, attendent avec grande impatience, remarquent ou souhaitent rencontrer voire imiter. Qu'on se le dise, être un modèle, une icône n'est vraiment pas le métier le plus facile et pourtant telle une drogue, il est toujours difficile de s'en séparer.

Les sons ont l'air de provenir du parc se trouvant non loin de chez moi. Bercé voire hypnotisé par la musique, je suis les notes jusqu'à subitement m'arrêter dans ma marche aveugle. Mais que fais-je ? Je... non... il est encore trop tôt pour s'approcher de ce genre de d’événements... La preuve, me voilà déjà tétanisé sur place tandis que je ne suis même pas sur place et encore moins sur scène devant tous ces visages tournés vers moi. Ce sont dans ces moments-là que je ne me reconnais plus... Que je ne crois plus en un potentiel come-back... que je ne crois tout simplement plus en moi. Ha ! Dire qu'il y a de cela plus d'un an, être sur scène était ma raison de vivre, je m'y sentais comme chez moi... l'unique lieu où je pouvais être moi-même. L'endroit où je me sentais clairement au top.

Encore hésitant, je finis par reprendre ma marche en direction de ce qui semble être une sorte de festival. Bien que ma carrière en tant que chanteur soit pour le moment assez inexistante et que les chances pour qu'elle reprenne soient encore minces, le fait d'être présent me permettra, peut-être, d'un peu me remonter le moral en revivant, par le biais des autres, ce que moi j'ai ressenti il y a de cela quelques années en arrière.

Une fois arrivé sur place, je remarque que le monde tourné vers la scène me permet de plus ou moins passer inaperçu, puisque ce n'est pas qu'avec une paire de lunettes de soleil que je risque d'être pris pour une personne lambda. J'en profite donc pour me terrer dans le fond de la foule, scrutant au loin le groupe qui joue actuellement et les visages des spectateurs s'illuminer, se parant de sourires ou de rires, visiblement tous entraînés par ceux qui se produisent. Pourtant dans mes pensées, j'observe du coin de l’œil un garçon assez grand et aux cheveux immaculés de blancs comme les ailes d'un ange s'approcher des personnes qu'il croise, cherchant visiblement quelque chose. De là où je suis et avec la musique projetées par les enceintes, je ne comprends absolument pas ce qu'il dit jusqu'à ce qu'il s'avance vers moi et me fait part de ses paroles.

A sa demande, j'écarquille les yeux tout en souriant, gêné, tandis que je lui réponds de ma voix rauque et granuleuse, moi-même perdu dans mes pensées suite à cette proposition. Je tente, malgré moi et ma difficulté à clairement exprimer ce que je souhaite lui faire comprendre, que ce n'est pas l'envie qui m'en empêche, mais plutôt ma condition actuelle... ou celle qui me colle à la peau depuis bientôt une année entière. C'est vrai, quoi... ça serait cool de remonter sur scène afin d'endiabler la piste... Mais malheureusement... ma voix n'est plus ce qu'elle était autrefois et bien qu'elle ait légèrement repris du poil de la bête suite à mon récent arrêt de consommation d'alcool, elle demeure fragile, non-travaillée depuis longtemps et je rends compte qu'au final, je ne sais même pas qu'elle est devenue ma tessiture vocale. Bah oui, avec les années, les excès, qui ne me dit pas qu'elle s'est à jamais détériorée ? Si ça se trouve, même avec toute la volonté du monde, je n'arriverai peut-être plus à atteindre les notes de mon adolescence !

Continuellement tiraillé entre les rêves, le passé et mes nouvelles frayeurs, je n'arrive pas à fournir une réponse correcte, simple et limpide comme j'aurai aimé. Ce type doit certainement me prendre pour un fou, un menteur qui se cherche des excuses ou un indécis qui n'a qu'un seul souhait : se faire désirer. Or, ça n'est pas le cas. J'oscille réellement et sincèrement entre plusieurs sentiments... et plusieurs idées.

Moi qui pensais que ce type allait complètement se désintéresser de moi, passer à autre chose ou juste tracer sa route, à ma plus grande surprise, il reste auprès de moi, ne bouge pas... me parle... tente, via des phrases assez classiques et maladroites, de me redonner confiance en moi ou de raviver mon estime perdue... Sauf que les choses sont plus complexes que ça et qu'il ne peut pas s'imaginer les épreuves cruelles que j'ai traversé jusqu'ici.

Traîné dans la boue par les remords et les médias, il n'y a pas que mon ego ou encore ma notoriété qui en ont pris un coup. Ma santé aussi, mes capacités vocales, mon mode de fonctionnement ! Clairement, tout ce qui est arrivé depuis la véritable explosion médiatique ainsi que l'exposition de mes moindres faits et gestes, mais surtout de mes plus belles erreurs, m'a fait perdre la foi... en tout... mais surtout en moi. Et il n'y a pas que la prise de conscience de la personne odieuse et vicieuse que je peux devenir par moment qui m'effraie et me déprime, mais aussi le prix à payer lorsque je me trompe dans mes choix.

Alors, certes, il a peut-être raison en me disant que si je n'essaye pas, je ne peux moi-même pas savoir si oui ou non je suis encore capable de tenir les notes qu'avant je poussais sans le moindre soucis lors de mes prestations à Indare, il y a de cela deux-trois ans. Mais, à vrai dire, j'ai peur... C'est ça, je suis complètement mort de trouille, terrifié ! Pétrifié d'affronter le public qui, peut-être, me reconnaîtra, me huera, me jugera, se rendra compte de ma prise de poids ou de la perte de ma voix. Toutes ces choses qui, avant, ne se posaient même pas... n'effleuraient pas une seule seconde mon esprit si naïf et inatteignable. A cet âge-là, je m'en foutais allègrement du regard des autres, d'une part, parce que je savais pertinemment que 99% de ces personnes, je ne les reverrais plus, mais aussi d'une autre part, parce que je savais ce que je valais, que j'étais doué, talentueux. Ah oui, j'avais clairement une très bonne estime de moi, à cette époque-là. On pourrait même dire que j'avais pris la grosse tête. Or que maintenant, c'est très compliqué de se dire "oh bah, allons-y, de toute façon, c'est dans la poche" puisque ce n'est plus cas... L'addition, elle est présente, elle est là et croyez-moi qu'elle est bien salée !

Je le regarde dans dans le blanc des yeux, sans trop réagir. J'aimerais à la fois lui dire "oui", mais aussi lui dire "non" pour toutes les raisons que j'ai énuméré plus haut et plus encore. Facile pour lui d'y aller "au talent" puisqu'à ma connaissance, il n'a pas vraiment l'air d'être sous les projecteurs mesquins et mal intentionnés de ces vautours de journalistes ou d'encore souffrir d'une quelconque dépendance liée à des consommations néfastes qui bousillent littéralement ton unique instrument de travail. Et puis, il est beau, lui, dans la fleur de l'âge, bien que je ne connaisse pas vraiment le sien, il est grand et est doté d'une bonne corpulence. Bref, quoi qu'il puisse avoir ou être, on ne remarque, néanmoins, pas de traces laissées par les excès. Qu'il soit guitariste, pianiste ou batteur, ses mains n'ont pas l'air endommagées, bandées ou encore plâtrées. Et si c'est un chanteur, je ne descelle aucune fragilité vocale lorsqu'il s'exprime. Sa voix est ferme, présente, elle porte et ne contient aucune fissure lors de longues paroles.

- Les concerts, je connais ça, honey. Depuis tout petit, je berce là-dedans et mon avenir était tout tracé dans le monde de la musique. Seulement, voilà... la vie est parfois cruelle et l'être humain est stupide, ce qui donne un bon mélange d'alcool et de déprime et résulte à un arrêt soudain ainsi qu'involontaire de ma carrière de "chanteur". lui dis-je de ma voix rauque et d'un ton légèrement hautain.

Ce, après quoi, je rigole doucement comme pour ironiser mes paroles et tenter de camoufler ma gêne présente. Telle une diva qui s'écrase honteusement devant tout le monde, je suis profondément mal à l'aise avec ce genre de situation qui, dans le fond, m'insère gentiment un doux message selon lequel je suis désormais rendu au rang de star déchue, à une sorte de raté.

Pesant continuellement le pour et le contre de se lancer dans cette "mini aventure" avec lui, je reste toujours bloqué sur le fait qu'un énième fail me semble la situation la plus probable, la plus plausible et qui reste celle que je redoute le plus. Je me suis déjà rétamé tellement fois ces derniers temps, que ce soit en essayant de chanter ou voulant donner cette impression d'aller "mieux" aux yeux des autres, que l'angoisse constante de toujous plus m'enfoncer ou de toujours plus passer pour un imbécile, me hante de jour comme de nuit.

- Ça n'a bien évidemment rien de personnel, étant donné que nous ne nous connaissons pas et que j'ai autre à faire que de m'amuser à juger quelqu'un au premier abord. Seulement, voilà... ma confiance d'antan a désormais complètement cédé sa place à la crainte d'échouer. Et bien que tu n'aies pas tord dans tes précédentes paroles, je ne sais pas... je suis hésitant. Je dirais même, afin de rester sincère avec toi, mais surtout avec moi-même que... oui, j'ai un peu peur de remonter sur scène.

D'un geste assez las, je remets mes lunettes aux verres teintés droites tout en zieutant à gauche et à droite comme démontrant une méfiance d'autrui. Que l'on nous écoute, nous espionne, mais peut-être aussi pour éviter le regard du garçon, plus que grand que moi en taille, qui se tient devant moi et me parle depuis tout à l'heure.